Activistes et groupes de défense des réfugiés réclament le retrait du Canada de l’Entente sur les tiers pays sûrs conclue avec les États-Unis

Activistes et groupes de défense des réfugiés réclament le retrait du Canada de l'Entente sur les tiers pays sûrs conclue avec les États-Unis

In this photo, taken on 17 June 2023, protesters take part in a three-day march in Montreal against the expansion of the Safe Third Country Agreement between the United States and Canada, which activists say undermines refugee rights, fails to deter irregular border crossing, and results in tragic consequences for people on the move.

(Changiz M. Varzi)
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Par une froide journée de juin, sous une bruine glaçante, un groupe de près de 200 adultes et enfants, sacs au dos et poussettes ou vélos à bout de bras, grimpaient les escaliers pour ensuite traverser le pont Jacques Cartier à Montréal. Celui-ci porte le nom d’un explorateur français du 15e siècle, dont les violentes interactions et l’exploitation des Canadiens autochtones sont bien documentées, et qui est également connu pour avoir été l’un des principaux responsables de l’extinction des grands pingouins.

Escortés par des policiers à vélo, ces manifestants rappellent les images de demandeurs d’asile du Moyen-Orient entrés en Europe en 2015, marchant le long des autoroutes, de migrants latinoaméricains effectuant de longs trajets à pied vers les États-Unis ou encore de migrants africains qui traversent le Sahara pour atteindre l’Europe.

Ce groupe empruntant la route vers la frontière canado-américaine est pourtant bien différent de ceux qui fuient le Moyen-Orient, l’Amérique latine ou l’Afrique : au lieu de chaussures élimées ou de ponchos fabriqués à partir de sacs en plastique, ces personnes sont équipées de chaussures de randonnée, des vestes imperméables et des vêtements chauds.

Le 17 juin, cette foule multiculturelle, composée de différents âges et nationalités, entamait une randonnée de trois jours, sur 73 kilomètres, vers un passage frontalier informel entre les États-Unis et le Canada appelé Roxham Road au Québec. Son objectif était de s’opposer à une extension de l’Entente sur les tiers pays sûrs (ETPS) que la Cour venait de ratifier deux jours plus tôt.

Pour Barbara Haisette, militante pour les droits des femmes à Montréal, cette randonnée symbolise le fort mouvement de contestation s’opposant aux nouvelles politiques qui, dit-elle, vont non seulement renforcer les obstacles pour ceux qui cherchent un refuge, mais permettront aussi aux autorités de les retenir dans des centres de détention ou de les expulser vers d’autres pays.

« Notre marche était surtout symbolique, car nous n’avions que quelques kilomètres à faire au cours de la journée. C’était un témoignage de notre solidarité avec les migrants et les réfugiés qui, eux, doivent parcourir des centaines de kilomètres pendant des mois, voire des années, avant de trouver un endroit où vivre en sécurité », a confié Mme Haisette à Equal Times.

Atteintes aux droits des réfugiés

Depuis sa mise en œuvre en 2004, l’ETPS implique que les demandeurs d’asile souhaitant traverser la frontière entre les États-Unis et le Canada sont tenus de présenter leur demande dans le premier des deux pays où ils arrivent. Or, d’après le Migration Policy Institute : « Telle que négociée à l’origine, cette obligation n’entrait en application que dans les points d’entrée officiels et pas ailleurs, ce qui avait permis à Roxham Road de devenir un point d’accès non officiel pour un nombre croissant de demandeurs d’asile du monde entier – et un point de discorde pour la politique intérieure du Canada ».

L’ETPS a été étendu afin d’annuler toute demande d’asile déposée par un migrant ayant franchi illégalement la frontière entre les États-Unis et le Canada. De nombreux militants des droits et groupes d’aide aux réfugiés affirment que de ce fait l’ETPS porte atteinte aux principes des droits humains, privant les immigrants de leur droit fondamental de trouver un refuge. L’une de ces militants est Sandra Cordero, 54 ans, qui, avec sa famille, a fui le Chili après le coup d’État de la CIA de 1973 et, après avoir été bloquée en Équateur pendant cinq ans, s’est finalement installé à Montréal en 1979.

Mme Cordero et d’autres membres de Le Droit De Vivre En Paix Montreal, une ONG de soutien aux réfugiés et aux migrants, ont pris part à la manifestation pour attirer l’attention sur la réduction des droits des demandeurs d’asile au Canada.

« En tant que signataire de la Convention de Genève, le Canada devrait révoquer l’ETPS. En effet, cet accord met à mal les droits fondamentaux des réfugiés tels que consacrés par la Convention, et sape leurs droit à l’asile au Canada », tout en précisant à Equal Times que parmi ces droits figurent le principe du « non-refoulement » et la liberté de circulation, qui sont pourtant inscrits dans la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés.

« Je pense que les États-Unis et le Canada se considèrent mutuellement comme des refuges sûrs, et que refuser aux réfugiés leurs droits sur la base de ce postulat est une manœuvre clairement partiale, ancrée dans le colonialisme et l’impérialisme contemporains », ajoute Cordero.

« Ces pays ferment leurs portes aux réfugiés, et pourtant ils contribuent à la situation qui force les gens à se déplacer. La crise environnementale découlant des activités minières du Canada au Chili en est un exemple flagrant, qui pousse des milliers de Chiliens à abandonner leur lieu de résidence », souligne-t-elle, évoquant de la sorte les 53 sociétés minières canadiennes qui ont déclenché la crise écologique, comme observé dans le cadre des projets Vizachitas et Maricunga.

La futilité des restrictions frontalières

C’est en 2002 que l’Entente sur les pays tiers sûrs  est envisagée en Amérique du Nord, lorsque les États-Unis et le Canada sont tombés d’accord dans le cadre de la Déclaration conjointe pour une frontière intelligente. Puis, le 29 décembre 2004, l’ETPS est entré en vigueur.

Cette entente – comportant de nombreuses similitudes avec l’emblématique système de Dublin qui constitue le cadre de l’UE pour les demandes d’asile et a été adopté juste un an avant, en 2003 – stipulait que les immigrants demandant l’asile dans l’un des deux pays ne pouvaient le faire que dans leur premier pays d’arrivée. Jusqu’au 25 mars 2023, les huit kilomètres de la route de Roxham servaient de passage frontalier « irrégulier » pour les personnes se trouvant aux États-Unis mais souhaitant demander l’asile au Canada. D’après le site web d’informations CBC, le gouvernement canadien aurait indiqué qu’entre décembre 2022 et la fermeture de la frontière en mars 2023, quelque 4 500 personnes ont traversé la frontière par la Roxham Road tous les mois.

Le gouvernement canadien affirme que la décision d’extension de l’Entente aiderait « les deux pays à mieux gérer, sur leur territoire respectif, l’accès au système de protection des réfugiés par les personnes qui traversent leur frontière commune », mais Harini Sivalingam, directrice du programme pour l’égalité de l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC), réfute énergiquement cet argument :

« Si les deux gouvernements ont conclu cet accord, c’est pour restreindre la capacité des personnes réfugiées à présenter leur demande dans leur pays », dit-elle à Equal Times, critiquant l’ETPS qui est « un accord, une loi et un processus restrictifs qui limitent les droits de la personne réfugiée à demander la protection et l’asile dans le pays qu’elle juge sûr ».

Harini Sivalingam, qui a également aidé des immigrants et des réfugiés en tant qu’avocate, laisse entendre que pour nombre de demandes d’asile, les États-Unis ne constituent pas un refuge sûr, car ces personnes s’y retrouvent derrière les barreaux ou sont renvoyées dans le pays qu’ils ou elles ont fui.

« En outre, les droits des réfugiés ne sont pas rigoureusement protégés aux États-Unis. Les demandes d’asile fondées sur des persécutions en raison du genre, de l’orientation sexuelle ou de l’identité genrée risquent de ne pas aboutir aux États-Unis, alors que ces mêmes personnes se verraient plus facilement octroyer le statut de réfugié au Canada », ajoute-t-elle.

Traverser la frontière : « plus dangereux que jamais »

Lors de l’application de l’Entente de 2002, elle n’avait d’incidence que pour les personnes franchissant les frontières terrestres officielles. C’est la raison pour laquelle des itinéraires alternatifs sont apparus, tels que celui de Roxham Road. En même temps, la frontière aquatique séparant les deux pays, d’une longueur de 2.000 kilomètres, s’est transformée en une voie alternative mais périlleuse pour les réfugiés. Certains d’entre eux ne sont jamais arrivés à destination, comme les Patel, une famille indienne composée de quatre membres, morts de froid en janvier 2022 alors qu’ils essayaient de franchir irrégulièrement la frontière avec les États-Unis.

« Nous avons été témoins de ce phénomène à maintes reprises, les exemples abondent, documentés et glaçants d’effroi, des risques que les gens doivent prendre parce qu’ils empruntent des passages non officiels où, à l’origine, l’Entente n’était pas d’application », dit Mme Sivalingam.

Mais ensuite, le 24 mars 2023, Ottawa et Washington ont changé la donne et fait appliquer l’Entente sur l’ensemble des frontières terrestres et aquatiques entre le Canada et les États-Unis. La Maison Blanche a laissé entendre que cette extension de l’Entente allait « dissuader l’immigration clandestine » à la frontière commune entre ces deux pays.

Cependant, comme le prédisaient les militants et groupes défenseurs des droits des réfugiés, ces mesures se sont révélées inefficaces face aux franchissements irréguliers des frontières. Une semaine après l’extension de l’Entente, la tragédie frappait à nouveau : deux cas distincts de familles tentant d’immigrer, l’une indienne et l’autre roumaine, toutes deux ayant des enfants en bas âge et dont les corps sans vie ont été retrouvés dans le fleuve Saint Laurent presque gelé, au Québec.

« Il est devenu encore plus dangereux pour les demandeurs d’asile de traverser la frontière, et c’est bien là le problème et le danger inhérent à l’Entente. Elle n’empêchera personne de traverser la frontière. Tous ceux qui doivent fuir sous le coup de persécutions dans leur pays d’origine vont toujours chercher refuge, parce qu’il y va de leur vie et de leur sécurité. Pour ces personnes, le risque de rester est supérieur à celui de partir, » souligne Mme Sivalingam.

Des politiques d’immigration biaisées

Le Canada s’est imaginé comme une terre d’accueil pour les immigrants et les réfugiés, en particulier des pays du Sud, et son gouvernement ne rate jamais une occasion d’affirmer que « la réinstallation fait partie intégrante de l’édification de la nation et l’immigration est un élément intrinsèque du patrimoine national ».

L’année dernière, à l’occasion de la Journée mondiale des réfugiés, le Premier ministre canadien Justin Trudeau a célébré les efforts déployés par son pays pour soutenir les réfugiés, et déclaré que « en 2022, pour la quatrième année de suite, le Canada est le pays qui a accueilli le plus de réfugiés dans le monde».

Le chiffre mentionné par Trudeau n’est pas erroné, mais il ne montre qu’une facette du phénomène migratoire dans le monde. Car de manière générale, ce pays nord-américain ne figure même pas parmi les dix pays ayant accueilli le plus de réfugiés ou dont la population compte la plus grande proportion de réfugiés au monde.

Ce que le Canada pratique dans le cadre de ses politiques d’immigration, c’est un tri sur le volet des réfugiés qu’il accepte, au moyen de programmes de réinstallation qui s’étendent souvent au-delà de ses propres frontières.

Cette approche a suscité des critiques de la part de nombreux militants et organisations de défense des droits des réfugiés, et Harini Sivalingam laisse entendre que les politiques d’immigration au Canada sont « discriminatoires et racialisées » et que les personnes des pays du Sud, par rapport à celles des pays exemptés de l’obligation de visa, sont confrontées à davantage de difficultés pour entrer au Canada, indépendamment de leur niveau d’éducation, de leur expérience professionnelle et d’autres compétences.

Des rapports récents ont mis en lumière la différence de traitement des réfugiés afghans et syriens par les autorités canadiennes par rapport à ceux qui fuient la guerre en Ukraine, illustrant ainsi l’iniquité au cœur des politiques canadiennes en matière d’immigration.

Comme l’un des participants à la manifestation contre l’ETPS l’a expliqué à Equal Times : « Ma femme vient des Pays-Bas, et ici on la traite comme une ‘expat’. En revanche, le système d’immigration traite tout à fait autrement les nombreuses personnes non Européennes, qui ont pourtant elles aussi un niveau d’études supérieur et une expérience professionnelle précieuse », affirme un jeune homme Canadien qui a dit s’appeler Shawn. « Le Canada est un pays d’immigrés. Certains sont venus d’abord, d’autres plus tard. Mais notre pays ne devrait pas fermer ses portes aux immigrants qui ont besoin de venir maintenant. »