Lutter contre la récidive et favoriser la réinsertion : l’expérience d’une prison sans gardiens au Brésil

Lutter contre la récidive et favoriser la réinsertion : l'expérience d'une prison sans gardiens au Brésil

The Association for the Protection and Assistance of the Convicted (APAC) offers vocational training to help prisoners reintegrate into society. Samuel (right), pictured here in São João del Rei prison on 26 April 2023, has learned the bakery trade.

(Apolline Guillerot-Malick)

Chaque matin, Vanessa Dos Passos se lève un peu avant 6 heures. Elle déjeune à 6h15 et débute sa journée de travail comme gardienne à 7h15 précises. Patiemment, tout au long de la journée, elle déverrouille les portes aux visiteurs, note un à un leurs noms dans son grand registre posé sur un napperon en crochet rose, puis passe le relais à la gardienne de nuit à 19h15. Une vie bien réglée, un job ordinaire… si ce n’est que Vanessa travaille dans le centre de détention où elle purge une peine de 18 ans d’emprisonnement.

Dans l’association pour la protection et l’assistance des condamnés (APAC) de São João del Rei dans l’état du Minas Gerais à l’est du Brésil n’interviennent ni gardien employé ni arme. Seule une poignée de salariés assistent les détenus en charge de la sécurité et s’occupent de charges administratives. Cette prison privée, subventionnée en grande partie par des deniers publics, mise tout sur la confiance accordée aux prisonniers, hommes et femmes — incarcérés pour trafics de drogue, agressions, vols, homicides ou viols — et prépare leur réinsertion dans la vie active.

« Avant, tout ce que je connaissais de la vie, c’était : ‘‘je veux commettre des crimes, je veux taper sur les autres, je veux m’enfuir’’ », se remémore la trentenaire portant un t-shirt à fleurs jaunes. Aujourd’hui, elle n’envisage plus la fuite. « J’ai la clef, ils me font confiance. Je pourrais partir, mais je ne le fais pas, parce qu’ici, je suis traitée avec de l’amour », affirme-t-elle avant de renchérir :

« Je suis ici pour me racheter. Si je m’enfuis, je vais être renvoyée dans une autre prison, et qui va souffrir ? C’est moi. J’ai commis un crime dans la société, donc je dois payer pour ce crime. Je m’en irai la tête haute. »

Ce concept d’apparence utopique, imaginé en 1972 par un groupe de catholiques, est basé sur l’humanisation des détenus. « Quand un prisonnier est traité avec violence, il répond à la société avec violence. En les humanisant, on donne l’opportunité aux personnes de faire un changement dans leur vie », explique Denio Marx du Centre international des études de la méthode Apac. Ici, on parle d’ailleurs de « recuperandos », que l’on peut traduire par « récupérants », ou « personnes en voie de guérison ».

Ces derniers portent leurs propres vêtements, se promènent librement au sein de leurs quartiers, cultivent et cuisinent leurs aliments, reçoivent leurs familles les dimanches, nettoient les locaux, font l’inspection de leurs propres cellules et la médiation de leurs propres conflits.

Par ailleurs, le coût mensuel d’un recuperando est plus faible que pour les autres prisonniers : 1.390 réaux par mois (environ 260 euros) si l’on en croit le Centre international des études de la méthode Apac, contre 1.819 réaux (environ 340 euros) dans le système classique selon une étude du Secrétariat national des politiques pénales datant de 2023. L’APAC affiche également un taux de récidive moindre par rapport à celui du système classique. Dans le hall d’entrée de l’établissement de São João del Rei, les statistiques sont affichées avec fierté. Environ 14% des recuperandos récidivent, contre près de 40 % dans le système classique (chiffres 2020, du Conseil national de la justice). Tenant compte de ces résultats, 68 établissements ont ouvert dans tout le pays, et le système s’exporte même à l’étranger.

L’éducation et la religion au cœur de la méthode

Mise en application dans chacun de ces centres de détention, la méthodologie APAC est basée sur deux piliers : la religion et l’éducation. Chaque matin, dans la grande salle commune du régime fermé masculin, le rassemblement spirituel quotidien laisse place à une variété de cours.

« En quoi est-ce que savoir bien lire et comprendre est important pour vous tous ? », lance Raquel de Oliveira Fragoso, la professeure, interrompant le brouhaha du fond de la classe. Ce cours de rémission par la lecture, dédié à ceux qui ont déjà validé leurs enseignements primaires et secondaires permet aux recuperandos de faire diminuer leur peine en lisant des livres. « Ça améliore nos capacités d’écriture ? », tente l’un d’entre eux, sans grande conviction. « Vous lisez des textes que des avocats et des juges écrivent », éclaire enfin la responsable des programmes éducatifs. « Leur vocabulaire, n’est pas le même que le nôtre. C’est pourquoi il est important de s’entraîner à lire et à rechercher des informations dans un texte. » Si la scolarisation est ici obligatoire jusqu’à la fin de l’enseignement secondaire, certains recuperandos (51 sur 400) poursuivent même des études supérieures.

À cet enseignement théorique s’ajoutent des formations visant à l’insertion professionnelle : cuisine, menuiserie, boulangerie, maçonnerie, élevage, sidérurgie, pour les hommes. Coiffure, atelier sourcils, cuisine, pâtisserie pour les femmes. La répartition des activités n’échappe pas aux stéréotypes de genre.

Tandis que ce mercredi soir, une cacophonie de sèche-cheveux déborde du bâtiment féminin, de l’autre côté de la cour qui surplombe cette région vallonnée plantée de villages à l’architecture coloniale, le régime masculin s’affaire autour de la préparation du dîner. « Je rêve d’être boulanger », s’exclame Samuel enchaînant les cuissons de petits « pains français ». Avant d’arriver ici, le trentenaire condamné à 24 ans de prison ne savait pas faire du pain.

« L’APAC m’a donné les outils pour pouvoir retourner dans la vie avec un métier et m’éviter d’avoir à faire de mauvaises choses à ma sortie », affirme-t-il.

La situation des recuperandos est une exception, un privilège, dans le paysage carcéral brésilien. Les portes des APAC ne sont ouvertes — sur décision d’un juge — qu’à ceux qui se sont illustrés par un bon comportement dans un précédent centre de détention. Le cadre de vie offert est très éloigné de la violence des prisons brésiliennes. Un rapport commandé en 2022 par le ministère brésilien des Droits humains y dénonçait insalubrité, surpopulation, nourriture impropre à la consommation, et même des actes de torture.

« C’est très cruel. Je me faisais asperger de spray au poivre. J’ai vu des gens recevoir de la nourriture avariée et s’ils la rendaient, ils n’avaient plus rien à manger. Les prisonniers prennent beaucoup de médicaments, pour se droguer. C’est le chaos », décrit Graziela Cristina Marano qui y a passé un peu plus d’un an. « J’ai vu ce que les êtres humains sont capables de faire à leurs semblables », résume froidement Alisson, un recuperando de 28 ans, en jetant un regard vers le bâtiment du système commun, construit en haut de la colline adjacente. En mars 2023, dans le nord du Brésil, de violentes attaques visant des commerces et des bâtiments publics ainsi qu’une série d’incendies de véhicules, ont été ordonnés depuis une prison de l’état du Rio Grande do Norte, pour dénoncer les conditions de détention.

« Il est difficile de trouver quelque chose de pire que le système pénitentiaire brésilien », estime l’avocate Fernanda Prates, également professeure de droit à la fondation Getulio Vargas. « Le simple fait que la personne n’ait pas à subir cela dans les APAC est merveilleux. Mais ce minimum de dignité devrait être fourni par l’Etat, indépendamment des voies religieuses ou spirituelles. »

Les critiques apportées à l’accompagnement religieux au sein des APAC sont, en effet, nombreuses. Le Brésil étant un état laïc, la loi nationale garantit l’assistance spirituelle en détention, mais également la liberté de culte. « Si l’Etat est le seul à avoir la légitimité d’imposer une punition, d’imposer la souffrance, d’imposer la privation de liberté, il doit aussi être responsable de la manière dont cette privation de liberté est appliquée », ajoute Fernanda Prates.

Traiter le crime comme une pathologie

L’autre volet de critiques adressées aux APAC repose sur la perception des crimes et délits. « Pour transformer les personnes, les APAC avancent que le crime est le fruit d’une pathologie individuelle. C’est une vision très peu problématique de ce que représentent ces actes au sein de la société », affirme Fernanda Prates, qui analyse plutôt le crime comme un fait social.

« Ma famille a été presque entièrement arrêtée, vous savez ? », s’écrie Vanessa Dos Passos depuis son bureau installé dans le petit hall d’entrée de l’APAC féminine, comme pour confirmer ces propos. Ses deux frères et son mari sont eux aussi derrière les barreaux. « Mon père était très agressif, il frappait beaucoup ma mère. À trois ans, je suis allée vivre avec ma grand-mère », poursuit-elle. Née dans un contexte de violences conjugales, entraînée dans le trafic de drogue dès l’âge de 15 ans, Vanessa n’est qu’un exemple parmi des milliers.

Pour Fernanda Prates, le discours de culpabilité individuelle porté par l’APAC apporte une vision « qui légitime le système pénitentiaire ». Elle, avance au contraire qu’un grand nombre de détenus qui causent la surpopulation des prisons brésiliennes n’y ont pas leur place : « On ne peut pas penser au système pénitentiaire sans penser à ce qu’on appelle ‘la porte de sortie’ ».

Le Conseil National de la Justice (CNJ) a recensé 909.061 détenus (en date du 30 septembre 2022) dont 44,5% en détention provisoire, c’est-à-dire sans être passé en jugement. Ces derniers, particulièrement visés par les critiques de la criminologue, constituent une minorité des recuperandos des APAC.

À São João del Rei, Graziela Cristina Mariano, en attente de jugement depuis deux ans pour le meurtre de son mari violent, explique « n’avoir fait que [se] défendre ». « Il était venu pour me tuer », ajoute évasivement cette mère de trois enfants, dont les souvenirs de sa vie d’avant sont imprimés sur son t-shirt à l’effigie de Mickey, couronné par l’inscription : « Maman de João Lucas, 3 ans ». « Je peux être acquitté demain et le temps que j’ai perdu avec mes enfants, avec mes chats, avec les anniversaires, avec ma mère, avec ma famille : tout ce temps que j’ai passé en prison ne me sera pas rendu », pose la trentenaire avec amertume.

This article has been translated from French.