« Nous ne savons même pas s’ils sont vivants ou morts » - En Irak, les familles cherchent désespérément leurs disparus

« Nous ne savons même pas s'ils sont vivants ou morts » - En Irak, les familles cherchent désespérément leurs disparus

The enforced abductions and disappearances of Iraqi men that have occurred for decades – whether under the regime of Saddam Hussein, during the dark days of the so-called Islamic State’s reign of terror or following anti-government protests in 2019 – continue to haunt the relatives of the disappeared. But families who seek answers receive little support.

(International Committee of the Red Cross)

Dans le village de Saqlawiya, situé à environ 50 km à l’ouest de Bagdad, en Irak, tous les hommes ont pratiquement disparu. Assis dans l’unique pièce de sa maison où vivent sa sœur, ses deux fils, ainsi que sa mère, Fatima*, une jeune femme âgée de 31 ans, tient le portrait de son père Ahmed qu’elle n’a pas revu depuis juin 2016.

« Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons aucune nouvelle de nos hommes. Nous ne savons même pas s’ils sont vivants ou morts. S’ils étaient détenus, nous pourrions au moins leur rendre visite et les voir, mais nous n’avons même pas cette possibilité », confie-t-elle à Equal Times.

En plus de son père, Fatima cherche également à savoir ce qui est arrivé à son frère, son mari, ainsi qu’au mari de sa sœur. Fin mai 2016, les forces irakiennes ont lancé une vaste opération pour reprendre la ville de Fallouja, située à seulement 8 kilomètres de Saqlawiya et considérée comme l’un des bastions les plus emblématiques de l’organisation djihadiste État islamique (EI).

En tout, ce sont 643 hommes et garçons qui auraient été victimes de disparition forcée d’après Amnesty International entre le 2 et le 3 juin 2016, supposément enlevés par les Unités de mobilisation populaire (UMP), ou Hachd al-Chaabi, une coalition paramilitaire de forces armées, formée deux ans auparavant, après un appel au combat contre l’EI, lancé par le haut dignitaire religieux chiite iranien Ali al-Sistani.

« Certains des groupes armés sont venus dans notre village, ont enfermé toutes les femmes dans des maisons et ont emmené nos hommes », affirme-t-elle.

« Tout en torturant nos hommes, nous pouvions les entendre célébrer dehors. Ils n’ont fait aucune différence entre les personnes et n’ont pas hésité à s’en prendre aux enfants ».

Alors que les différentes milices composant les UMP ont joué un rôle crucial dans la lutte contre l’EI, certaines forces armées ont elles-mêmes été accusées d’atrocités, notamment d’enlèvements, d’emprisonnements arbitraires et de tortures contre des populations, principalement sunnites, soupçonnées d’avoir rejoint ou de supporter l’organisation djihadiste.

En réponse, le 5 juin 2016, le bureau du Premier ministre de l’époque, Haider al-Abadi, a mis en place une commission chargée d’enquêter sur les disparitions et autres violations commises dans le cadre des opérations militaires visant à reprendre Fallouja. Pour le moment, ni le gouvernement ni la commission d’enquête ni le commandement des UMP ne confirment ces allégations. Ces dernières sont seulement basées sur le témoignage de familles interviewées par différentes ONG de défense des droits humains.

« Quand je leur ai demandé ce qu’ils avaient fait à ma famille, l’un d’eux, qui tenait une épée sanglante, m’a dit qu’ils étaient venus pour se venger et qu’il comptait prendre le même nombre de personnes tuées lors du massacre de la base Speicher », affirme Fatima en référence l’attaque d’un camp militaire par l’EI qui aurait assassiné entre 1.095 et 1.700 cadets de l’armée irakienne, près de Tikrit en juin 2014.

Un premier cycle de disparitions sous Saddam Hussein et pendant l’invasion américaine

Les différents crimes commis à Saqlawiya s’inscrivent dans une dynamique plus large et systémique de disparitions forcées depuis 1968 que le Comité des disparitions forcées (CDF), un organisme onusien qui surveille la mise en œuvre de la Convention pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, a qualifié de « vagues » successives.

Avec le soutien du parti Baas déjà responsable d’exactions, Saddam Hussein, en arrivant au pouvoir, a mis en place un régime dictatorial et très répressif envers les opposants, notamment les membres du Parti communiste et du parti islamique Dawa. Puis, les Kurdes furent la cible d’une violente campagne génocidaire, surnommée l’Anfal, entre février et septembre 1988. Sur cette période d’une vingtaine d’années, le CDF a estimé à 250.000 les victimes de disparitions forcées, dont 100.000 Kurdes, dans son dernier rapport publié en mars 2023.

« L’acte de disparition par le gouvernement, ou des forces affiliés est une crainte enracinée depuis longtemps dans la société irakienne, parce qu’il s’agissait du principal outil de répression du régime Baas », affirme Razaw Salihy, chercheuse à Amnesty International sur l’Irak.

À partir de 2003 et de l’invasion américaine, un nouveau cycle de violence s’est engagé. L’armée américaine et ses alliés ont capturé pas moins de 200.000 Irakiens dans les cinq premières années de son occupation. Le rapport du CDF note, à cet égard, que plusieurs personnes ont été détenues sans mandat et parfois par erreur. En parallèle, les politiques de « débaasification » et la dissolution de l’armée irakienne a permis aux milices de s’imposer dans certaines régions, multipliant un peu plus les tensions dans le pays.

« Entre 2006 et 2008, les conflits sectaires entre les milices ont été particulièrement intenses ce sont des milliers d’Irakiens, principalement des hommes et des garçons, qui ont été enlevé de force », affirme Mme Salihy. « Les personnes qui traversaient différents gouvernorats ou même certains quartiers étaient arrêtées au point de contrôle, et les familles n’ont plus de nouvelles d’elles jusqu’à aujourd’hui », ajoute-t-elle.

« Pratiquement toutes les familles comptent un disparu »

Par la suite, la montée de l’EI dès juin 2014, jusqu’à sa défaite territoriale en 2017 a contribué à de violents affrontements avec son lot de crimes de guerre, à l’image du génocide des Yézidis. En plus des nombreuses exactions commises par le groupe djihadiste, la libération des zones occupées par l’EI s’est également accompagnée de disparitions forcées comme en témoignent les exactions de Saqlawiya.

« Les personnes en âge de combattre, vivant dans des zones anciennement occupées par l’EI ont fait face à une stigmatisation sans précédent. Des dizaines de milliers d’hommes et de garçons ont fait l’objet d’arrestations, de détentions et d’assassinats arbitraires », confirme Mme Salihy.

Plus récemment, après les manifestations antigouvernementales de 2019, où les activistes ont été constamment ciblés par la répression gouvernementale, ce sont les écologistes irakiens qui ont fait face à la menace des disparitions forcées. En février 2023, Jassim al-Asadi, co-fondateur et directeur de Nature Iraq, une ONG qui travaille à la défense de l’environnement a été enlevé par un groupe armé non identifié et détenu pendant plus de deux semaines avant d’être libéré.

Malgré l’ampleur du phénomène, il n’existe pas de données très précises sur le nombre total de personnes disparues dans le cadre des nombreux conflits qui ont traversé l’Irak depuis 1968.

La Croix rouge estime néanmoins que l’Irak est l’un des pays qui comptent le plus grand nombre de personnes disparues et qui se compte par centaines de milliers et qui sont toujours portées introuvables après des décennies de guerre.

De son côté, le CDF, tout en appelant à de nouvelles lois pour mettre fin aux vagues de disparitions, avance que jusqu’à un million de personnes ont disparu en Irak au cours des cinq dernières décennies.

« En Irak, pratiquement toutes les familles comptent un disparu, quelle que soit leur origine ethnique, religieuse ou sociale. Nous parlons de centaines de milliers de familles touchées par les disparitions et autant de vies qui se sont arrêtées », affirme Kushtrim Koci, coordinateur-adjoint à la Croix-rouge.

L’absence d’un mécanisme unique pour retrouver les personnes disparues et de compensation

Malgré les différents appels des ONG et institutions internationales au gouvernement irakien à apporter des réponses au problème des disparitions forcées, le paysage juridique reste très complexe, rendant la recherche de justice particulièrement compliquée pour les familles concernées.

Bien qu’en Irak, la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées soit entrée en vigueur depuis 2010, les institutions compétentes sont basées à la fois en Irak fédéral et dans la région du Kurdistan et les lois existantes ne prennent pas en compte les difficultés du terrain. Sara Alzawqari, coordinatrice de la communication à la Croix rouge en Irak, affirme :

« Plus le temps passe entre la création de mécanismes nationaux efficaces et coordonnés pour clarifier le sort et le lieu de détention, plus les recherches seront difficiles en elles-mêmes ».

« La recherche d’un membre disparu de la famille peut se poursuivre pendant de nombreuses années et être transmise de génération en génération. Jusqu’à présent, des personnes se rendent dans nos centres à la recherche de leur grand-père, d’un père ou d’un oncle disparus dans les années 80, d’un cousin ou d’un fils enlevé en 1991 ou d’un couple dont ils n’ont aucune nouvelle depuis 2014 », ajoute-t-elle.

À titre d’exemple, l’adoption par l’Irak de la loi sur les survivants yézidis, le 1er mars 2021, a permis la mise en place d’un programme de réparation administrative visant à donner effet au droit à réparation des survivants. Néanmoins, l’imposition récente par le gouvernement d’une exigence supplémentaire pour les survivants de déposer une plainte pénale pour être éligible à la réparation a été décriée, en avril dernier, par 13 organisations.

De son côté, sans soutien de la part du gouvernement pour retrouver les membres disparus de sa famille à Saqlawiya, Fatima a décidé de vendre des terres et du mobilier pour faire appel à un avocat qui, après lui avoir donné de faux espoirs, s’est enfui sans remplir son contrat.

« Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour trouver des informations sur nos proches, et maintenant, nous nous retrouvons sans rien. Il est vraiment difficile de parvenir à une quelconque vérité dans ce pays », confie-t-elle à Equal Times. « Nous craignons que certains des coupables viennent nous trouver si nous faisons trop de bruit », ajoute-t-elle.

L’impossibilité de passer à autre chose : « Nous ne vivons que dans l’espoir qu’un jour ils reviendront »

En plus des conséquences psychologiques très importantes pour les familles qui n’arrivent pas à retrouver leurs proches, ou obtenir réparation, ces dernières souffrent de nombreuses stigmatisations et de difficultés diverses au niveau administratif.

En février dernier, l’initiative humanitaire REACH qui fournit différents types de données dans des contextes de crise a ainsi estimé que 33% des ménages dirigés par des femmes avaient des documents civils manquants.

En cause, les complications liées à la nécessité d’avoir un tuteur masculin pour faire la demande, la stigmatisation liée aux familles qui vivaient dans des régions contrôlées par l’EI et l’impossibilité de payer les frais de documentation constituent les principales barrières.

« En Irak, les documents d’état-civil, comme la carte d’identité, le certificat de nationalité irakienne, l’acte de naissance ou de mariage sont essentiels pour exercer des droits, tels que la liberté de mouvement et l’accès aux services de base, à l’emploi et à l’éducation », affirme Mme Alzawqari.

« Ces documents peuvent avoir été perdus, volés ou invalidés au cours du conflit armé et des déplacements. Lorsque les maris disparaissent, les familles se sentent abandonnées », ajoute-t-elle.

Afin de résoudre ce problème, la Croix rouge a signé un protocole d’accord avec l’Association du barreau irakien (ABI), en février 2023, afin de coordonner les activités visant à aider les quelque 27.000 familles des disparus enregistrées auprès du Comité international de la Croix rouge en Irak afin de répondre à leurs besoins juridiques et administratifs.

Il n’en demeure pas moins que, face à la difficulté de l’obtention des documents civils, Fatima ne peut pas envoyer ses enfants à l’école et les autorités lui demandent de déclarer les membres disparus de sa famille en tant que « martyrs ». Or, cela la priverait inévitablement du droit de continuer ses recherches.

« Je ne veux pas arrêter de chercher, ni perdre espoir, je ne veux pas déclarer mon mari comme un martyr. On dit qu’avec le temps, on oublie, ou que le temps guérit. Les années ont passé, mais chaque année, la blessure est plus profonde. On ne peut jamais oublier », affirme Fatima.

« Cela fait de nombreuses années, et pourtant, mes larmes n’arrêtent pas de couler à chaque souvenir. Nous continuons à prier chaque jour pour que les hommes de la famille reviennent sains et saufs. Nous ne vivons que dans l’espoir qu’un jour ils reviendront », conclue-t-elle.

This article has been translated from French.

* Les informations personnelles, comprenant le nom et l’âge des personnes, ont été changées pour des questions de sécurité.