« Le Retour » : parcours d’anciens migrants au Sénégal

« Le Retour » : parcours d'anciens migrants au Sénégal
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Chaque année, des dizaines de milliers de personnes risquent leur vie en quittant le Sénégal. Toutefois, un certain nombre d’entre elles reviennent au pays, après quelques mois ou années passées à l’étranger.

La réalité rencontrée sur les routes de l’exil ne correspond pas toujours aux attentes. Leur voyage de retour a souvent été compliqué, que ce soit à la suite d’un rapatriement forcé ou d’une décision volontaire. Dans un contexte où le chômage élevé pousse de nombreuses familles à encore considérer l’émigration vers l’Europe comme une lueur d’espoir vers un avenir meilleur, le retour de ces hommes et ces femmes les plonge souvent dans un mélange complexe de sentiments, notamment la honte et le regret. Ils et elles portent le poids, parfois encore des années après, de ne pas avoir été à la hauteur des espoirs de leur famille et de leur communauté.

D’une solution pour nourrir leurs proches, ils deviennent un problème. Ils se sentent également tiraillés entre la quête de réintégration et l’espoir de se construire une nouvelle vie. Souvent redevables d’une « dette morale » auprès de leurs familles qui ont souvent investi dans leur départ, pour eux, il leur est difficile de devenir un fardeau financier.

À travers les rencontres et les témoignages de Macoumba, El-Hadj et Moustapha, la photojournaliste Jennifer Carlos a exploré ces divers aspects. Cette série veut montrer les défis auxquels ils font face et les rêves qui les animent, révélant une force intérieure qui continue de briller.

 

De nos jours, lorsque les pirogues prennent la mer, elles le font discrètement la nuit, transportant régulièrement plus d’une centaine de passagers du Sénégal en direction des Canaries. Thiaroyes-sur-Mer. Octobre 2022.

Photo: Jennifer Carlos

À Thiaroyes-sur-Mer, une banlieue de Dakar comptant 80.000 habitants, le sujet de l’immigration clandestine est omniprésent. La ville est davantage connue pour le nombre de vies perdues en mer que pour la qualité du poisson. L’ancien village de pêcheurs a presque disparu.

 

« Le voyage a été très dur, mais le pire, c’est le retour. Ma famille avait mis tellement d’espoir en moi. C’est une honte de partir et de revenir », raconte El-Hadj, 39 ans. Thiaroyes-sur-Mer. Octobre 2022.

Photo: Jennifer Carlos

El-Hadj, a tenté le voyage vers les îles Canaries en 2006 soutenu financièrement par sa mère. Mais son rêve a été brisé après avoir été rapatrié au bout de 42 jours. De retour au Sénégal, après cette première tentative, El-Hadj se retrouve endetté. Grâce au soutien d’un ami pêcheur, il retrouve un travail et un revenu et parvient à se marier et à fonder une famille avec deux enfants.

Malheureusement, sa situation financière toujours critique le pousse à tenter à nouveau sa chance. En 2009, El-Hadj décide de faire une nouvelle traversée en passant par le Maroc. Arrêté par la police marocaine, il est alors expulsé dans le désert, près de la frontière algérienne. De retour au Sénégal, son sentiment de honte et de culpabilité s’amplifie avec ce second échec. Il raconte avoir sombré à cette époque dans la dépression.

 

« Lorsque je suis retourné au Sénégal après ma deuxième tentative, la honte m’a envahi au point que, pendant deux mois, je rentrais au village uniquement la nuit pour dormir, évitant ainsi toute rencontre, et le matin, je quittais le village pour me cacher », raconte El-Hadj. Ici, il attend, frustré de ne pas pouvoir partir en mer, car la mer est trop agitée de matin-là. Thiaroyes-sur-Mer. Octobre 2022.

Photo: Jennifer Carlos

« Les regards des gens sont durs, et il y a beaucoup de rumeurs. Beaucoup disent que je suis parti dilapider l’argent de ma mère. Je me sens coupable, car j’ai causé beaucoup de stress à ma mère. Elle a eu un AVC et une partie de son corps est paralysé. »

Au fil des mois, El-Hadj reprend la pêche et parvient peu à peu à regagner la confiance de ses proches.

 

Alors qu’El-Hadj passe devant un chalutier chinois, il explique : « Ce sont les accords de pêche qui nous tuent, avant il y avait beaucoup de poissons. Mais là, les chalutiers étrangers raflent tout, avec leurs grosses embarcations. Il ne nous reste plus rien et je n’arrive plus à m’en sortir ». Thiaroyes-sur-Mer. Septembre 2022.

Photo: Jennifer Carlos

Comme lui, de nombreux petits pêcheurs sénégalais luttent aujourd’hui pour survivre, confrontés aux conséquences des accords de pêche internationaux qui autorisent les chalutiers étrangers à exploiter les eaux sénégalaises.

« Je suis impuissant, car je n’ai pas assez d’argent pour vivre, et encore moins pour procurer des soins à ma mère malade. Mon fils a une hernie, et son opération coûterait 250.000 francs CFA ». Malgré ce qu’il a traversé, et les dettes qu’il a toujours, sa famille le pousse à repartir, car la situation financière reste trop difficile.

 

À son retour, Moustapha, 54 ans, n’a pas été bien accueilli par ses proches et surtout sa femme : « Ma femme était déçue de me revoir et elle m’a quitté. Elle espérait que je reste en Europe pour lui envoyer de l’argent. » Thiaroyes-sur-Mer. Juillet 2023.

Photo: Jennifer Carlos

Comme El-Hadj, Moustapha a connu le dur retour des îles Canaries, à deux reprises, en 2006 et 2019. Les attentes financières des proches peuvent générer des tensions familiales, que Moustapha a dû affronter, jonglant avec la déception et la nécessité de se réintégrer dans sa communauté.

 

Moustapha (au centre) passe beaucoup de temps avec les jeunes de la ville pour les sensibiliser aux dangers de la migration par les pirogues. Thiaroyes-sur-Mer. Octobre 2022.

Photo: Jennifer Carlos

Aujourd’hui, en tant que président de l’Association des Jeunes Rapatriés de Thiaroyes-sur-Mer, Moustapha s’est engagé dans une mission de sensibilisation. Il informe les jeunes locaux sur les risques de la migration, tout en facilitant leur accès à des formations professionnelles.

Moustapha s’efforce de tisser des partenariats pour financer des formations variées, soutenues notamment par les organisations GIZ et Caritas, touchant des domaines tels que la pâtisserie, la construction, l’électricité.

 

Moustapha avec son fils à gauche se retrouve régulièrement avec son ami pour prendre le thé. « J’ai peu d’amis dans le village, les gens ne me respectent pas ici ». Thiaroyes-sur-Mer. Octobre 2022.

Photo: Jennifer Carlos

Pourtant, en dépit de ses efforts, Moustapha reste en marge dans son village. Ses actions au sein de l’association ne parviennent pas toujours à retenir au pays les jeunes locaux cherchant du travail. Néanmoins, il persiste dans son engagement, espérant obtenir davantage de fonds pour contrer l’émigration dans son village.

 

Sur la plage, Macoumba, 40 ans, s’entraîne en vue de sa sélection aux Jeux paralympiques 2024, dans la discipline cycliste du vélo à bras. Dakar. Juillet 2023.

Photo: Jennifer Carlos

En 2002, à l’âge de 19 ans, Macoumba a été envoyé en France par son père pour améliorer les conditions de vie de sa famille. Peu de temps après son arrivée en France avec un visa touristique, il s’est rendu à Grenade, en Espagne, dans une maison de migrants, dans le but de vendre des sculptures en bois aux touristes en tant que vendeur ambulant. Sans succès.

Alors que son visa était sur le point d’expirer, Macoumba décide alors de rejoindre l’armée française, dans la Légion étrangère, comme dernier recours pour rester en France. Sa condition physique exceptionnelle l’a rapidement distingué, devenant l’un des meilleurs tireurs de sa promotion. Pendant plusieurs années, il fait partie d’unités militaires déployées dans diverses zones de conflit, notamment en Côte d’Ivoire, à Djibouti et en République Centrafricaine.

En 2008, lors d’une opération, un accident l’a blessé à la colonne vertébrale, laissant ses jambes paralysées. Malgré ce revers, il est resté résolument optimiste. « J’ai donné une partie de moi pour la France. Quand je me suis réveillé à l’hôpital, j’ai rigolé, j’étais tellement heureux d’être en vie. C’était une telle chance. »

 

Macoumba s’étend sur le sol après avoir accompli un trajet de plus de 60 kilomètres en handbike dans son village natal dans la région de Kaolack. « Lorsque j’ai découvert le vélo, cela m’a permis d’oublier tous les soucis. C’est comme si plus rien ne pouvait m’atteindre ». Keur Alpha. Juillet 2023.

Photo: Jennifer Carlos

En 2011, il a fait le choix courageux de retourner au Sénégal, malgré la stigmatisation liée à son handicap. Finalement, il s’est lancé dans le secteur immobilier, s’est engagé dans des actions humanitaires et se consacre à la compétition professionnelle en handbike.

Actuellement classé 8e au niveau mondial en paracyclisme, son objectif ultime est de représenter dignement le Sénégal aux Jeux Paralympiques de 2024. « Je saurai au mois de mai, si je suis sélectionné », ajoute-t-il.

 

Dans leur chambre, Macoumba et sa femme Sophia sont assis ensemble. Dakar. Septembre 2023.

Photo: Jennifer Carlos

L’homme se remémore : « Pendant ma rééducation, j’ai dû réapprendre les gestes essentiels, et je me suis souvent interrogé sur la manière dont je ferais face au regard des autres. C’est à ce moment-là que l’envie de rentrer au Sénégal m’est venue, mais j’avais des inquiétudes concernant l’accessibilité et la stigmatisation envers les personnes handicapées. Heureusement, mon retour s’est très bien passé, et j’ai bénéficié d’un soutien précieux.  »

 

Ce projet a été réalisé sous le mentorat du collectif ITEM pendant un an.

Une version longue de ce travail photographique sera exposé du 30 janvier au 9 mars 2024 à l’Escale, à la Grange aux Belles, à Paris.