L’Égypte rend la vie impossible à ses dissidents, même en exil

L'Égypte rend la vie impossible à ses dissidents, même en exil

The Egyptian consulate in Istanbul, pictured here with its main gate fenced off, is closed to the public and only accepts requests for administrative procedures by email or Facebook.

(Ricard González)

Le régime du maréchal al-Sissi en Égypte est, à n’en pas douter, l’un des plus répressifs au monde. La lecture d’un rapport sur la situation des droits humains dans le pays revient à se plonger dans un véritable catalogue des horreurs, car on y trouve toutes sortes d’abus et d’actes de cruauté : disparitions forcées, tortures sauvages, exécutions extrajudiciaires, prisons dans des conditions déplorables, prisons secrètes encore plus draconiennes, etc. Le gouvernement ne reconnaît pas l’existence de ces abus, ni celle des prisonniers politiques d’ailleurs, mais ils sont estimés à quelque 60.000 par des sources indépendantes. La moindre critique étant interdite, des milliers de dissidents ont dû s’exiler. Or, souvent, même à des milliers de kilomètres de distance, ils n’échappent pas aux terribles pressions exercées par le régime.

L’une des façons de rendre la vie impossible aux exilés est de leur refuser tout type de service administratif, comme le renouvellement de leurs passeports et documents d’identité, ou l’octroi d’une copie de leur acte de naissance, ce qui les empêche de mener une vie un tant soit peu normale dans leur pays d’accueil, comme l’a dénoncé Human Rights Watch (HRW) dans un rapport. « Le refus de renouveler les documents est l’une des représailles adoptées par le régime égyptien contre les dissidents en exil, et le harcèlement des membres de leur famille en Égypte constitue une autre pratique courante », explique Amr Magdy, l’auteur du rapport.

« Les procédures de renouvellement des passeports doivent être approuvées par les services de renseignement. Et s’ils sont au courant que quelqu’un critique le régime ou a participé à des manifestations antigouvernementales, ils refusent de le faire », explique Mohamed Abbas, un journaliste égyptien basé en Turquie.

« Les difficultés pour renouveler les passeports ne sont pas les mêmes dans toutes les missions diplomatiques. Le consulat d’Istanbul est l’un des pires, car le régime sait que de nombreux exilés y vivent, notamment des Frères musulmans », ajoute M. Abbas.

En fait, à toutes fins utiles, le consulat égyptien à Istanbul a fermé ses portes et toutes les démarches administratives doivent être effectuées à travers le réseau social Facebook ou par courrier électronique. Les demandes des personnes critiquant le régime se terminent souvent par un message les incitant à se rendre en Égypte pour obtenir les documents souhaités. Une perspective effrayante : ces dernières années, des dizaines d’Égyptiens vivant à l’étranger, dont des universitaires et des journalistes, ont été arrêtés pour délit d’opinion dès leur arrivée à l’aéroport du Caire.

Répression implacable de toute dissidence

En 2013, un coup d’État militaire a marqué la fin de la transition démocratique en Égypte, entamée après la démission du dictateur Hosni Moubarak à la suite d’un soulèvement populaire dans le cadre de ce que l’on a appelé le « Printemps arabe ». Depuis, le maréchal Al-Sissi a imposé une dictature totalitaire encore plus brutale que celle d’Hosni Moubarak. Même si toute dissidence est impitoyablement réprimée, les services de sécurité ont particulièrement ciblé le mouvement islamiste des Frères musulmans, vainqueur des élections lors de l’intermède démocratique. On estime que, parmi les cadres des Frères et leurs familles, plus de 25.000 personnes se sont réfugiées en Turquie, présidée elle aussi par un islamiste, Recep Tayyip Erdoğan.

Le droit international humanitaire interdit aux États de priver arbitrairement leurs citoyens de documents d’identification, qu’il s’agisse de passeports ou d’autres documents. « Le régime égyptien enfreint même ses propres lois. La loi antiterroriste n’autorise que la confiscation des passeports des personnes accusées de terrorisme, mais ne dit rien des autres documents tels que les actes de naissance », explique M. Magdy. En Égypte, les autorités dressent des listes de suspects de terrorisme de manière arbitraire, en y incluant souvent des opposants non violents. Toujours est-il que la plupart des détracteurs à l’extérieur du pays qui ont fait l’objet de représailles ne figurent même pas sur cette liste.

« L’Égypte n’est pas le seul pays à adopter ce type de mesures : d’autres le font, comme l’Arabie saoudite, mais c’est uniquement l’apanage des pays les plus répressifs », dénonce la chercheuse de HRW.

« Nous sommes quelques exilés à avoir reçu la nationalité turque, mais nous sommes peu nombreux. La plupart rencontrent de nombreux problèmes en raison de l’absence de documents », explique Mohamed Emad, un ancien député influent du parti FJP, lié aux Frères musulmans. Le rapport de HRW donne de nombreux exemples des répercussions qu’il y a à ne pas disposer de documents. Ainsi, deux parents d’enfants nés en Turquie rapportent que, faute d’avoir pu enregistrer la naissance de leurs enfants, ceux-ci n’ont pas pu recevoir les vaccins requis en Turquie ; ils n’ont pas accès aux soins de santé publique ; et ils craignent qu’à l’avenir, ils ne puissent plus être scolarisés et aller à l’école. Dans d’autres cas, l’absence de documents a empêché certaines personnes de se marier ou d’ouvrir un compte bancaire.

Dans le pire des cas, ne pas disposer d’un document d’identité valide peut entraîner une déportation vers l’Égypte, avec le risque de détention et de torture qui en découle. Malgré cela, plusieurs pays ont expulsé des ressortissants égyptiens, comme le Soudan, l’Arabie saoudite et la Malaisie, et certains ont été soumis à des procès dénués de garanties. Ce fait génère un état d’anxiété chez de nombreux exilés, comme Ibrahim Abouali, un activiste vivant en Malaisie qui risque d’être expulsé après l’expiration de son passeport. Sa vidéo en ligne est devenue virale il y a quelques mois. « Ici, en Turquie, nous ne craignons pas cela. C’est une ligne rouge pour le gouvernement turc. Il n’expulsera personne dont les droits humains sont menacés », affirme M. Emad.

Toutefois, au cours des deux dernières années, un processus de réconciliation a été engagé entre Ankara et Le Caire. Celui-ci a affecté la vie de la communauté égyptienne en exil, en particulier ses membres les plus actifs sur le plan politique. « Le gouvernement turc a demandé que les critiques du régime égyptien soient atténuées et que certaines lignes rouges ne soient pas franchies concernant les attaques personnelles contre al-Sissi. Certains journalistes ont accepté, tandis que d’autres ont préféré déménager à Londres », explique M. Abbas. Pendant des années, Istanbul a été une plate-forme puissante pour une douzaine de médias d’opposition, la plupart favorables aux Frères musulmans, à l’instar des chaînes de télévision par satellite Al Sharq et Mekameleen. L’année dernière, cette dernière a décidé de fermer ses bureaux en Turquie et a attribué sa décision à des « circonstances que tout le monde connaît ».

L’une des formes les plus cruelles de pression ou de vengeance à l’égard des exilés est sans doute la répression infligée à leurs proches en Égypte, y compris des mesures arbitraires telles que des raids à leur domicile, des disparitions forcées, de longues détentions sans inculpation, l’interdiction de voyager à l’étranger, leur licenciement, etc.

« Ils traitent nos proches comme des otages. Mon fils a tenté de quitter l’Égypte à trois reprises, mais ils l’en ont empêché. Je connais des cas d’épouses d’exilés qui n’ont pas pu voir leur mari depuis dix ans. À l’aéroport, les autorités confisquent leurs passeports et font même pression sur elles pour qu’elles divorcent », dénonce M. Emad. L’un des cas les plus connus, rapporté par une vingtaine d’organisations, est celui d’Amr Abu Khalil, frère du journaliste de la télévision Al Sharq, Haitham Abu Khalil, qui critiquait Al-Sissi et sa famille dans ses reportages. Amr Abu Khalil est mort en prison après onze mois de détention provisoire.

Dans un contexte de crise économique grave, le gouvernement égyptien a récemment lancé un dialogue national avec l’opposition et libéré des centaines de prisonniers politiques comme geste de bonne volonté. Toutefois, rares sont ceux qui considèrent qu’il s’agit -là d’un effort sérieux de réconciliation. « C’est une nouvelle manœuvre visant à améliorer l’image du pays sans pour autant apporter de changements. Il est vrai qu’entre 1.000 et 1.200 personnes ont été libérées depuis avril 2022, mais des centaines d’autres ont été arrêtées, y compris certaines des personnes qui avaient été libérées », déclare M. Magdy. « Ce processus est purement symbolique, car le gouvernement a interdit toute opposition réelle. Plusieurs forces, comme la nôtre, sont exclues, mais ils ont même arrêté des membres de certains partis qui allaient participer ! Comment peut-on prendre cela au sérieux ? », rétorque avec énergie l’ancien député M. Emad, depuis son bureau des faubourgs d’Istanbul.

This article has been translated from Spanish by Charles Katsidonis