Au Maroc, les terres tribales face à la privatisation à marche forcée

Au Maroc, les terres tribales face à la privatisation à marche forcée

A flock of sheep near the town of Ifrane, in the Middle Atlas region of Morocco.

(Gil Giuglio/Hemis via AFP)

« Ici, on est comme les morts, on a de l’herbe qui pousse sur notre tombe », lance Chouaïb Rhhou, la cinquantaine, en montrant le toit de sa maison où poussent quelques herbes. Expulsé en 2019, l’homme vit sur la pente d’une colline qui surplombe la très chic ville d’Ifrane, dans le Moyen Atlas marocain, avec ses deux fils adultes, sa femme, deux de ses petits-enfants et leurs 500 brebis.

L’endroit ressemble à une vaste steppe désertique. Des bâtiments de fortune faits de pierres, de bois, de taules, de bâches en plastique et de canisses abritent, ici, une cuisine, là un grand salon, plus loin une chambre et surtout deux vastes bergeries.

« J’habitais à Aït Moussa, un douar (village), près d’El Hajeb, dans la plaine, quand dans les années 1960 les Forces Armées Royales (FAR) ont pris plusieurs milliers d’hectares de terres de ma tribu, les Aït Naamane, pour installer un centre d’entraînement sans nous donner d’indemnités. Pendant longtemps, nous et nos troupeaux étions tolérés, mais en 2019, 31 familles ont reçu un avis d’expulsion. Je me suis rabattu sur notre pâturage d’été, ici, près d’Ifrane, qui appartient également à la tribu, mais en hiver, il n’est pas adapté », regrette Chouaïb Rhhou.

Près de la bergerie, il montre des rondins de bois et des sacs de grains. À 1.400 dirhams (135 dollars US) la tonne, il a tout juste de quoi tenir un mois lorsque la neige bloque les brebis dans les bergeries.

« En plus, nos nouabs [les représentants de la tribu, ndlr] me poussent à partir pour pouvoir louer le terrain à d’autres investisseurs », s’inquiète l’éleveur.

L’accaparement des terres des tribus, qui couvraient au début de notre ère la quasi-totalité du Maroc actuel, remonte à l’introduction de l’islam au Maroc vers le VIIIe siècle. En Islam, la terre ne peut appartenir qu’à Dieu et ce droit éminent est exercé par son représentant sur terre : le sultan. En pratique, ce principe s’est surtout résumé à soumettre les tribus amazighes(berbères) à l’impôt kharaj que supportent seuls les non-musulmans.

Au début du XXe siècle, le Protectorat français reprend cette distinction à travers la mise sous la tutelle de l’État de tous les territoires des tribus : les « terres collectives », dans la terminologie coloniale. Cette tutelle doit permettre à la nouvelle administration de garder la haute main sur la distribution des terres pour contrôler l’appétit des colons français. Inscrite dans le droit, elle sera conservée à l’indépendance : les terres collectives sont réputées incessibles et inaliénables, sauf en faveur d’un organisme public.

Aujourd’hui, les terres des tribus sont estimées à 15 millions d’hectares soit un peu moins d’un quart du Maroc, sur lesquels se répartissent 4.563 tribus qui comptent entre 304.000 et 2,5 millions « ayants droits » (ceux qui ont droit à une part lors des ventes), selon les sources issues de différents recensements pour une population totale estimée à près de 10 millions d’habitants, soit un quart environ de la population totale du pays.

Selon un article du journal marocain La Vie Eco, elles regroupent 12,6 millions de terres de parcours (pâturage), 2 millions d’hectares de terres agricoles qui occupent 18% de la surface agricole utile et très convoitée et 350.000 ha situés dans les zones urbaines et péri-urbaines estimées à 180 milliards de dirhams.

Au fil des années, la pression de la croissance urbaine et, dans les campagnes, la promotion d’une agriculture intensive et exportatrice exercent une pression de plus en plus forte sur les terres des tribus.

« Les terres des Haddada étaient les premières terres collectives au contact de la ville de Kénitra [au nord de la capitale, Rabat, ndlr], alors tout est parti très vite… Il y a eu plusieurs expropriations depuis 1935. En 2004, 104 hectares ont encore été vendus », raconte Rkia Bellot, naïba (représentante) de sa tribu. Ces ventes massives ont été à l’origine, dans les années 2000, du mouvement des femmes des tribus, les soulalyates, qui se sont mises à réclamer leur part lors de la distribution de l’argent des ventes dont elles étaient exclues par la coutume au profit des hommes.

Dans les campagnes, la politique agricole fait également pression sur les terres des tribus. « La mobilisation des terres agricoles appartenant aux collectivités ethniques pour la réalisation de projets d’investissement agricole, constitue un levier fort pour améliorer globalement le niveau de vie socio-économique, et plus particulièrement celui des ayants droits », a déclaré le Roi Mohammed VI, lui-même, le 12 octobre 2018. Le Plan Generation Green 2020-2030 présenté au Roi en 2020 pour concrétiser cette vision royale prévoit ainsi la mobilisation d’un million d’hectares de terres collectives, soit l’équivalent de la moitié de leurs terres agricoles.

Un accaparement au nom du développement

Pour l’État cette politique d’accaparement des terres tribales se justifie au nom du développement du Maroc. Les gouvernants considèrent que les terres collectives sont mal gérées et improductives par nature.

« Au décès d’un ayant droit, s’il n’a pas laissé de descendants mâles, sa part est récupérée par la collectivité pour la réattribuer à de nouveaux ayants droit. Cette discontinuité [...] pose le problème du remboursement des prêts [éventuel] octroyés au défunt », explique Bensouda Korachi Taleb, directeur des Aménagements fonciers au ministère de l’Agriculture en 1998 dans un article intitulé Vers la privatisation des terres : le rôle de l’État dans la modernisation des régimes fonciers au Maroc, publié par la FAO.

Pour mener à bien cette privatisation, trois nouvelles lois ont été adoptées en 2019. « Durant des années, l’État avait du mal à prélever ces terres, car il devait toujours avancer un argument d’intérêt général, puis faire passer la parcelle dans le domaine de l’État avant de la revendre, ensuite, à un privé en changeant d’avis sur sa destination », explique Amina Amharech, enseignante de français, poétesse et militante des droits des Amazighs, minorité culturelle au Maroc, « il est désormais possible de les vendre ou de les louer à n’importe qui, public comme privé, de gré à gré. »

Dans ce contexte, « le caïd fait sans cesse pression sur les Aït Naamane pour savoir s’ils ont des terres disponibles, mais pour le moment nos nouabs répondent que non », note Hajib Kerkibou, enseignant d’arabe à El Hajeb, membre des Aït Naamane et militant amazigh. De fait, aucune cession ne peut se faire, en théorie, sans l’accord des nouabs, les représentants des membres des tribus. S’ils parviennent à rester solidaires et choisissent de s’opposer aux ventes, l’État ne peut, en principe, rien faire. Cependant, le caïd, le représentant local du ministère de l’Intérieur qui possède la tutelle légale sur les terres collectives intervient directement dans leur nomination.

À Sidi Bouknadel, au nord de Kenitra, près de Rabat, la capitale, la tribu des Ouled Sbita possédait une plage magnifique : la Plage des Nations. « Au-delà de la plage, entre l’oued et la route, nous n’avons jamais accepté de vendre notre terre, alors « ils » ont pris quelques personnes qui n’étaient même pas des Ouled Sbita et ceux-ci ont déclaré au nom de la tribu que nous étions d’accord avec la vente. Auparavant, nous avions désigné un véritable représentant en interne, mais comme il refusait la vente, il a été écarté », dénonçait Saïda Sekkat, en 2007. Élue de la commune, la jeune femme menait alors la lutte au sein de la tribu contre Addoha, premier promoteur immobilier du Maroc, qui construisait sur leurs terres un complexe immobilier de luxe de 500 ha.

La tutelle des terres collective laisse croire faussement que l’État et les tribus auraient les mêmes intérêts mais, en réalité, celle-ci empêche les tribus de se défendre efficacement. Près d’Ifrane, Chouaïb Rhhou, avec d’autres membres de sa tribu, avait imaginé un petit projet immobilier, un secteur extrêmement rentable au Maroc, sur les terres des Aït Naamane, mais la validation nécessaire du caïd n’est jamais arrivée. Hajib Kerkibou dénonce :

« Si le caïd veut vraiment vendre un terrain, il lui suffit de rassembler trois signatures de nouabs sur les 17 que compte notre tribu. Alors que pour monter un projet entre ayants droits, sur nos propres terres, nous devons rassembler toutes les signatures des 17 nouabs, de même que pour redistribuer l’argent des ventes qui est sur le compte de la tribu».

Pour accélérer encore la privatisation des terres tribales, l’État soutient également la melkisation des terres collectives. Il s’agit de diviser les terres collectives en lots et de les distribuer nominativement, sous forme de propriété privée (melk), aux ayants droits : les adultes majeurs et membres de la tribu qui vivent sur place. Deux projets pilotes ont été lancés sur 51.000 et 16.000 hectares dans les périmètres d’irrigation du Gharb et du Haouz.

Contrairement aux ventes, « les membres des tribus en sont très heureux, bien plus que dans l’indivision », soupire Amina Amhrech. « Le melkisation massive est plus pernicieuse que les mises en vente ou en location. Quand on dit à quelqu’un « partez ! » on risque de se voir opposer une résistance, la melkisation permet d’éviter cette confrontation. L’État donne à chacun une petite parcelle et chacun ne pense qu’à une chose : la vendre ! Comme tous les ayants droits le font en même temps les prix s’effondre. On ne réfléchit déjà plus en terme de collectif. Chaque famille part avec 50 ou 100.000 dirhams pour aller vivre en ville, mais ça ne suffit pas et cet argent ne dure qu’un temps. »

Comme les autres, les Aït Naamane, près d’El Hajeb, appellent cette forme de privatisation de leurs vœux. « Nous avons fait une demande de melkisation de nos terres urbaines en 2018, mais elle est restée sans réponse. La terre s’en va de toute façon, quoi que nous fassions, alors autant l’avoir pour nous », explique Mouloud Kassimi, naïb.

« L’État poursuit l’intérêt national tel qu’il le voit : le décollage économique, mais il n’a jamais encouragé les tribus à développer leurs terres. Tant que l’on n’aura pas le souci de faire décoller le pays avec sa population on n’y arrivera jamais. Il y a bien un projet de développement au Maroc, mais il se fait au dépens de la majorité et de la base », tranche amèrement Amina Amharech.

This article has been translated from French.