Négocier les deux facettes de la numérisation

Négocier les deux facettes de la numérisation

“Whilst the process of automation is nothing new, the extent and speed of it is. It has been estimated that over 300 million jobs worldwide will be severely affected by these systems.”

(Victor De Schwanberg/Science Photo Library via AFP)

Dans mon précédent article d’opinion pour Equal Times, j’ai expliqué pourquoi il est important que les travailleurs et les syndicats se mobilisent sur le thème de la numérisation du travail. Partant des arguments avancés précédemment, le présent article propose une réflexion sur la manière de cartographier les impacts actuels et futurs de la numérisation du travail et de la main-d’œuvre.

Cette cartographie pourra ensuite être utilisée dans le cadre des négociations collectives et du plaidoyer politique.

Pour mieux comprendre en quoi la numérisation du travail et de la main-d’œuvre entraînera des perturbations sans précédent dans l’histoire du capitalisme, il est utile de distinguer deux processus parallèles sur une ligne temporelle, allant des effets immédiats aux effets à long terme. Ces deux processus sont : (1) L’automatisation/robotisation complète ou partielle et (2) la quantification.

Examinons chacun de ces processus tour à tour.

Automatisation/robotisation complète ou partielle

Si le processus d’automatisation n’est pas nouveau, son ampleur et la vitesse à laquelle il progresse marquent une rupture. Cette évolution est due notamment au lancement cette année de systèmes d’IA générative pilotés par des entreprises, tels que ChatGPT d’OpenAI et Bard de Google. On estime que plus de 300 millions d’emplois dans le monde seront fortement impactés par ces systèmes.

À terme, cette perturbation touchera les travailleurs de toutes les professions. Dans le secteur de l’éducation, les enseignants pourront avoir recours à ces systèmes pour préparer leurs plans de cours ou évaluer les examens des élèves. Dans le monde du cinéma et des médias, les scénaristes, les effets spéciaux, voire les acteurs eux-mêmes, peuvent être remplacés par des robots, au même titre que les journalistes et les auteurs de fiction. Dans le secteur de la santé, les plans de soins, les diagnostics médicaux et même le personnel soignant pourront aussi être remplacés par des machines. Codeurs, comptables et autres développeurs de jeux vidéo pourraient tous se retrouver au chômage, alors que dans les centres d’appels de même que dans la recherche, les bots pourraient se substituer aux employés en chair et en os.

L’impact de ces bouleversements ne sera toutefois pas ressenti de la même manière partout dans le monde et à tous les niveaux de compétences. Ainsi, selon un récent rapport de la société de conseil internationale McKinsey : « L’adoption est également susceptible d’être plus rapide dans les pays développés, où les salaires sont plus élevés et où le passage à l’automatisation est facilité par les conditions économiques. Même si techniquement, une activité professionnelle donnée peut présenter un potentiel élevé d’automatisation, les coûts y associés doivent être comparés au coût des salaires des travailleurs. » Toujours selon McKinsey:

« l’IA générative a un impact plus important sur les activités intellectuelles associées à des professions dont les salaires et les exigences en matière d’éducation sont plus élevés que sur d’autres types d’activités ».

Pour cartographier ce processus, il faut commencer par réfléchir aux impacts immédiats que l’automatisation/la robotisation partielle aura sur l’emploi, les tâches, l’autonomie des travailleurs et les conditions de travail. Il s’agira ensuite de considérer les conséquences à long terme de ces perturbations.

Quantification

Le processus de quantification est plus opaque, mais non moins perturbateur. La quantification fait référence à la manière dont les données et les systèmes algorithmiques transforment nos actions et nos non-actions en événements quantifiables.

À titre d’exemple : « Vous arrivez au travail en retard six jours sur dix » ou « votre taux de productivité est supérieur à celui de vos pairs ». En réalité, ces calculs peuvent inclure de nombreux autres paramètres : notamment le sexe, l’âge, l’origine ethnique, le code postal, le niveau d’éducation, les habitudes d’achat, l’IMC ou d’autres données de santé, voire bien plus encore. Le calcul peut également être beaucoup plus complexe : il peut comparer vos attributs à des ensembles de données très vastes. Ou, par exemple, relever des tendances et créer ainsi des « faits » ou des « vérités » qui ne sont pas connus de tous.

Ces quantifications opaques peuvent avoir des conséquences immédiates : comme, par exemple, entraîner votre licenciement, votre embauche ou votre promotion. Mais surtout, elles alimentent des systèmes algorithmiques par rapport auxquels les futurs travailleurs seront évalués.

Autre exemple (en simplifiant encore une fois à des fins d’illustration) : un système a relevé que votre productivité est en baisse, et ce depuis trois ans. Vous êtes une femme de 52 ans, divorcée, et vous louez un appartement modeste à la périphérie d’une petite ville. Votre santé semble se dégrader alors que votre IMC augmente.

Si un système d’embauche (semi-) automatisé est en place, celui-ci signalera probablement les futurs candidats à l’emploi qui partagent toutes ou la plupart de ces caractéristiques comme étant « moins productifs » ou « en baisse de productivité ». Ce qui signifie qu’ils ne seront probablement jamais pris en considération pour un poste équivalent au vôtre.

Mais qu’en serait-il si les calculs faisaient abstraction de certains faits essentiels de votre vie ? Il y a un an, vous avez eu un accident de voiture et vous vous êtes cassé le genou. Vous avez suivi des séances de kinésithérapie depuis, mais vous sentez que les progrès sont lents, car vous ne pouvez toujours pas courir aussi vite qu’avant. Vous n’avez jamais été propriétaire et avez toujours loué, car vous pensez que c’est mieux. Vous préférez la vie de village. Et que se passerait-il si les algorithmes donnaient une évaluation négative de votre comportement, alors que ce n’est généralement pas le cas ?

Prenons à présent ces erreurs de calcul et multiplions-les par des milliers. Les effets sur les travailleurs futurs seraient très tangibles, toutefois sur une base complètement faussée.

Or, le recours à ce genre de quantification et d’étiquetage est constant. Wolfie Christl, chercheur en protection de la vie privée à l’institut de recherche Cracked Labs, basé à Vienne, a découvert récemment une feuille de calcul de 650.000 lignes sur le site Internet de la plateforme publicitaire Xandr. Celle-ci révélait une collection massive de « segments d’audience » utilisés pour cibler les consommateurs sur la base d’informations et d’inférences très spécifiques, parfois intimes.

Pour cartographier les effets immédiats de la quantification, ainsi que ses effets potentiels à plus long terme, il faut commencer par décrire les systèmes numériques utilisés par l’employeur. Par exemple, des outils de planification, des outils d’embauche ou des scores de productivité automatisés. Il s’agit ensuite d’imaginer les profils/inférences générés par ces systèmes et les données sur lesquelles ils se basent et procéder à la cartographie des effets possibles à l’avenir.

Réponses des syndicats

Les syndicats doivent se prémunir contre ces graves perturbations afin de garantir des marchés du travail inclusifs et diversifiés, aujourd’hui et à l’avenir. Pour ce faire, il serait utile de décrypter ces deux facettes de la numérisation du travail ainsi que leurs effets immédiats et futurs. La cartographie des perturbations permettra aux travailleurs ainsi qu’aux syndicats d’obtenir une vue d’ensemble des futurs réels et possibles et peut être une bonne méthode à utiliser lors de la planification des négociations collectives et/ou des actions de plaidoyer politique. Voici quelques pistes quant aux éléments qui pourraient être repris dans chacun de ces deux cas de figure :

Obligations liées à la perturbation : Dans la plupart des pays du monde, les entreprises qui introduisent des technologies perturbatrices ont peu d’obligations à l’égard de leurs employés. Les syndicats pourraient exiger que lorsque des perturbations surviennent, celles-ci soient assorties d’obligations légales à l’égard des personnes perturbées. Elles pourraient inclure l’obligation de former ou de recycler continuellement les travailleurs pendant le temps de travail, ou d’offrir un soutien aux travailleuses et travailleurs qui perdront leur emploi, par le biais d’une orientation professionnelle et de programmes de formation, notamment. Le coût de ces programmes devrait être exclusivement à charge de l’employeur responsable de la perturbation.

Données : Nous devons savoir quelles sont les données de gestion collectées (et surtout les tiers qui pourraient y avoir accès), à partir de quelles sources et dans quel(s) but(s).

Transparence des inférences : Nous devons être en droit d’être informés de l’ensemble des inférences/profils créés à partir de nos données personnelles. Il est également important de faire valoir notre droit d’être informés au sujet des inférences dont nous faisons l’objet, et par rapport auxquelles nous sommes évalués et manipulés. Les réglementations en matière de protection des données sont loin de toutes nous accorder ces droits, et surtout pas ce dernier.

Liberté par rapport à la manipulation algorithmique : Les droits humains et les droits civils devraient être étendus pour inclure le droit d’être protégé contre les manipulations algorithmiques. Cette demande est étroitement liée à celle concernant la transparence des inférences, mais va plus loin en ce qu’elle propose une clause de non-participation globale. Il ne peut y avoir de liberté de pensée, d’expression ou d’être si nos possibilités de vie sont définies et restreintes par des algorithmes.

Droits relatifs aux données : Il nous faut également négocier nos droits en ce qui concerne l’utilisation de nos données personnelles, y compris les inférences. Ces droits doivent pouvoir être étendus à l’employeur et à tout tiers susceptible d’avoir accès à nos données. Si de nombreuses réglementations en matière de protection des données prévoient un certain nombre de droits, toutes sont loin d’accorder aux personnes concernées (c’est-à-dire à nous) les huit droits reconnus aux travailleurs européens en vertu du RGPD (Règlement général sur la protection des données). Il conviendrait de les étendre expressément aux inférences – collectives et individuelles, présentes et futures. Il s’agit notamment d’ajouter un nouveau droit relatif aux données, qui ne figure actuellement que dans la réglementation californienne sur la protection des données (CPRA), à savoir le droit d’interdire la vente de données à caractère personnel.

Droits relatifs à la codétermination et à la gouvernance : Bien qu’il soit pratiquement impossible d’expliquer ces deux grandes questions en un seul paragraphe, les travailleurs devraient avoir le droit : (a) à être consultés à propos de l’introduction de toute nouvelle technologie (les travailleurs allemands disposent de droits rigoureux dans ce domaine) ; (b) à co-déterminer la finalité, les données utilisées et les instructions fournies au système ; (c) à être informés des inférences faites et à les modifier ou les bloquer ; (d) à être impliqués dans la gouvernance continue nécessaire des technologies numériques au travail afin que leurs expériences et opinions soient prises en compte dans les évaluations d’impact. Ce dernier point est d’autant plus important que les obligations en matière de gouvernance ex-post semblent absentes de nombreuses propositions politiques.

Sécurité et santé au travail : Le contrôle et la surveillance ont des effets physiques et psychologiques préjudiciables sur les travailleurs. De même que les changements, les perturbations et les déplacements intempestifs. Des mesures visant à garantir le droit au « repos » (c’est-à-dire le droit de ne pas être soumis à un contrôle algorithmique) doivent être négociées.

Bien qu’ils ne soient pas exhaustifs, ces conseils constituent néanmoins un point de départ. Ils mettent également en lumière certaines des conséquences les plus critiques de la numérisation du travail, auxquelles nous devons nous atteler pour faire en sorte que les technologies servent les intérêts des personnes plutôt que le profit.