Pourquoi améliorer les infrastructures de soins à l’enfance et à l’adolescence pourrait redynamiser l’économie et promouvoir l’équité en Argentine

Pourquoi améliorer les infrastructures de soins à l'enfance et à l'adolescence pourrait redynamiser l'économie et promouvoir l'équité en Argentine

Social actors are mobilising to set up a comprehensive care system including centres for child and adolescent care, a measure that would allow parents to work, study and seek employment. In this image, schoolchildren in Buenos Aires attend an extracurricular activity by school bus.

(Nicolás Pousthomis)
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En mai dernier, un projet de loi a été présenté visant la mise en place d’un système intégral de politiques de soins en Argentine (SINCA). Élaboré par le ministère de la Femme, du Genre et de la Diversité (MMGD) en collaboration avec le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité sociale, ce projet de loi compte parmi ses dispositions les plus significatives l’extension du congé pour les « personnes enceintes, non enceintes et adoptives » : si la loi, actuellement débattue au Parlement, est adoptée, le congé de maternité passera de 90 à 126 jours, et le congé de paternité (ou de second parent) passera de deux à quinze jours, pour être porté progressivement à 90 jours.

« Nous soutenons la réforme des régimes de congés et les efforts visant à mettre en place un système de soins complet, même si pour l’instant, un débat parlementaire à ce sujet ne semble pas constituer une priorité pour les différentes forces politiques », déclare Yamile Socolovsky, de la Central de Trabajadores de la Argentina (CTA).

Alejandra Angriman, de la Central de Trabajadores de la Argentina Autonoma (CTA-A), souligne que l’accent doit être mis sur le financement et craint que « le lourd endettement et le paiement de la dette extérieure ne constituent un frein à l’expansion des politiques de soins complets. Malheureusement, cette situation préoccupante n’est pas envisagée dans le cadre du budget approuvé par le Congrès national. »

En attendant, la situation économique du pays, aux prises avec une conjoncture en berne, entraîne un approfondissement de la brèche de genre. « Nous nous trouvons dans une phase de régression très marquée pour les femmes : beaucoup d’entre elles ont renoncé à chercher un emploi ou se rabattent sur le télétravail comme seule possibilité », déclare Noemi Ruiz, secrétaire pour l’égalité et le genre auprès de la Confederacion General de Trabajadores de la Republica Argentina (CGTRA).

Selon un rapport de l’Institut national de statistique et de recensement (INDEC) publié au début de cette année, le taux d’activité des hommes est de 68,6 %, contre 50,2 % pour les femmes. La situation n’a fait que s’aggraver au cours de ces dernières années, a fortiori depuis la pandémie, dans un contexte marqué par l’inflation et la crise économique : 37,3 % de la population argentine vit sous le seuil de pauvreté, selon les statistiques de l’INDEC pour le second semestre de 2021, alors que « les femmes sont surreprésentées dans les secteurs paupérisés, n’ayant pas récupéré leur emploi après la pandémie », explique Natalia Quiroga Diaz, professeure à l’Universidad Nacional de General Sarmiento (UNGS) à Buenos Aires, spécialisée dans l’économie féministe.

En Argentine, comme dans le reste de la région latino-américaine, la féminisation de la pauvreté est en grande partie liée au fait que les femmes continuent à porter la charge d’élever les enfants et de s’occuper des personnes dépendantes. Selon une étude de 2020, 75,7% des tâches domestiques et de soins sont effectuées par des femmes.

Faute d’infrastructures de soins adéquates, travailler tout en s’occupant des enfants devient un véritable défi.

Bien qu’il existe un réseau public de crèches (pour les enfants de 45 jours à deux ans) et de jardins d’enfants (de trois à cinq ans), « il existe un déficit énorme », surtout pour les enfants de moins de quatre ans, tandis que l’accès aux places dans le système privé « implique une dépense très importante à laquelle seuls 20 % peuvent prétendre », explique Mme Angriman. De surcroît, de nombreux centres ne sont ouverts que quatre heures par jour et sont très inégalement répartis dans le pays.

« Décrocher un poste c’est comme une loterie », confie Lorena (nom d’emprunt), une Colombienne, mère d’une petite fille de neuf mois, qui vit dans la ville de Buenos Aires et est actuellement à la recherche d’un emploi pour réintégrer le marché du travail après son congé de maternité. « Mon partenaire et moi avons du mal à joindre les deux bouts, mais la recherche d’un emploi est un travail en soi. D’autant qu’avec un bébé, il est très difficile de s’asseoir devant l’ordinateur pour préparer un curriculum vitae et parcourir les offres d’emploi », explique Lorena. À l’instar de beaucoup de mères d’enfants en bas âge, toutefois, elle n’imagine pas laisser sa petite dans une crèche huit à dix heures par jour, du lundi au vendredi. « Pour l’instant, je n’envisage que le travail à temps partiel, ou le télétravail, ou au moins un travail semi-présentiel. Mais j’aurais vraiment besoin d’un espace où l’on s’occuperait de la petite et où je pourrais m’asseoir et travailler, ou passer régulièrement, et où mon partenaire pourrait faire de même », ajoute-t-elle.

Mère de deux enfants de 9 et de 2 ans, Veronica (qui préfère également cacher son identité sous un nom d’emprunt) tente de concilier ses responsabilités maternelles et ses études de sociologie à l’université de Buenos Aires (UBA). « Il ne s’agit pas seulement de déposer les enfants dans un endroit pendant huit heures, mais de pouvoir être auprès d’eux, de les choyer, tant la mère que le père. J’ai toujours nourri l’espoir qu’une garderie digne de ce nom serait mise en place au sein de la faculté des sciences sociales, mais malgré de nombreux projets, aucun d’entre eux n’a vu le jour. Cela m’aurait permis de poursuivre les cours et l’allaitement », explique Veronica.

Le télétravail et l’invisibilisation des soins

La pandémie a vu s’installer l’idée que les mères peuvent aisément concilier vie familiale et vie professionnelle si elles travaillent à domicile : « L’opinion s’est répandue selon laquelle les femmes pouvaient simplement télétravailler tout en s’occupant de leurs enfants. Je pense que cela part de la notion que prendre soin d’autrui n’est pas un travail, que cela ne demande pas d’attention. On assiste à une invisibilisation du travail domestique et des soins et celle-ci se trouve au cœur de l’inégalité de genre, de l’expropriation du travail des femmes », explique Veronica.

Pourtant, contrairement aux idées reçues dominantes, les soins exigent énormément d’efforts et d’attention. Voici comment Lorena décrit son dilemme : « Si je décroche un emploi que je peux exercer à domicile, je devrai engager une nounou pour pouvoir travailler. Je ne suis en mesure de le faire que parce que j’ai un revenu supplémentaire provenant d’une location ; le seul revenu de notre travail ne suffirait pas. Or, cette situation perpétue la précarité des travailleuses des soins, car pour joindre les deux bouts avec mon salaire, je dois verser une somme dérisoire à la personne qui s’occupe de l’être qui est la prunelle de mes yeux. »

« Faute de systèmes de soins universels, nous nous trouvons confrontées à une spirale de la précarité où certaines femmes paient d’autres femmes comme elles le peuvent pour qu’elles s’occupent de leurs enfants. » « Le fait de considérer le télétravail comme une option pour les femmes qui élèvent leurs enfants conduit à la privatisation d’un problème qui relève du public : il est urgent de cesser de considérer les soins comme une affaire de femmes », conclut l’économiste.

Le droit de dispenser et de recevoir des soins

La CGTRA planche actuellement sur un projet de loi alternatif qui met l’accent sur la création de « centres d’assistance et de protection intégrale inclusifs pour la petite enfance, l’enfance et l’adolescence, destinés aux enfants des travailleurs, qu’ils soient formels, sous-employés ou sans emploi ». Il prévoit en outre une couverture pour les personnes qui cherchent un emploi ou étudient, comme dans le cas de Lorena et Veronica.

L’avant-projet se base, comme l’explique Noemi Ruiz, sur le concept des « soins en tant que droit : le droit, à la fois, de dispenser et de recevoir des soins ». Les centres proposés seraient conçus sous forme de structures pluridisciplinaires combinant les préoccupations liées à l’éducation, à la santé et à la nutrition des enfants et des adolescents :

« Nous misons sur la professionnalisation des soins, c’est pourquoi l’un des objectifs centraux est la formation à toutes les compétences requises : enseignants, médecins, aides-soignants, et autres », explique la syndicaliste, qui souligne que si elle est adoptée, cette loi générera des milliers d’emplois de qualité.

De ce point de vue, l’engagement en faveur des soins n’est pas seulement une question de droits, mais aussi une opportunité pour la reprise économique. « On peut envisager ces infrastructures de soins comme des espaces de reconstruction économique. Un élément central consiste à récupérer l’espace public, les économies sociales et populaires, organisées en réseaux, afin de garantir les activités de soins dans toute leur complexité, en particulier pour les enfants. Cela implique que l’État assume ses responsabilités en matière de soins et s’engage radicalement en faveur d’un avenir meilleur pour les nouvelles générations », a souligné Mme Quiroga Diaz. La CTA plaide également pour la professionnalisation de ces fonctions : « Nous demandons que le travail de soins soit reconnu comme un emploi à part entière, qui doit être hiérarchisé, rémunéré et formalisé », a déclaré Mme Socolovsky.

« Les politiques publiques devraient tendre à modifier la responsabilité des soins qui pèse excessivement sur les ménages, et plus particulièrement sur les femmes et les corps féminisés, en augmentant la part de responsabilité des États, des entreprises et des organisations sociales », estime Mme Angriman.

Partant de son expérience personnelle, Veronica résume la situation en ces termes : « Il ne suffit pas de parler de coresponsabilité parentale, ni de familles élargies, il faut que la société prenne conscience de la nécessité de collectiviser les soins. Mais pour que cela, il faut que la société soit impliquée : que cela soit perçu comme nécessaire et pertinent. »

This article has been translated from Spanish.

Cet article a été réalisé avec le soutien de la Friedrich-Ebert-Stiftung.