En Guinée, le long combat des ouvriers de la bauxite et de leurs familles pour toucher leur pension

En Guinée, le long combat des ouvriers de la bauxite et de leurs familles pour toucher leur pension

: In this 31 January 2008 archive photo, people drive by the entrance to the Fria bauxite reduction plant, one of Africa’s first alumina processing plants and the largest industrial enterprise in Guinea.

(Seyllou Seyllou/AFP)

La première usine d’alumine du continent africain a été construite par le groupe industriel français Pechiney, vers la fin des années 1950 à Fria, une ville située à 160 kilomètres au nord de Conakry, la capitale guinéenne. Au plus fort de son activité, dans les années 70, ce fleuron industriel a généré d’importantes retombées économiques pour la ville qui l’a vu naître ; mais aujourd’hui, l’usine n’est plus que l’ombre d’elle-même. Les anciens employés se battent pour obtenir leurs pensions, tandis que ceux qui y travaillent encore peinent à retrouver les conditions de travail d’antan.

L’histoire commence au début des années 1940. Des sociétés de prospection constatent de forts indices de bauxite à Fria. C’est à partir de ce minerai, très présent en Guinée, qu’est extraite l’alumine qui sert à produire de l’aluminium. En 1957, après les études de faisabilité, l’administration coloniale française de l’époque décide de construire une usine sur le plateau de Kimbo. Elle portait alors le nom de Compagnie de Fria, avec des actionnaires américains, français, anglais, suisses et allemands.

Le 2 octobre 1958, la Guinée obtient son indépendance. Le président Sékou Touré décide de transformer la compagnie en une société d’économie mixte dénommée Friguia, avec 49 % des actions pour la Guinée et 51% pour les sociétés étrangères regroupées dans une holding appelée Frialco.

L’usine d’alumine de Kimbo a permis à la ville de Fria de connaître un rapide développement économique et démographique. De quelques centaines d’habitants dans les années 60, Fria a une population estimée aujourd’hui à 120.000 habitants. Attirés par les opportunités qu’offrait la nouvelle cité, des travailleurs venus de tous les horizons ont pu trouver du travail. « Grâce à l’usine d’alumine, beaucoup d’enfants d’ouvriers ont pu faire de très bonnes études et sont devenus de hauts fonctionnaires », rappelle Elhadj Oumar, un ancien ouvrier de l’usine, aujourd’hui à la retraite.

La chute

En 1997, l’usine est revendue par les actionnaires à une entreprise américaine dénommée Renox. Celle-ci, après six ans de gestion, va à son tour vendre ses actions à Rusal, le premier exportateur d’alumine au monde, une société internationale d’origine russe. À partir de 2008, la situation économique de l’entreprise Friguia comment à se dégrader. Face aux détériorations des conditions de travail, le syndicat des travailleurs de l’usine dépose un préavis de grève en avril 2012. Parmi les 24 points de revendications, l’augmentation des salaires figurait en première place. Mais les négociations s’enlisent et la production se retrouve alors à l’arrêt. Des milliers d’employés et de sous-traitants se retrouvent alors sans salaires.

Plusieurs années passent avant que le gouvernement, sous la houlette de l’ancien président Alpha Condé, organise de nouvelles négociations qui permettent la réouverture de l’usine en 2018. Mais cela s’est fait au prix d’une concession : la compagnie russe qui avait l’ambition d’exploiter le riche gisement de bauxite de Dian Dian, situé dans la même région, a demandé au gouvernement guinéen un accès exclusif à ce nouveau site comme condition de reprise de ses activités à l’usine de Fria.

« Malgré la reprise des activités, les Russes refusent de nous payer tant qu’on ne reconnaîtrait pas notre responsabilité des pertes subies par l’entreprise durant la grève. Ce qu’on a refusé de faire », raconte Mamadou Camara, un ancien syndicaliste, à Equal Times.

Après l’intervention du gouvernement, les responsables de la compagnie finissent par revenir sur leur décision en payant les salaires – avec un grand retard.

Si certains travailleurs ont pu reprendre du service avec un salaire mensuel, les retraités, eux, témoignent avoir de grandes difficultés à faire valoir leur droit à la pension. Après la réouverture, la compagnie Rusal soustraite la gestion des ressources humaines à la Société d’embauche et d’intérim des Travailleurs africains (SEINTA). Devenue l’unique interlocutrice de la direction de l’usine, SEINTA payait, selon de nombreux témoignages, les employés en espèce et sans fournir de fiche de paie, comme c’était le cas avant le mouvement de grève.

L’arrêt de l’usine avait entraîné aussi des lourdes conséquences sur la ville et ses 120.000 habitants dont la vie était liée à l’usine. Fria s’est retrouvé durant de longs mois sans eau et électricité, car le système de distribution dépendait en grande partie de l’activité de l’usine. L’atmosphère et l’environnement sont marqués par la pollution. Certains travailleurs sont tombés malades et d’autres sont morts sans avoir obtenu de reconnaissance de leurs droits.

Le combat des veuves

De plus en plus nombreuses, les veuves des anciens travailleurs décident de se constituer en association pour obtenir les pensions de leurs défunts époux. « Nos maris ont longtemps servi dans cette usine. Beaucoup sont morts suite à des maladies contractées au cours de leur service. Dès que la personne meurt, le même jour, ils retiraient son nom de la liste des bénéficiaires de l’assistance », témoignage Hawa Camara, la présidente de l’association des veuves et retraités de l’usine de Rusal.

Pour mieux se faire entendre, les 500 veuves utilisent des méthodes pacifiques : sit-in devant l’entrée de l’usine, blocage des rails pour empêcher l’acheminement de l’alumine vers le port, occupations des rues en y cuisinant leurs repas, etc. Ces formes de protestation ont duré une décennie. Sans succès, jusqu’à récemment.

Le 5 septembre 2021, l’armée guinéenne renverse le pouvoir civil et dissout toutes les institutions républicaines. Pour justifier son coup d’État, le chef de la junte militaire, le colonel Mamady Doumbouya a cité, entre autres maux, la corruption qui avait « gangrené le pays » en promettant que la justice sera désormais « la boussole qui orientera chaque citoyen ». Ce discours suscita un grand espoir auprès des Guinéens en général et aux ex-travailleurs de Rusal en particulier.

Au début de l’année 2023, une délégation des veuves traverse les 160 kilomètres qui séparent Fria de la capitale pour rencontrer le nouvel homme fort du pays auprès de qui elles ont trouvé pour la première fois une oreille attentive. Le colonel Doumbouya instruit son ministre du Travail afin de rétablir les veuves dans leurs droits.

« Si depuis 2012, ces assurés ne sont pas entrés dans leurs droits, c’est parce que d’une part, il y avait un manque de volonté politique, d’autre part la non-application du code de sécurité sociale », analyse Mboye Goumba spécialiste en sécurité sociale.

Une mission de la caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) se rend à Fria pour recueillir les informations techniques. La mission a obligé Rusal à fournir la nomenclature des documents de mise à la retraite, les certificats de cessation de travail et de non-paiement, les carnets d’assurés, etc.

Le 10 février 2023, la maison des jeunes de Fria a servi de cadre pour le paiement des pensions des retraités et veuves de l’usine d’alumine. En présidant la cérémonie, le ministre du Travail et de la fonction publique, Julien Yombouno qualifie l’acte de réparation d’une injustice sociale. En recevant sa pension, le porte-parole des retraités, Josephe Gnakoye, employé à l’usine depuis 1975 et mis à la retraite depuis 2014, a déclaré que le 10 février est pour eux un jour de gloire. « Nous nous sommes battus, nous avons écrit, réécrit, fait beaucoup de mémos... Mais la solution tardait à venir. Merci aux braves veuves ».

Dans son intervention, le directeur de la Caisse nationale de sécurité et sociale (CNSS), Bakary Sylla a rappelé que durant ces années d’attente, certaines de ces personnes qui doivent être rétablies dans leurs droits, ont perdu la vie dans l’intervalle et qu’ils ne vont pas de façon directe jouir de leurs droits. « Mais la beauté de la sécurité sociale est que quand un assuré social cotise, il se protège, mais aussi, protège ses ayants droit, des enfants, ses conjointes ou conjoints », explique le responsable de l’institution de protection sociale sous les applaudissements des bénéficiaires.

 

This article has been translated from French.