À Barbuda, les habitants se battent pour protéger une zone humide et un mode de vie séculaire

À Barbuda, les habitants se battent pour protéger une zone humide et un mode de vie séculaire

Vue aérienne de Codrington, une ville de Barbuda. Les zones humides de Barbuda sont vitales pour la population locale, à la fois en tant que moyen de subsistance et barrière naturelle contre l’érosion côtière

(UN/Rick Bajornas)

La zone humide de Palmetto Point, située sur l’île de Barbuda (Antigua-et-Barbuda), est constituée de mangroves, de prairies sous-marines, d’estrans et de récifs coralliens. Elle abrite des espèces menacées telles que la tortue imbriquée et la tortue luth, ainsi que la plus grande colonie de frégates superbes de l’hémisphère nord. Celles-ci compteront bientôt un nouveau voisin : un complexe touristique grand luxe comprenant un hôtel de 150 chambres, 450 unités résidentielles, une plage privative, une marina et un terrain de golf.

« Les ressources marines de Barbuda, dont dépendent les moyens de subsistance et la sécurité alimentaire ainsi que l’écotourisme, subiront un impact négatif [du projet] », a indiqué John Mussington, biologiste marin et directeur d’école, basé à Barbuda. « Déjà très vulnérables face aux effets du changement climatique, l’île et ses habitants se verraient, du coup, privés des conditions indispensables à la mise en place de stratégies d’adaptation. »

Les zones humides de Barbuda telles que Palmetto Point sont vitales pour la population locale, à la fois en tant que moyen de subsistance et barrière naturelle contre l’érosion côtière. Les experts de l’ONU ont averti que le projet pourrait constituer une menace pour les droits humains des Barbudiens.

Appartenant au pays souverain d’Antigua-et-Barbuda, membre du Commonwealth, situé dans l’archipel des Petites Antilles, Barbuda doit sa beauté naturelle immaculée à un régime foncier basé sur la propriété collective, en place depuis l’abolition de l’esclavage en 1834. Codifiée dans la Loi foncière de Barbuda de 2007, cette législation reconnaît non seulement aux quelque 1.800 habitants de cette île de 160 kilomètres carrés, bordée de palmiers, des droits égaux sur la terre, mais leur permet également de choisir démocratiquement les aménagements qui y sont introduits, à travers l’élection d’un Conseil en charge des affaires internes.

Cependant, depuis le passage de l’ouragan Irma en 2017, qui a détruit 90 % des structures de l’île et entraîné une évacuation massive vers Antigua, le régime collectif et la résilience socio-écologique de Barbuda se trouvent menacés. Pour remettre l’île sur pied, le Premier ministre d’Antigua-et-Barbuda, Gaston Browne, a amorcé une campagne de privatisation qui table sur les investissements étrangers. Le projet d’aménagement prévoit notamment la construction d’un complexe hôtelier privatif – Barbuda Ocean Club – dans la zone humide de Palmetto Point.

Le régime foncier collectif en proie à des remaniements législatifs

Le projet est mené par Peace, Love and Happiness (PLH), une société américaine dirigée par John Paul DeJoria, cofondateur de Patrón Tequila, et Discovery Land Company, un promoteur immobilier appartenant au magnat américain Mike Meldman. Le Barbuda Ocean Club occupera plus de 800 acres, dont 700 dans le seul parc national de l’île déclaré zone humide d’importance internationale par la Convention de Ramsar, un traité international pour la conservation des zones humides. En vertu de la concession de 99 ans, PLH a accepté de verser 150.000 USD par an au gouvernement d’Antigua-et-Barbuda pour l’aménagement du site.

Le Mouvement populaire de Barbuda (Barbuda People’s Movement, BPM) ne détenant qu’un seul siège à la chambre des représentants, contre 15 pour le Parti travailliste d’Antigua (Antigua Labour Party, ABLP) du Premier ministre Brown, les Barbudiens n’ont pas pu faire grand-chose pour empêcher les amendements de 2016 et 2017 à la Loi foncière de Barbuda (Barbuda Land Act). Les changements législatifs n’ont pas seulement eu raison de leur régime de propriété collective, mais ont de surcroît conféré une légitimité au projet de PLH.

Cela n’a pas empêché des activistes et des surfeurs de sensibiliser le public à ce qui a été décrit à la fois comme un accaparement de terres et un exemple de capitalisme de catastrophe.

« Je suis tombé sur un message où il était question d’une vague dans les Caraïbes qui était menacée », confie le photographe de surf britannique Al Mackinnon, faisant allusion à un spot de surf à Palmetto Point. Il s’est rendu sur l’île pour la première fois en 2012, pour photographier le surf, mais aussi pour découvrir de ses propres yeux la nature sauvage dont ses parents lui avaient tant parlé au fil des ans. Mais ce ne sont ni les vagues ni la faune locale qui l’ont incité à s’impliquer dans les efforts visant à sauvegarder la zone humide de Palmetto Point, depuis sa base au Royaume-Uni.

« En tant que surfeurs, nous pouvons parler des [dommages causés aux] vagues », explique-il à Equal Times. « Cependant, il était également nécessaire d’amplifier le message de la campagne portée par les habitants de l’île. »

Les zones humides constituent nos écosystèmes terrestres les plus importants. Selon le rapport Global Wetland Outlook 2021 (Perspectives mondiales des zones humides 2021) publié par le secrétariat de la Convention de Ramsar, près de 4 milliards de personnes dans le monde dépendent des zones humides pour leur santé, leur alimentation et la sécurité de l’eau, ce qui confère à ces zones une valeur mondiale annuelle estimée à 47,4 mille milliards USD.

En outre, les zones humides côtières séquestrent le carbone jusqu’à 55 fois plus vite que les forêts tropicales humides. Et pourtant, près de 35 % des zones humides de la planète ont disparu depuis 1970. Cette dégradation s’est produite à un rythme trois fois plus rapide que celui des forêts, faisant des zones humides l’écosystème le plus menacé au monde.

M. Mussington déplore les répercussions environnementales du projet PLH. Il s’inquiète, toutefois, aussi du manque de transparence dans le processus décisionnel. Parmi ses principales préoccupations figure une étude d’impact sur l’environnement, réalisée en 2017, à laquelle les habitants de l’île n’ont toujours pas eu accès. « Ce plan a été élaboré et présenté pour approbation à la DCA [Autorité de contrôle de l’aménagement] alors que les Barbudiens étaient toujours évacués de l’île et n’étaient pas autorisés à y retourner, sauf quelques heures par jour en nombre limité pour récupérer les effets personnels de leurs maisons et rentrer à Antigua », explique M. Mussington.

Il conteste également la validité d’une clause du contrat de concession de 2017 signé par le président du conseil de Barbuda de l’époque, qui stipule que le gouvernement a obtenu tous les consentements nécessaires de la population de Barbuda. « La Loi foncière de Barbuda exige le consentement du peuple de Barbuda, et non du seul Conseil. »

Un accord douteux pour garantir les emplois locaux

Le PLH s’est engagé à faire en sorte qu’au moins 75 % de tous ses employés soient des citoyens d’Antigua-et-Barbuda, et devra soumettre chaque année au ministre du Travail un relevé des recrutements. Même si la société affirme que plus de mille postes seront créés au niveau local, il n’est pas certain que ces emplois favorisent le développement durable, selon M. Mussington. Une clause du bail stipule en outre que le non-respect du quota « ne constitue pas une violation du contrat ».

« La détérioration à long terme de l’environnement et l’impact conséquent sur la sécurité alimentaire et la résilience au changement climatique ont des coûts associés, et ceux-ci dépasseront tous les gains économiques à court terme » du projet PLH, selon M. Mussington. « Le projet consiste essentiellement en une opération de vente immobilière de luxe à caractère spéculatif, et les emplois locaux correspondants sont principalement des emplois subalternes et mal rémunérés. Les quelques rares postes bien rémunérés iront à des personnes placées par la société », a-t-il déclaré, citant à titre d’exemple un récent projet de construction aux Bahamas.

Global Legal Action Network (GLAN), une ONG de défense des droits humains fournissant une assistance juridique au Conseil de Barbuda, adopte un point de vue similaire. Pour Tomaso Ferrando, avocat basé en Belgique et membre du GLAN, la clause d’emploi dite des 75 % n’est pas infaillible.

Selon lui, les salaires que gagneront les travailleurs seront inférieurs aux exonérations fiscales dont bénéficiera PLH, ce qui signifie que la société n’injectera pas vraiment d’argent dans l’économie locale. « Les habitants de Barbuda ont besoin d’argent pour s’adapter et soutenir les projets locaux qu’ils gèrent eux-mêmes », explique M. Ferrando. « Et non pas pour être les employés de milliardaires. »

Le réseau GLAN supervise actuellement deux procédures judiciaires mettant en cause des projets de construction locaux. La première de ces actions en justice, intentée en 2018, faisait valoir que la concession du projet Paradise Found de Robert De Niro en 2014, également à Barbuda, allait à l’encontre de la constitution nationale. La seconde, introduite par John Mussington et un ancien président du Conseil de Barbuda, demandait l’arrêt de la construction d’un nouvel aéroport international en raison de l’absence d’une étude d’impact environnemental. Les deux dossiers ont été rejetés par un tribunal local qui a invoqué la fin de non-recevoir. Ils ont ensuite été portés devant le Privy Council, la plus haute cour d’appel des nations souveraines du Royaume-Uni, et devraient être entendus ce printemps.

« Les décisions du Privy Council sont essentielles », a souligné M. Ferrando. « Si la loi dite Paradise Found Act est contraire à la constitution, il devrait en aller de même pour les réformes ultérieures de la Loi foncière qui ont été votées par le gouvernement (et non par le peuple barbudien) pour faciliter les investissements, entraînant par là même des répercussions systémiques sur la légalité de tous les investissements en cours. »

L’accaparement des terres est une pratique courante dans le monde entier. Les gouvernements et les entreprises convoitent souvent les terres appartenant aux collectivités à des fins d’extraction de ressources naturelles ou de développement industriel et touristique. Les personnes qui détiennent des terres en propriété collective – dont le nombre est estimé à 2,5 milliards, selon un rapport de 2016 – disposent rarement de droits légaux sur ces terres, ce qui compromet leurs propres droits.

À Barbuda, la propriété foncière collective ne relève pas seulement d’un cadre sociopolitique. Il s’agit d’un mode de vie que les habitants tiennent à protéger, même si le sort de ce système est actuellement entre les mains d’un tribunal lointain. « À l’occasion des élections du Conseil de Barbuda en 2018, les Barbudiens ont voté à une écrasante majorité pour le parti qui soutient le régime foncier collectif [et] qui est opposé au plan PLH », explique M. Mussington. Cela ne change toutefois rien au fait que leur droit de vote sur qui accorde les concessions sur leurs terres a déjà été sapé par les amendements à la Loi foncière, ainsi que par un gouvernement central qui, selon Mussington, « impose unilatéralement le modèle de développement PLH à Barbuda ». À tel point que les opposants à cette politique ont été taxés par le Premier ministre de « terroristes économiques ».

Une visite du comité des zones humides de la convention de Ramsar, chargée de procéder à l’état des lieux des zones humides, est attendue entre avril et mai de cette année, et l’on espère qu’une mission officielle suivra, laquelle, conjuguée aux pressions internationales, pourrait persuader le gouvernement de revoir le projet PLH.

Si l’espoir semble constituer le nerf de la lutte que mènent les Barbudiens, la lucidité les aide à faire face à la situation. « En tant que peuple indigène et tribal jouissant d’un lien particulier avec la terre et ses ressources, les Barbudiens cesseront d’exister s’ils sont privés de leur régime foncier », explique M. Mussington. « Le plan PLH et les Barbudiens en tant que peuple ne peuvent coexister. La prospérité de l’un dépend de l’élimination de l’autre. »

Cet article a été traduit de l'anglais par Salman Yunus