Encouragées par le nouveau pouvoir, les milices de Rio opèrent avec toujours plus d’impunité

En mars 2018, l’assassinat de Marielle Franco se répercute dans la presse internationale. Femme noire et homosexuelle issue d’une favela élue au conseil municipal de Rio, Marielle Franco était une voix importante pour les membres de sa communauté marginalisée du quartier de Maré, dans le nord de Rio. À l’instar de son mentor politique Marcelo Freixo, alors député provincial (aujourd’hui fédéral), elle s’était fait connaître en dénonçant les brutalités policières et les meurtres commis par des membres de milice comme ceux qui ont vraisemblablement tiré de sang-froid sur elle et son chauffeur Anderson Gomes à neuf reprises.

Le soir du 14 mars, l’incident mortel été notifié sur l’application Fogo CruzadoFeux croisés ») alors que personne n’était encore au courant quelles étaient les victimes. La plateforme connecte les utilisateurs à une base de données sur les tirs d’armes à feu qui ont été signalés dans la région de Rio. Elle est gérée par une équipe de spécialistes de la sécurité publique, des technologies de l’information et des communications et elle permet aux gens de signaler et de suivre en temps réel les situations et secteurs les plus dangereux de la ville. Quelques minutes plus tard, un autre renseignement révélait que les victimes étaient une conseillère municipale du Parti socialisme et liberté (PSOL) et son chauffeur.

Il aura fallu ensuite près d’un an aux autorités pour arrêter un certain Ronnie Lessa, le tireur présumé, policier militaire à la retraite, et Élcio Vieira de Queiroz, lui-aussi ancien policier et le présumé chauffeur qui l’a aidé à s’échapper. Même si les deux hommes ont été inculpés pour ces meurtres, on ne sait toujours pas qui a réellement ordonné l’exécution.

Toutefois, les enquêteurs ont découvert un certain nombre d’éléments importants liant les membres des milices à des politiciens locaux (dont certains sont désormais élus au niveau national) : les deux hommes seraient membres d’une milice appelée le « Bureau du crime » (« Escritório do Crime » en portugais).

L’enquête a aussi révélé que M. Lessa habitait la même résidence sécurisée que la famille de Jair Bolsonaro et que sa fille aurait eu une relation amoureuse avec l’un des fils du Président. Une photographie de M. Vieira de Queiroz en compagnie de M. Bolsonaro, datant de 2011, a également fait surface et lorsque la police a procédé à une perquisition chez un ami de l’un des suspects, elle a découvert le plus grand stock d’armes illégales jamais saisi à Rio.

Bien que l’on n’est pas encore pu établir de lien direct entre une milice en particulier et le travail de dénonciation de Mme Franco, le fait que les hommes inculpés étaient d’anciens policiers, proches d’hommes politiques de droite, est frappant. Les enquêteurs ont découvert que Ronni Lessa effectuait souvent des recherches en ligne sur des personnalités de gauche, peut-être avec l’objectif de les cibler. Pour beaucoup d’observateurs, tout ceci montre le degré de collusion qu’il existe dans les coulisses du pouvoir, depuis que Jair Bolsonaro et ses proches ont accédé aux plus hautes fonctions.

Mafias militarisées

Les milices de Rio se présentent « comme des “entreprises privées de sécurité” informelles qui protègent les communautés locales contre les gangs de trafiquants de drogue violents et autres criminels », explique Orlando Zaccone, un commandant de police de Rio, connu pour ses positions antifascistes. Ces groupes de type paramilitaire, généralement composés de policiers qui arrondissent leurs fins de mois, d’anciens policiers, pompiers, gardiens de prison et de gardes de sécurité privée, ne font pas que « protéger » la population, ils font partie intégrante d’un système qui entretient la violence qui ravage les villes brésiliennes. Car bien souvent, ceux qui refusent de payer leurs services ou qui s’opposent à leurs pratiques peuvent se retrouver dans leur ligne de mire.

Dans un pays qui affiche l’un des taux d’homicides les plus élevés au monde, l’année 2017 a été la pire jamais enregistrée : 65.602 homicides, soit 4,2 % de plus que l’année précédente et 31,6 décès pour 100 000 habitants. Cela équivaut à dix fois la moyenne européenne et plus de cinq fois le nombre d’homicides commis aux États-Unis.

Il convient de noter que 75,5 % des victimes étaient de jeunes hommes de couleur, ce qui reflète l’impact de la pauvreté et du crime organisé sur les communautés marginalisées qui habitent dans les favelas du Brésil. Comme le prouve le taux élevé d’homicides au Brésil, la militarisation de la police et la généralisation de l’« auto-justice » (aussi appelé « vigilantisme ») ne contribuent en rien à réduire la criminalité. Au contraire, elles ont aggravé la situation.

« Aujourd’hui, à l’instar des narcotrafiquants, les milices contrôlent des territoires qui s’étendent d’une ville à l’autre et créent des entreprises illégales dans des secteurs allant des transports publics au traitement des déchets et de la spoliation de terres à l’immobilier, et ce, en passant par les machines à sous, l’énergie, les communications et, ironiquement, les stupéfiants », déclare M. Zaccone.

Bien que régie par des lois nationales, la police brésilienne est une force de sécurité régionale sans restrictions, commandée par le gouverneur de chaque État qui se répartit entre une force civile chargée des enquêtes et une force militaire qui patrouille le territoire. Depuis les années 1960, des « escadrons de la mort » (chargé de missions « spéciales ») sont présents dans les deux forces ; dans les années 1990, cette culture de violence et d’impunité a été le terreau des milices de l’État de Rio de Janeiro.

Cécilia Olliveira, créatrice de l’application Fogo Cruzado et amie de Marielle Franco, chercheuse et journaliste pour The Intercept Brasil, estime que les milices ne sont pas seulement une puissance parallèle à l’État. En assumant de fait la gestion de certains services publics (parfois en recevant de l’argent pour se faire de la part des autorités) : « Elles sont l’État lui-même, composées d’agents de l’État et payées avec l’argent des contribuables. Il s’agit d’une mafia », explique-t-elle, soulignant la façon dont, comme c’est le cas en Italie, ces groupes contrôlent des pans entiers de l’économie de l’État de Rio de Janeiro. Du fait de leur mainmise sur leurs territoires particuliers, elles exercent également un pouvoir sur l’électorat, assument non seulement le rôle de la police, mais aussi le pouvoir politique dans ces communautés.

La population se trouve prise entre deux feux. « Si une milice obéit à des règles claires et que les gens ont le sentiment d’être bien traités, ils la soutiendront », déclare Ignácio Cano, sociologue de l’Université d’État de Rio de Janeiro (UERJ). Il est le coauteur d’ une étude portant sur l’évolution des milices au Brésil entre 2008 et 2011. « Cependant, de nombreuses personnes préfèrent avoir à faire avec les narcotrafiquants, car ils sont plus prévisibles », déclare-t-il.

La famille du Président, le crime organisé et les hautes sphères du pouvoir

Les premières milices sont apparues en 1979 dans la favela de Rio das Pedras, à l’est de Rio de Janeiro, au moment où les entreprises locales ont commencé à payer des policiers en dehors de leurs heures de service afin qu’ils les protègent des voleurs et autres petits délinquants. Rio das Pedras est aussi la planque choisie par un certain Fabrício Queiroz (ndlr : sans lien familial avec Élcio Vieira de Queiroz, cité précédemment), un ancien policier militaire qui a travaillé comme chauffeur et garde du corps de Flávio Bolsonaro, le fils du président (alors député de l’État de Rio de Janeiro). Jusqu’à une décision récente de la Cour suprême, il était accusé de blanchiment d’argent en qualité de fonctionnaire public et d’avoir transféré de l’argent à Flávio Bolsonaro.

Opportunément pour la famille Bolsonaro, les chefs d’accusation contre leur ami M. Queiroz ont récemment été abandonnés, de même que toutes les enquêtes pour blanchiment de fonds émanant du même organisme, le Conseil fédéral de contrôle des activités financières (COAF). Une autre personne susceptible de profiter de l’arrêt des investigations est l’assassin présumé de Mme Franco, Ronnie Lessa.

Selon son avocat, les procureurs avaient utilisé des informations en provenance du COAF concernant un dépôt de 100.000 réaux (environ 22.500 euros) sur son compte, que les enquêteurs considèrent constituer le paiement de cet assassinat.

À tout ceci, s’ajoute un autre aspect de l’agenda du président Bolsonaro qui contribue encore à renforcer les milices et leurs partisans : l’assouplissement des lois sur les armes à feu. Taurus est un fabricant d’armes brésilien qui jouit d’un quasi-monopole dans le pays et, même si le président a fait la promotion de leurs nouveaux fusils d’assaut sur YouTube, ses nouvelles politiques visent à élargir le marché dans les deux sens, en accroissant tant le nombre de consommateurs que de fabricants d’armes et de munitions.

Cette mesure est promue comme étant une question de liberté individuelle et de droit à se défendre contre la criminalité, mais les données prouvent clairement que la possession d’armes a pour effet d’accroître la violence. En 2016, un quart de tous les homicides liés aux armes à feu dans le monde se sont produits au Brésil, tandis que les armes à feu sont toujours la principale cause de décès par homicide dans ce pays, en particulier contre les femmes, où le taux de féminicide est au plus haut depuis une décennie.

Nécropolitique

En poussant pour accorder aux citoyens le droit de posséder des armes à feu, le président Bolsonaro contribue activement à faire en sorte que les milices, les narcotrafiquants, les hommes de main des riches fermiers de l’agrobusiness et autres criminels accèdent à encore plus de puissance destructrice. Et en les aidant, il s’aide lui-même.

L’homme politique – lui-même ancien caporal à la retraite – a toujours soutenu les groupes paramilitaires. Lorsqu’ils étaient députés au Congrès, lui et ses fils — dont trois sont actuellement élus — ont salué et rendu hommage aux membres des milices et des escadrons de la mort de la dictature, notamment à l’un des hommes du Bureau du crime qui avait initialement été arrêté dans le cadre des assassinats de Marielle Franco et Anderson Gomes : Ronald Paulo Alves Pereira, ancien policier militaire.

En 2004, M. Pereira avait reçu les honneurs de Flávio Bolsonaro, bien qu’il faisait déjà l’objet d’une enquête pour l’assassinat de trois personnes au complexe Maré au cours d’une descente de police. L’année suivante, Flávio Bolsonaro proposait M. Pereira pour une mention élogieuse par le Congrès (la plus haute distinction possible) pour ses actes « héroïques ».

Un autre homme honoré à deux reprises par Flávio Bolsonaro est l’ancien capitaine de police Adriano Magalhães da Nóbrega, qui est aujourd’hui en cavale et accusé de diriger le fameux Bureau du crime. Flávio Bolsonaro a employé la mère et l’épouse de M. Nóbrega dans son cabinet et selon les informations du COAF — désormais non recevables — toutes deux auraient versé une partie de leurs salaires sur le compte de collaborateur Fabrício Queiroz. M. Queiroz et M. Nóbrega faisaient partie du même bataillon de la police militaire dans les années 1990.

Le fait est que les politiciens et les commentateurs pro-milice se servent du taux élevé de criminalité et d’homicide au Brésil pour promouvoir encore plus de violence. Avec la famille Bolsonaro au pouvoir, il n’est pas seulement plus difficile de faire évoluer cette réalité : ils sont délibérément engagés dans une démarche visant à la faire empirer.