La privatisation croissante de l’action publique par le recours aux sociétés de conseil menace de détruire le secteur public

« Est-ce qu’il est normal qu’une administration de l’État comme celle de la Santé ne soit plus en capacité d’assurer un certain nombre de missions ? » C’est la question fondamentale posée par une sénatrice française pendant les auditions sur le rôle de McKinsey dans la campagne de vaccination contre la Covid-19, et qui conclut l’enquête la Fédération syndicale européenne des services publics (FSESP) sur l’emprise du privé dans l’État.

Cette nouvelle enquête de la FSESP et de ses affiliés, co-réalisée avec l’université britannique de Greenwich, porte sur l’ampleur et les conséquences de la privatisation sous toutes ses formes (partenariats publics-privés, externalisation, délégation) dans les administrations de l’État dans une dizaine de pays européens, ainsi qu’au sein de la Commission européenne. Elle pointe, pour la première fois, la dimension européenne du rôle croissant des consultants en conseil, devenus des acteurs de plus en plus influents au sein de l’administration publique.

La FSESP enquête depuis longtemps sur la commercialisation des services publics tels que les services sociaux et de santé, de l’administration locale et régionale, les centres de rétention des migrants, qui entraîne la dégradation de l’emploi, des salaires, l’affaiblissement de la présence syndicale et du dialogue social et in fine du service aux citoyens financé par leurs impôts.

Elle détourne également l’intérêt général au profit de la cupidité des entreprises et ce sont les travailleurs les moins bien payés et les citoyens les plus vulnérables qui en subissent les conséquences.

Depuis longtemps, les administrations de l’État externalisent des fonctions dites « auxiliaires » – le ménage, l’accueil, la sécurité – à des entreprises aux salaires bas, avant de faire appel de plus en plus à de coûteux cabinets de conseil pour exercer des missions essentielles de l’État : élaboration des politiques publiques, rédaction d’initiatives législatives, de contrats publics, de plans de restructuration du secteur public – en proposant des réductions d’effectifs, d’où la nécessité de faire appel à un plus grand nombre de consultants.

Le recours à des sociétés de conseil passe souvent inaperçu, car il est considéré comme un transfert du public vers le privé qui génère également des emplois.

Ces sociétés, comme Accenture, McKinsey, PwC, EY ou Deloitte, pour nommer les plus connues, offrent bien plus que du conseil, elles sont devenues des para-gouvernements avec leur propre agenda politique, ce qui pose question sur la transparence, la responsabilité et le coût des services publics.

En 2019-2020, le conseil en organisation au secteur public représente 14% du chiffre d’affaires global du conseil en organisation en moyenne au niveau européen. Ces chiffres varient de 31% en Grèce, 22% au Danemark et au Royaume-Uni et 17% en Espagne à 9% en Allemagne et en France.

Reprendre la main sur nos administrations

La raison de la sous-traitance n’est pas un choix, mais une contrainte. Dans des rapports précédents, nous avions dénoncé les diminutions de l’emploi de fonctionnaires, par exemple dans les administrations fiscales ou les inspections du travail. Les plafonds d’emploi imposés à de nombreux ministères et aux directions générales de la Commission européenne a entrainé un recours à la sous-traitance et à des cabinets de conseil pour faire ce que les autorités publiques ne sont plus en capacité de faire.

Force est de constater que l’austérité a été un terreau idéal pour cette « culture de la privatisation » qui a privé le secteur public de compétences et d’une expertise internes capitales, notamment en matière de digitalisation. Ces « vides » ont été remplis par des consultants pour un coût bien plus élevé, qui appliquent alors les techniques du « secteur privé », créant ainsi une demande accrue de services de conseil. Ces dépenses n’apparaissent pas dans les dépenses de personnel. Recourir à des consultants permet de contourner les règles éventuelles relatives au gel des effectifs ou aux compressions de personnel.

Cette « culture du conseil » contribue également à un phénomène de pantouflage du personnel du secteur public qui part dans le secteur privé – pour revenir ensuite dans le public en tant que consultant privé. On croit souvent que ces consultants fournissent une expertise, mais ils s’emparent de l’expertise du public, et, paradoxalement, augmentent la bureaucratie.

La dernière partie de notre rapport, basée sur des entretiens avec nos affiliés, montre que la re-internalisation n’est pas une chimère, qu’elle fait partie des réponses pour reprendre la main sur nos administrations.

Avec une forte mobilisation syndicale et des collectifs de défense des services publics et de la transparence des institutions, il est possible de se réapproprier l’action publique comme le montrent les cas des services de nettoyage aux Pays-Bas et des statisticiens en Suède, parmi d’autres exemples. Elle doit être une priorité pour l’ensemble du mouvement syndical.

Nous devons aussi lutter pour plus d’investissements publics pour renforcer la capacité des États à lutter contre la fraude fiscale des grandes sociétés y compris celles de consultants précités (plus d’inspecteurs fiscaux), les violations des droits des travailleurs (plus d’inspecteurs du travail) et à améliorer les services aux citoyens.

Enfin, il faut limiter, d’aucuns diraient interdire, le recours aux consultants. Des exemples comme celui du fond d’investissement BlackRock, épinglé par l’Ombudsman europénne, Emily O’reilly, pour avoir réalisé un rapport sur la surveillance bancaire pour la Commission européenne à un coût très bas afin, probablement, d’influencer la décision politique de l’exécutif européen qui affecte plus de 500 millions de personnes, nous montrent que ces sociétés de conseil n’agissent pas dans l’intérêt commun, mais pour leurs intérêts privés.

En Autriche, l’administration fédérale a décidé de moins recourir aux consultants, un vaste projet de réforme du secteur public par des cabinets de conseil ayant jeté le discrédit sur ce secteur, en France, suite au scandale McKinsey assorti d’évasion fiscale, il est question de réduire leur présence et de ne plus y recourir de façon automatique.

L’évidence montre que le secteur public, sous réserve qu’il ait les ressources suffisantes et répondent aux véritables besoins de notre société en mutation, est à même de fournir des services efficaces et de qualité. Des services publics contrôlés démocratiquement par nos élus, les cours des comptes, les journalistes, qui promeuvent une véritable négociation collective avec les syndicats et qui donnent la priorité aux personnes, et non aux profits, dans l’intérêt des citoyens, voilà l’avenir public que les syndicats doivent construire.

On ne peut pas permettre aux consultants du secteur privé de prendre le contrôle du secteur public. Cela revient à remettre aux cabinets de conseil privés les clés des administrations de l’État. Ce phénomène a un effet dévastateur sur la confiance du public dans l’intégrité des administration publiques lorsqu’il s’agit de prendre des décisions dans l’intérêt général, notamment parce que les cabinets de conseil servent plusieurs maîtres moyennant finance.

Les autorités doivent abandonner de telles pratiques – faute de quoi, elles pourraient bien financer leur propre destruction.

This article has been translated from French.