À Ramallah, l’émergence du stand-up palestinien entre divertissement et exutoire face à l’occupation israélienne

À Ramallah, l'émergence du stand-up palestinien entre divertissement et exutoire face à l'occupation israélienne

Stand-up comedian Khaled Tayeh performs during an open mic night at the Ashtar Theatre in Ramallah on 13 May 2023.

(Stefano Lorusso)
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La nuit tombe sur les bâtiments imposants de Ramallah et les projecteurs illuminent la scène du théâtre Ashtar, projetant une lueur captivante sur événement culturel qui sort de l’ordinaire. Cette soirée brouille les frontières entre spectateurs et artistes palestiniens : des humoristes, des poètes et des musiciens de tous horizons se rassemblent autour de l’art, du stand-up (ou « seul-en-scène ») et de la cause palestinienne.

Khaled Tayeh est l’un d’entre eux. Il joue son répertoire de stand-up à Ramallah, se faisant ainsi connaître sur la scène florissante du stand-up de la ville. Ses prouesses comiques consistent à explorer la relation complexe qu’entretiennent les individus avec leur corps, à une époque où les réseaux sociaux sont inondés d’images de stars à la silhouette parfaite. Pourtant, ce sont ses commentaires incisifs sur le coût de la vie à Ramallah qui font mouche auprès du public.

« Je vois d’incroyables talents palestiniens ici ce soir, et c’est fantastique », commence-t-il, baigné par la lumière d’un projecteur, tandis que les ombres du théâtre entourent le reste de la scène. « Mais la seule chose que je ne comprends pas, c’est pourquoi il faut payer pour se produire », déclare-t-il en pointant du doigt le prix des billets que le public et les artistes ont dû débourser pour assister au spectacle. « Je vais vous dire pourquoi ! Parce qu’on est à Ramallah et qu’ici, il faut payer le double pour tout. Lorsque j’ai reçu mon premier salaire, j’ai commandé des sushis pour le déjeuner. Quelques jours plus tard, je me suis mis à pleurer dans un restaurant de falafels », plaisante-t-il, révélant le contraste saisissant entre l’envolée du coût de la vie et la stagnation des salaires dans la ville.

« Je suis sûr que vous avez vu ces vidéos qui montrent ce que l’on peut acheter pour 20 shekels [environ 5,10 euros] dans différentes villes palestiniennes. Personne n’a fait cela à Ramallah. Ici, il vous faut un “sugar daddy” ou une “sugar mommy” [pour joindre les deux bouts financièrement] », s’exclame-t-il, sa voix presque étouffée par le tonnerre d’applaudissements et les rires du public.

Dans ses efforts pour devenir stand-uper professionnel, ce journaliste de profession de 32 ans affine son style comique tout en jonglant avec son métier en Cisjordanie. Il y a quatre ans, sa mentore, l’humoriste palestino-américaine Mona Aburmishan, avait insisté pour qu’il se produise lors d’un événement local, donnant ainsi le coup d’envoi à son parcours d’humoriste.

« À l’époque, je manquais de confiance en moi, mais cela s’est avéré être un succès », se remémore-t-il.

« Je me suis rendu compte que si vous avez la capacité de rire de vous-même et des difficultés que vous rencontrez, personne ne peut plus vous faire de mal. Vous ôtez la gravité des sujets qui vous pèsent et les rendez insignifiants. En fin de compte, la comédie devient un jeu psychologique, qui fournit un bouclier protecteur », explique Khaled Tayeh.

Avec ses sketches, Khaled Tayeh vise non seulement à divertir, mais aussi à susciter une réflexion critique sur l’occupation israélienne, en utilisant l’humour comme outil pour faire la lumière sur des événements historiques cruciaux dans le conflit israélo-palestinien.

L’un de ses sketches illustre l’amère réalité à laquelle sont confrontés les réfugiés palestiniens dans le sillage de la « Nakba » : « Je me trouvais dans un restaurant à Haïfa et j’ai soudain eu une impression de familiarité. J’avais l’impression d’être chez un membre de ma famille », remarque-t-il, faisant allusion au déplacement forcé des Palestiniens hors de ce que sont devenus les centres urbains israéliens actuels et à l’appropriation de leurs maisons par les Israéliens lors de la « catastrophe » de 1948, marquée par la création de l’État d’Israël.

Planter de nouvelles graines culturelles sur un terrain fertile

Les soirées à micro ouvert ou « open mic » sont devenues un rendez-vous régulier de la scène culturelle de Ramallah qui offrent aux amateurs et aux professionnels une occasion de monter sur scène et de dévoiler leurs talents. Konrad Suder Chatterjee, acteur et écrivain polonais qui fait partie du collectif palestinien et international à l’origine de ces soirées, revient sur cette expérience : « Nous étions conscients des risques d’échec, car le stand-up, qui est une forme théâtrale très populaire, mais quelque peu surutilisée, peut susciter des sentiments mitigés. Heureusement, nous nous sommes trompés et avons trouvé un terrain fertile pour cette expression artistique à Ramallah ».

La première soirée à micro ouvert a attiré un public de 50 personnes et s’est déroulée dans une pizzeria de Ramallah. Elle est désormais organisée dans un théâtre, une initiative qui vise à attirer un public plus jeune, explique le directeur artistique du théâtre Ashtar, Emile Saba. « Mon objectif est de combler le fossé entre le théâtre traditionnel, connu pour ses aspects lyriques et formels, et la scène comique émergente. En amenant le comique au théâtre, nous cherchons à attirer un public qui pourrait être moins intéressé par les éléments théâtraux traditionnels, mais davantage captivé par le contenu mordant et caustique du stand-up », explique M. Saba à Equal Times.

Ramallah, désignée pour accueillir le siège du gouvernement de l’Autorité palestinienne (l’organisme semi-autonome qui gouverne les territoires occupés de Cisjordanie) a subi une profonde transformation. Ce qui était autrefois une ville ravagée par les opérations militaires israéliennes pendant la seconde Intifada (de 2000 à 2005) et une économie locale paralysée par les couvre-feux et les coupures de courant s’est aujourd’hui transformé en un centre urbain animé, ponctué de bars chics, de gratte-ciel imposants et de cafés d’étudiants. Même si, parfois s’y déroulent encore des incursions violentes de la part de l’armée d’occupation israélienne, comme récemment dans la nuit du 7 au 8 juin, lors d’un raid visant à détruire la maison d’un suspect d’une attaque terroriste.

Avant 1967, et la guerre des Six Jours qui a transformé Israël en puissance régionale et la Cisjordanie en territoire occupé, Ramallah était une ville tranquille peuplée d’environ 12.000 habitants. Depuis une quinzaine d’années, elle est devenue le centre de la vie économique, culturelle et politique palestinienne. La composition démographique de la ville a également connu un bond significatif, la population atteignant 39.000 résidents selon le dernier recensement effectué en 2017, et devrait encore augmenter pour atteindre 47.000 d’ici 2026, selon le Bureau central palestinien des statistiques.

L’événement commence par un atelier de poésie collective, où les participants écrivent et partagent des poèmes spontanés sur scène. « Notre objectif est de démocratiser cet espace créatif et de donner à chacun l’occasion de révéler son talent. »

« La comédie est présente dans notre communauté depuis longtemps, même avant la création de nos soirées à micro ouvert, qui font tomber les barrières entre le public et les artistes », explique Dalal Radwan, co-organisateur de cet événement.

Pour de nombreux jeunes Palestiniens, le stand-up les touche, car il met à nu les absurdités de leur vie quotidienne et leur offre un exutoire bien nécessaire grâce au rire et à un humour empreint d’autodérision. Si les difficultés de la vie sous l’occupation (comme les fouilles intrusives aux postes de contrôle et les restrictions à la liberté de mouvement) servent de source d’inspiration, ces comiques s’aventurent également dans les zones d’ombre inexplorées de la société palestinienne, offrant ainsi un environnement propice au sarcasme et à l’autoréflexion.

Si la forme du stand-up trouve ses racines dans la culture des États-Unis, les comiques palestiniens apportent leurs points de vue et leurs expériences sur scène, en y insufflant des références culturelles palestiniennes. Les obligations familiales écrasantes, la complexité des rencontres amoureuses et le conservatisme sociétal autour de l’image corporelle sont des expériences communes qui créent un lien de rire partagé entre le public et les artistes.

L’humour face à la montée du conservatisme

En 2022, Alaa Shehada, un artiste indépendant et stand-uper de 30 ans, a fondé, en compagnie d’un groupe de six humoristes palestiniens, le Palestine Comedy Club, un club de comédie itinérant qui se produit dans différentes salles, tant en Cisjordanie qu’en Europe.

Il puise son inspiration dans ce qu’il décrit comme une dynamique familiale parfois accablante. « Je suis un adulte, célibataire et sans enfant, originaire de Jénine [ville du nord de la Cisjordanie]. Et pourtant, cela suffit à ma famille et à mes proches pour croire que je cache secrètement l’existence de deux enfants issus d’une femme étrangère vivant aux Pays-Bas », explique-t-il en riant de bon cœur, en référence à ce que les jeunes Palestiniens les plus libéraux appellent un état d’esprit conservateur.

« Il y a des sujets que l’on ne peut pas aborder. Les relations entre hommes et femmes, la religion et la politique sont autant de lignes rouges. Il faut être prudent. Par mon art et mon humour, je cherche à repousser ces limites quelque peu. C’est ça l’esprit du stand-up. »

L’artiste qui a étudié le théâtre et s’est lancé dans l’aventure du stand-up en 2017. Il écrit ses spectacles en anglais et en arabe afin de toucher le public le plus large possible et se prépare actuellement à une tournée d’été au Royaume-Uni avec le Palestine Comedy Club.

Dans l’un de ses sketches, Alaa Shehada aborde le thème des relations entre les hommes et les femmes. Pour cela, il s’appuie sur les différentes manières de faire passer de l’argent pour acheter un billet dans les taxis partagés à huit places. « Si vous vous y prenez mal et que vous touchez accidentellement la main d’une dame, tout le monde dans le village va raconter des ragots sur votre approche audacieuse des femmes », remarque-t-il avec humour. Il reconnaît que faire ce genre de blagues à Ramallah, siège de l’Autorité palestinienne, pourrait l’exposer à des critiques et à une surveillance de la part des autorités.

La Cisjordanie a montré les signes d’un conservatisme culturel croissant, certains événements tels que les concerts étant souvent interrompus par la police. Des années de conflit, une occupation militaire prolongée, l’exposition à la violence et la répression systématique de l’identité palestinienne ont nourri un conservatisme dominant au sein d’une société où les traditions culturelles et religieuses n’ont pas qu’une signification symbolique. En avril dernier, un concert techno organisé à Ramallah a été brusquement interrompu par des dizaines de policiers armés, soulignant la précarité de l’expression culturelle dans les territoires palestiniens.

Les centres culturels palestiniens sont également devenus la cible de groupes conservateurs. En août dernier, le centre culturel de Ramallah, al-Mustawda, animé par des jeunes, a dû fermer ses portes lorsqu’une quarantaine d’hommes ont perturbé un concert de l’artiste palestinien Bashar Murad, l’accusant d’être une « fête gay ». Les événements culturels ou les soirées dans les bars peuvent également être annulés ou suspendus lorsque l’armée israélienne tue des Palestiniens lors de ses raids quotidiens dans les villages et les villes des territoires occupés, et ce, en signe de respect pour ceux qui sont considérés comme des martyrs dans la lutte pour l’indépendance et la souveraineté palestiniennes.

Ces événements mettent en lumière une ligne de fracture importante au sein de la société palestinienne. D’un côté, ceux qui cherchent à redéfinir l’identité palestinienne et les moyens de s’exprimer, de l’autre, les conservateurs qui considèrent ces changements avec scepticisme.

Dans de telles circonstances, l’art se transforme en un acte de défiance, brisant les barrières sociales et psychologiques et le plafond de verre que de nombreux Palestiniens issus de villages appauvris de Cisjordanie doivent briser pour s’établir et faire carrière à Ramallah.

Khalil al-Batran, acteur et metteur en scène de 30 ans originaire du village palestinien d’Idhna, dans le sud de la Cisjordanie, nous livre une réflexion personnelle sur son parcours. « Dans mon village, j’avais l’habitude de marcher pieds nus, mais en arrivant à Ramallah, j’ai dû acheter ma première paire de Nike », révèle-t-il. C’est à l’occasion d’une audition fortuite pour un spectacle mis en scène par Alaa Shehada que Khalil al-Batran s’est lancé dans sa carrière de stand-up.

Même si l’art et le stand-up ont joué un rôle transformateur dans la vie de Khalil, le jeune artiste s’interroge souvent sur la capacité de ses efforts comiques à repousser les limites de la société.

« Je sais que l’art n’a qu’une influence limitée ici. L’attention des Palestiniens est à juste titre tournée vers des défis existentiels plus lourds tels que les guerres potentielles, l’occupation, les combattants de la liberté et les restrictions à la liberté de mouvement. Néanmoins, l’art joue un rôle dans la lutte. En tant qu’artiste, mon but consiste, à travers mes blagues, à libérer les tensions refoulées vécues par les Palestiniens aux postes de contrôle. »