Crise des déplacés en RD-Congo: l’invention de nouvelles formes de solidarité en réponse à un État très souvent absent

Crise des déplacés en RD-Congo: l'invention de nouvelles formes de solidarité en réponse à un État très souvent absent

En mars 2022, la guerre éclate dans le territoire de Rutshuru, dans l’est de la RD-Congo, sous l’effet des attaques des rebelles du groupe armé M23. Des dizaines de milliers de familles des zones rurales du nord de la province sont depuis venues chercher refuge dans les camps installés près de la capitale provinciale, Goma, dans l’espoir d’y trouver la sécurité et de quoi survivre.

Thierry Gasisiro, secrétaire de l’organisation Société civile du territoire de Nyiragongo, est actif depuis les premières arrivées de ces déplacés internes. « Toutes ces personnes n’avaient rien d’autre que leurs vêtements sur le dos. Dans l’urgence de la fuite, beaucoup sont parties sans matelas pour dormir, sans casseroles pour cuisiner, sans vivres… Nos concitoyens étaient dans une situation de besoin extrême, nous nous devions d’agir », explique-t-il.

Au total, entre mars 2022 et mai 2023, plus de 784.000 personnes ont fui leur foyer au Nord-Kivu, estime l’Organisation internationale des migrations (OIM).

Ce genre de déplacement n’a rien de nouveau dans le pays. La RD-Congo compte actuellement plus de six millions de réfugiés internes, selon l’OCHA, le bureau de l’ONU pour la coordination des affaires humanitaires. Cette crise des déplacés est un défi chronique pour l’est du pays : depuis près de 30 ans, les mouvements de populations sont incessants. Le séisme du génocide de 1994 au Rwanda voisin a entraîné des multiples répliques en RD-Congo, où les anciens génocidaires ont fui avec armes et bagages.

Depuis lors, l’Est congolais connaît une guerre d’intensité variable, qui est à l’origine d’une des plus graves crises humanitaires mondiales et provoque un terrible bilan humain. On évoque souvent « des millions de morts », sans qu’un chiffre ne fasse consensus ; un usage large des violences sexuelles comme arme de guerre, phénomène mis en avant avec la remise du Prix Nobel de la Paix au gynécologue Denis Mukwege ; et une impossibilité pour la population de profiter des revenus générés par les précieux minerais de son sous-sol. Ceux-ci sont d’ailleurs liés à un commerce lucratif qui entraîne lui-même des violences comme cela a été étudié régulièrement dans la région.

Malgré le caractère de plus en plus permanent de cette crise des déplacés, l’État congolais est accusé par sa population de ne pas parvenir à mettre en place de solutions pour répondre aux besoins. Lors du dernier déplacement massif de population au Nord-Kivu, en mai 2021, causé par l’éruption du volcan Nyiragongo, plus de 500.000 personnes s’étaient retrouvées totalement abandonnées, obligées de s’installer sur des espaces sans eau courante ni sanitaires, au point de faire craindre une flambée de choléra.

Des initiatives locales se mettent en place

Le manque de préparation de l’État, alors que la reprise des assauts du M23, un groupe rebelle armé accusé d’être soutenu par le Rwanda voisin, met la population en colère.

Mais, loin de se résigner, la société civile locale se structure. C’est une nouvelle solidarité qui se met en place, autour de citoyens qui revendiquent leur envie d’agir. « Nos frères et sœurs ont tout perdu en fuyant la guerre. Nous devons leur venir en aide, notamment pour le premier des besoins, celui de se nourrir », confie à Equal Times Josué Mutanava, militant du mouvement Goma Actif.

Chaque lundi, mercredi, samedi et dimanche, il est bénévole au camp de déplacés de Kanyaruchinya, installé en périphérie nord de Goma. Lors de leurs visites, les jeunes de l’organisation préparent des repas grâce aux vivres collectées auprès de la population locale et à l’international, via des plateformes de crowdfunding. Ils organisent aussi des activités de détente, afin de soigner ou d’atténuer, dans la mesure du possible, les traumatismes des déplacés de guerre. « Nous étions là dès les premières arrivées », reprend Josué Mutanava, tout en soulevant une casserole de bouillie qui va partir pour le service.

« Avant nous, il n’y avait personne. Notre État est toujours absent en de tels moments. C’est pourtant là que la population a besoin de lui. »

Le collectif de solidarité Goma Actif s’est constitué lors d’autres crises où l’absence de l’État s’est faite sentir. « Lors de la pandémie de Covid-19 en 2020, nous avons vite constaté que très peu était fait en matière de prévention, ou pour venir en aide aux personnes les plus touchées par l’impact économique des restrictions sanitaires. Nous nous sommes alors mobilisés pour répondre à des besoins urgents, notamment en sensibilisant la population sur les mesures barrières et en distribuant des masques », reprend le jeune militant.

Et de conclure : « Financièrement, nous ne pouvons compter que sur les cotisations de nos membres et des collectes réalisées via les réseaux sociaux. Mais à chaque fois que l’État ne peut assurer ses missions de service public, et que les ONG sont elles aussi aux abonnés absents, nous utilisons tous nos moyens pour répondre aux besoins les plus urgents. »

Les ONG et institutions internationales critiquées

De nombreuses ONG et institutions onusiennes sont déployées dans le pays depuis la fin des années 90, suite aux mouvements massifs de populations. Elles sont actives dans les domaines où l’activité de l’État n’est pas à la hauteur des besoins. Leur action est pourtant loin de satisfaire la population. « Lorsque les déplacés sont arrivés, il n’y avait pas de plan d’accueil prévu par l’État. Nous nous sommes tournés vers les ONG pour obtenir de l’aide. Mais elles ont répondu ne pas avoir de budget pour cette situation imprévue », reprend Thierry Gasisiro.

L’organisation Société civile du territoire de Nyiragongo leur reproche de manière indifférenciée d’avoir préféré maintenir leurs programmes en cours plutôt que de s’impliquer dans la réponse à l’urgence. « Les déplacés ont manifesté à plusieurs reprises afin d’exprimer les besoins bien concrets auxquels ils faisaient face. Mais rien n’a été fait pour améliorer la situation », déplore l’organisation à travers son porte-parole.

Le Programme alimentaire mondial, une agence onusienne, a également été critiqué pour sa « trop faible réaction » aux premiers jours de la crise. Sans répondre directement à ses accusations, l’agence explique avoir réagi en fonction de ses moyens. « Nous avons participé à l’effort concerté pour aider les populations touchées. Notre équipe était opérationnelle dans les heures et les jours critiques qui ont suivi l’arrivée des déplacés », souligne Wilfred Nkwambi, chef de bureau du PAM à Goma. « Notre assistance est passée de 500.000 bénéficiaires au premier semestre 2023 à 1,2 million en juillet. Le PAM aurait pu aider davantage de personnes dans le besoin s’il avait disposé des ressources nécessaires. » Plusieurs appels à augmenter les fonds à disposition ont été lancés afin de faire face à l’ampleur des besoins des communautés locales.

Ce contexte de réaction insuffisante par rapport à l’ampleur des besoins renforce le phénomène de défiance déjà bien présent contre l’ensemble des organisations internationales.

De multiples voix locales plaident pour une « localisation humanitaire », une expression pour demander « que l’action humanitaire soit menée par les organisations locales », et non par les organisations internationales. « Il y a une tendance de plus en plus marquée de vives critiques contre les ONG », confirme Bob Kabamba, spécialiste de la RD-Congo et professeur de sciences politiques à l’Université de Liège et spécialisé dans les questions de développement.

« Cette colère se nourrit des désillusions ressenties par un certain nombre de Congolais. Beaucoup aimeraient trouver un emploi dans ces organisations perçues comme très bien financées, mais il n’y a pas de postes pour tout le monde. »

Réelle ou fantasmée, l’aisance supposée des organisations internationales alimente une colère bien réelle. Des manifestations parfois meurtrières réclament régulièrement le départ de toutes les organisations étrangères, allant des ONG à la force des Nations unies déployée dans le pays pour faire revenir la paix. La population lui reproche sa passivité, tant face au M23 qu’aux autres groupes rebelles actifs dans le pays.

Petna Ndaliko Katondolo, enseignant au centre culturel Yole!Africa et spécialiste des questions de communication, pointe une part de responsabilité des ONG dans ces ressentiments. « La perception générale de la population est que la politique des ONG, au lieu de soulager des souffrances bien concrètes et renforcer la communauté, ce qui est l’objectif affiché de la solidarité internationale, crée un rapport de domination. Et, dans le même temps, les promesses d’émancipation et d’empowerment tardent à se concrétiser. Il y a là une rupture du contrat social qui lie les ONG à la population », analyse-t-il pour Equal Times.

Il souligne le décalage entre la perception de la situation en RD-Congo par la communauté internationale et la réalité sur le terrain. « Loin des clichés hérités de la représentation coloniale, la population congolaise se prend en main. Son action a des effets bien concrets et est appréciée sur le terrain, puisqu’elle répond aux besoins exprimés. Mais elle n’est pas reconnue à sa juste valeur, et donc pas soutenue par les financements occidentaux, du fait de normes et indicateurs différents. »

Pour l’enseignant, « cette mobilisation montre la capacité de la communauté à réinventer l’action collective, en fonction de ses besoins concrets. Elle imagine des solutions et les met en œuvre. Elle passe de la théorie critique à l’action constructive. »

Une nouvelle forme d’action politique avant les élections du 20 décembre

Cette mobilisation sociale qui se structure s’affiche comme une interpellation de plus en plus vive de mieux organiser la solidarité dans le pays, confirme à Equal Times Phidias Senge-Milemba, politologue à l’Université de Goma. « C’est une nouvelle manière de faire de la politique. L’État n’assurant pas ses missions, la communauté s’organise elle-même », analyse-t-il.

« De nombreux jeunes s’engagent dans des mouvements et la mobilisation s’intensifie. Cela témoigne bien de l’ampleur des attentes. »
En plus des mouvements citoyens qui ont émergé ces dernières années, comme Lucha et Filimbi, des collectifs se forment autour d’autres besoins, comme pour pallier l’absence de protection sociale de santé.

Bob Kabamba, de l’Université de Liège, n’est pas surpris par cet engouement pour une autre manière de s’impliquer dans la vie publique. « S’engager dans un mouvement citoyen est l’option qui apparaît comme la plus efficace pour revendiquer et servir ses concitoyens. De nombreux citoyens n’ont plus confiance dans les partis politiques, car il n’existe plus de partis à proprement parler. Ce sont plutôt des entreprises familiales constituées dans le but d’accéder aux richesses du pays et à des fonctions lucratives », déplore-t-il [le salaire d’un député national serait de 21.000 dollars par mois, selon certains députés, mais l’Assemblée nationale refuse de révéler le montant officiel, ndlr].

L’un des défis de ce nouvel engagement sera celui de l’accès aux responsabilités. Pour Phidias Senge-Milemba, l’implication de ces militants sera nécessaire à tous les niveaux de pouvoir afin d’entraîner un changement durable, du local au national en passant par le provincial.

Plusieurs militants se sont portés candidats pour les élections du 20 décembre prochain (présidentielle, législatives, et provinciales), au sein de divers partis ou plateformes politiques. Mais cette tendance sème parfois le doute dans la population. « L’engagement en politique est important. Mais il est essentiel que les anciens militants de mouvements citoyens qui accèdent aux responsabilités soient bien formés et dotés d’une intégrité irréprochable, afin qu’on ne soupçonne pas ces mouvements d’être un simple tremplin vers une carrière politique sur le modèle de ce qu’on connaît depuis des décennies », conclut Phidias Senge-Milemba.

This article has been translated from French.