Pourquoi la société civile géorgienne veut rester mobilisée malgré le retrait de la loi sur les « agents étrangers »

Pourquoi la société civile géorgienne veut rester mobilisée malgré le retrait de la loi sur les « agents étrangers »

Protesters on the streets of Tbilisi on 7 March 2023.

(AFP)
Opinions

Il s’agit d’une véritable victoire pour les milliers de Géorgiens qui sont descendus dans les rues début mars pour s’y opposer. Après des manifestations d’une ampleur historique dans ce petit pays du Caucase, le parti au pouvoir Rêve géorgien – Géorgie Démocratique (KO-DS) a été contraint de retirer la loi sur les « agents d’influence étrangère », le 10 mars 2023. Calquée sur la loi russe du même nom, elle prévoyait que tout organisme recevant plus de 20 % de ses financements de l’étranger soit contraint de s’inscrire sur un registre des « agents d’influence étrangère » et que ses membres s’enregistrent aussi, sous peine de risquer jusqu’à cinq ans de prison. Elle aurait également autorisé le ministère de la Justice à enquêter et réclamer les documents de ces mêmes organisations, dont des données personnelles potentiellement sensibles.

Dans le pays, la loi a été surnommée « loi Poutine » ou « loi russe » et son vote en première lecture, le mardi 7 mars 2023, a plongé le pays dans un mouvement de contestation inédit avec plus de 30.000 manifestants. Elle ciblait clairement les rares médias indépendants, les organisations non-gouvernementales, ainsi que les syndicats qui reçoivent des donations internationales. « Le gouvernement essaie de faire taire les voix critiques qui s’élèvent contre lui. Et avec cette loi, son but est d’affaiblir la société civile », explique Dachi Imedadze, co-fondateur de l’ONG Shame movement, qui fait campagne depuis 2019 pour une refonte du système électoral en Géorgie.

Plus largement, la société civile craignait qu’elle ne devienne le moyen législatif d’étouffer toute voix d’opposition au gouvernement, notamment par l’adoption d’amendements de plus en plus répressifs qui auraient menacé l’existence des ONG et des médias.

« À long terme, nous aurions assisté au même scénario qu’en Russie : les organisations finissent par fermer leurs portes et par s’exiler. Le terme « agent étranger » a une connotation très négative dans notre région, c’est presque être étiqueté comme un traître. De plus, la loi contenait des parties vagues qui laissent au gouvernement une marge d’interprétation », précise de son côté Mariam Nikuradze, journaliste et co-fondatrice du média indépendant Open Caucasus Media (ou OC média), qui couvre l’actualité du Caucase en mettant l’accent sur le long format et l’enquête.

Les organisations s’inquiétaient également que la future loi ne mette en péril leur relation avec les donateurs étrangers, menaçant leur source de financement principale. « L’aide financière des pays amis - et l’assistance juridique gratuite fournie par les organisations de la société civile financées par cet argent - a été essentielle pour nous permettre de lutter contre les violations des droits du travail devant les tribunaux et de les porter à l’attention de l’inspection du travail. Les services juridiques sont coûteux et ne sont pas particulièrement accessibles aux personnes qui ont été licenciées. […] Des organisations d’aide juridique bien financées et courageuses jouent un rôle essentiel en aidant les employés à s’opposer à l’État, au pouvoir politique et aux ressources financières massives du secteur privé. Sans le soutien de donateurs étrangers, nous serions seuls pour faire face à ces forces puissantes », peut-on ainsi lire sur le communiqué du Georgia Fair Labor Plateform, une coalition de syndicats indépendants qui œuvre à l’amélioration des conditions de travail dans le pays.

Une société civile fragilisée

D’autant plus que les atteintes à la démocratie n’ont cessé de se multiplier ces dernières années et que la société civile s’en trouve déjà fragilisée. En 2021, une fuite de données a révélé que le Service de sûreté de l’État procédait à une surveillance et une mise sur écoute massive de militants de la société civile. Lors des manifestations, il arrive que les forces de l’ordre aient des consignes spécifiques d’arrestation vis-à-vis de membres d’ONG. Ainsi, en mai 2022, le directeur de l’ONG Shame movement, Giorgi Mjavanadze, a été arrêté après avoir organisé un rassemblement de soutien à l’Ukraine, au motif qu’il aurait troublé l’ordre public.

Convoqué au poste de police, il a été frappé durant plusieurs heures au sol, et menacé de viol. « Ce fut traumatique et violent. Mais cette arrestation va au-delà de mon cas personnel et expose le caractère systémique des crimes des forces de l’ordre, qui ont des instructions précises vis-à-vis des militants. Nous avons le sentiment de ne pas avoir de vie privée, je sais que quelqu’un peut surveiller mes appels en permanence », témoigne-il auprès d’Equal Times. « La situation est déjà compliquée, mais coller une étiquette d’agents étrangers, c’est légitimer ces violences car nous serions vu comme des ennemis du pays », complète Dachi Imedadze. Alors que leur travail est de plus en plus entravé, les ONG s’inquiètent d’un point de non-retour, comme le souligne le cofondateur de Shame movement :

« Le gouvernement continuera d’agir de manière autoritaire, c’est pourquoi nous devons rester extrêmement vigilants ».

Dans ce pays où le paysage médiatique est polarisé et détenu par des proches d’hommes politiques, les rares médias indépendants comme OC Media, Netgazeti, ou encore Batumelebi, sont également la cible d’attaques répétées. Sous couvert de lutte contre la désinformation, la législation s’est durcie « La détérioration de l’état de la démocratie n’a pas commencé aujourd’hui. En ce qui concerne les médias, le tournant le plus important s’est produit le 5 juillet 2021, lors de Marche des Fiertés : 56 journalistes ont été blessés ce jour-là et l’un d’entre eux est décédé peu après. Les organisateurs n’ont toujours pas été punis et le gouvernement diabolise les médias depuis lors », affirme ainsi Mariam Nikuradze.

Les journalistes reprochent au gouvernement d’avoir instauré un climat de défiance, et dénoncent l’absence d’enquête sérieuse lorsque des crimes sont commis contre leurs confrères dans le pays. « D’abord, nous nous sommes inquiétés de notre sécurité, maintenant de la liberté d’expression et de notre existence même. À un moment donné, nous avions envisagé de changer l’enregistrement de notre organisation pour un autre pays au cas où la loi soit adoptée », raconte la journaliste d’OC Média.

Changement de position du gouvernement

La Géorgie n’avait pas connu un tel mouvement de contestation depuis 2019. La loi était portée par Pouvoir au Peuple (khalkhis dzala), un groupe de députés ayant quitté en août 2022 les rangs du parti au pouvoir depuis 2012, Rêve Géorgien, avec le soutien de celui-ci. Depuis, il est la voix extrême du parti, le porte-parole de sa ligne dure anti-occidentale et pro-russe. Malgré le retrait de la loi, la majorité politique ne change pas de position : « la machine à mensonges a pu présenter le projet de loi sous un jour négatif et tromper une certaine partie du public », a ainsi déclaré le parti suite au retrait de la loi, avant d’affirmer qu’il ne renoncerait pas à une future législation similaire, prévoyant des réunions publiques pour convaincre la population de sa nécessité lorsque les « tensions » seront apaisées.

Une position qui continue d’alerter la société civile, tandis que l’opposition politique accuse le gouvernement d’Irakli Garibachvili, en poste depuis 2021, d’opérer un tournant politique vers Moscou encore plus marqué depuis le début de la guerre en Ukraine, malgré une population largement pro-ukrainienne. D’autant plus que Rêve Géorgien est dirigé en sous-main par son fondateur l’oligarque milliardaire Bidzina Ivanishvili, un temps premier ministre, et qui entretient de forts liens avec la Russie où il a fait fortune.

« Cette loi s’inscrit dans un processus pour faire basculer le dernier bastion de l’orientation pro-occidentale de la Géorgie, qui est l’opinion publique » analyse Thorniké Gordadzé, chercheur à l’International Institute for Strategic Studies et ancien ministre géorgien de l’intégration européenne.

« Les moments que viennent de vivre le pays sont du jamais vu dans l’histoire de la Géorgie depuis l’indépendance. Le gouvernement actuel a changé radicalement son orientation géopolitique avec ce discours que l’Union européenne pousserait la Géorgie vers une guerre avec son voisin russe. Le narratif du gouvernement oppose d’un côté la paix et de l’autre l’orientation pro-européenne de la Géorgie », précise le chercheur.

Dans le pays, la peur d’une guerre avec la Russie reste prégnante. Le souvenir de l’invasion russe de l’été 2008 est encore brûlant. Après cinq jours d’une guerre éclair, le pays se retrouve amputé des provinces d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, dont l’indépendance est reconnue par Moscou. Un traumatisme pour la population, qui craint de voir l’histoire se répéter.

« Si nous nous souvenons du cas de Ianoukovitch en Ukraine, nous constatons que le schéma est le même - la Russie interdit au gouvernement d’obtenir des résultats tangibles pour la Géorgie sur la voie de l’intégration européenne », assure ainsi Helen Khoshtaria, fondatrice du parti d’opposition Droa. Pointant le manque de réformes, l’Union européenne a par ailleurs refusé en juin dernier le statut de candidat officiel au pays, contrairement à l’Ukraine et à la Moldavie.

« C’est la première étape d’une victoire, mais rien n’est encore fait. Nous devons prendre en compte le fait que le parti au pouvoir, qui règne sur la vie politique géorgienne ne s’éloignera pas de Moscou du fait de quelques manifestations. Ce qu’il faut, c’est un profond changement politique en Géorgie, pour que le pays puisse définitivement prendre le chemin de l’Union Européenne », martèle de son côté Helen Khoshtaria.

This article has been translated from French.