Des emplois et un salaire minimum décent sont la base de la reprise dans un monde de plus en plus inégalitaire

Des emplois et un salaire minimum décent sont la base de la reprise dans un monde de plus en plus inégalitaire

In this 25 September 2021 photo, workers paint in outside of the Tsunami Museum in Banda Aceh, Indonesia. In the 1990s, an increase in minimum wages in Indonesia was met with an increase in formal employment.

(AFP/Chaideer Mahyuddin)

Le prix Nobel d’économie 2021 a été décerné aux économistes David Card, Joshua Angrist et Guido Imbens, tous basés aux États-Unis, pour leurs recherches concrètes menées dans les années 1990, qui ont démontré de manière empirique comme infondée l’idée répandue par les économistes conservateurs selon laquelle le relèvement du salaire minimum entraînerait la destruction d’emplois.

Les chercheurs s’étaient basés sur une « expérience naturelle » pour étudier les effets d’une augmentation du salaire minimum dans l’État du New Jersey, qui avait à l’époque porté le taux de salaire minimum au niveau le plus élevé du pays. La mesure avait suscité une forte opposition des chefs d’entreprises. Les chercheurs ont examiné les effets de l’augmentation du salaire minimum dans le secteur de la restauration rapide du New Jersey, en le comparant à un groupe témoin de fast-foods situés juste de l’autre côté de la frontière, dans l’est de la Pennsylvanie, où le salaire minimum n’avait pas été augmenté. Ce faisant, ils ont constaté que, par rapport aux chaînes de restauration rapide de Pennsylvanie, les fast-foods du New Jersey ont vu leurs effectifs augmenter de 13 % à la suite de l’augmentation du salaire minimum. Par ailleurs, cette hausse du salaire minimum a eu lieu en pleine période de récession. À l’époque, ces conclusions avaient soulevé une onde de choc au sein de l’establishment économique.

Depuis lors, toutefois, nombre d’autres études empiriques sont venues remettre en cause la théorie selon laquelle les augmentations du salaire minimum entraînaient des pertes d’emplois.

Au Brésil, les salaires minimums ont augmenté en termes réels de plus de 60 % entre 2003 et 2012, sans incidence notable sur l’emploi. En Indonésie, le relèvement des salaires minimums dans les années 1990 s’est accompagnée d’une augmentation de l’emploi formel, ainsi que d’une baisse de l’informalité et d’une hausse de la demande locale. L’instauration, en 2015, du salaire minimum en Allemagne n’a pas entraîné les pertes d’emplois massives initialement pronostiquées par nombre d’économistes. Les effets sur l’emploi ont été négligeables, tandis que la sécurité des revenus des personnes à faible revenu s’est considérablement améliorée.

Cela étant, malgré les preuves de plus en plus nombreuses du contraire, la théorie infondée mais néanmoins prégnante, selon laquelle l’augmentation des salaires minimums aurait pour conséquence directe la destruction d’emplois, a persisté – ce mythe est colporté par les économistes conservateurs, les grandes fédérations industrielles telles que la Chambre de commerce américaine et certaines institutions internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI).

« Augmenter les salaires minimums de toute urgence »

Le prix Nobel lance un sérieux réquisitoire contre les adversaires d’un salaire minimum décent pour les travailleurs et témoigne d’un rejet international de l’argument économique, désormais battu en brèche, selon lequel les augmentations salariales sont néfastes pour les travailleurs et l’économie. Il a fallu près de 30 ans pour que les faits prennent le pas sur une doctrine préjudiciable et sans fondement, qui a eu pour effet de maintenir des millions de travailleurs dans la pauvreté.

Selon le Sondage d’opinion mondial 2020 de la CSI, 76 % de la population mondiale estime que le salaire minimum ne suffit pas pour vivre décemment. Par ailleurs, un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) publié en 2018 montre que la pauvreté au travail reste endémique à l’échelle mondiale, avec plus de 300 millions de travailleurs disposant d’un niveau de vie du ménage inférieur à 1,90 dollars US par personne et par jour, outre 430 millions de travailleurs des pays émergents et en développement avec un niveau de vie compris entre 1,90 et 3,10 dollars US par jour.

Quelque 266 millions de travailleurs sont rémunérés en dessous du salaire minimum, soit parce qu’ils ne sont pas protégés par la loi, soit parce que la législation n’est pas respectée. La croissance des salaires réels à l’échelle mondiale, quant à elle, a stagné par rapport à la productivité et à la croissance économique au cours de ces dernières décennies, ce qui a contribué à creuser les inégalités de revenus.

Le désespoir économique que connaissent les travailleurs est aggravé par le fait que la moitié de la population mondiale ne bénéficie d’aucune forme de protection sociale et que 22 % supplémentaires ne bénéficient pas d’une protection complète conforme aux normes de l’OIT.

À l’heure où le monde a besoin d’une recherche fondée sur des preuves, à l’appui d’une reprise économique mondiale, l’économie doit, elle aussi, s’appuyer sur une analyse factuelle plutôt que sur des spéculations idéologiques présentées comme des conseils politiques légitimes. Avec l’attribution de ce prix Nobel, les gouvernements devraient désormais considérer comme une question d’urgence le fait de garantir des revenus adéquats aux travailleurs en augmentant les salaires minimums et en renforçant la protection sociale.

Non seulement de telles mesures sont-elles vitales pour assurer aux travailleurs et à leurs familles un socle de sécurité de revenu, mais elles doivent également être considérées comme des investissements. Comme cela a été démontré, l’augmentation du salaire minimum réduit la pauvreté et les inégalités, favorise l’augmentation de la consommation et de la demande de biens et de services locaux, contribue à une activité économique productive et soutient une croissance inclusive. Une étude de la CSI a, en effet, montré qu’un investissement de 1 % supplémentaire du PIB dans la protection sociale peut contribuer à une hausse significative de l’emploi et des recettes fiscales, ainsi qu’à pratiquement multiplier par deux les retours en termes de PIB.

Les gouvernements doivent garantir un salaire minimum vital qui tienne compte du coût de la vie pour les travailleurs et leurs familles et qui soit établi en concertation avec les partenaires sociaux. Le salaire minimum vital doit avoir force de loi et toute infraction doit être passible de sanctions sévères et dissuasives. De même, les systèmes de protection sociale doivent être renforcés et étendus pour couvrir les travailleurs dans toutes les catégories d’emploi, ainsi que les travailleurs de l’économie informelle. Loin de détruire les emplois, ces mesures contribueront à jeter les bases d’un nouveau contrat social, créant les conditions d’une reprise économique robuste, équitable et inclusive, avec à la clé, des emplois, du travail décent et la résilience.