Pourquoi le réseau ferroviaire des Balkans ne parvient-il pas à se remettre sur les rails ?

Pourquoi le réseau ferroviaire des Balkans ne parvient-il pas à se remettre sur les rails ?

A Croatian Railways (Hrvatske željeznice) commuter train journeys through Kaštel Stari in Croatia. Like elsewhere in the region, the long-term lack of investment in Croatia’s railways has led to a decline in both its total length of rail lines and the maximum speed of trains.

(Markus Mainka/Alamy Stock Photo)

Dans son livre Train dans la neige (Vlak u snijegu), paru en 1930, l’écrivain croate Mato Lovrak racontait l’histoire d’un groupe d’écoliers qui se rendaient dans une ville voisine pour une excursion scolaire. Au moment de retourner dans leur village, leur professeur tombe malade et les enfants doivent rentrer chez eux par leurs propres moyens. Lorsque le train se retrouve bloqué par une congère, les enfants aident les cheminots à déneiger la voie. Près d’un siècle plus tard, on pourrait affirmer que la popularité et la longévité du livre ont dépassé celles des chemins de fer. Bien que le roman soit encore largement reconnu comme un chaleureux récit de solidarité et d’amitié, le concept des voyages (scolaires) en train est devenu une curiosité.

Un manque d’investissement à long terme dans les chemins de fer croates a provoqué une diminution du nombre total de kilomètres de voies ferrées ainsi que de la vitesse maximale des trains, ce qui a un impact négatif sur le trafic de passagers et de marchandises. Lorsqu’en 2014, la société ferroviaire croate Hrvatske željeznice (HŽ) s’est tournée vers les médias sociaux pour demander à ses abonnés de lui proposer un nouveau slogan, elle a reçu des suggestions telles que : « Il n’y a pas que la vitesse qui compte » ou « Votre vie va trop vite ? Alors, voyagez avec HŽ ». Ces réponses sarcastiques donnent un aperçu de la façon dont le service ferroviaire national était perçu à l’époque : lent, peu fiable et dépassé. Près de dix ans plus tard, cette perception n’a pas changé.

Mais la Croatie ne fait pas figure d’exception dans les Balkans.

Partout dans les pays de l’ex-Yougoslavie, la qualité des chemins de fer s’est détériorée en raison de coupes budgétaires considérables, de la réduction des services et des effectifs ainsi que du manque d’entretien d’une infrastructure qui tombe en ruine.

Alors qu’en Yougoslavie, les compagnies ferroviaires nationales étaient intégrées dans un consortium appelé Chemins de fer yougoslaves (Jugoslavenske državne željeznice), aujourd’hui, le système ferroviaire de la région se compose d’un patchwork de compagnies différentes, opérant sur des marchés qui ont été libéralisés à des degrés divers. La plupart des capitales de l’ex-Yougoslavie ne sont plus reliées entre elles par le rail, tandis que la Macédoine du Nord, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro sont en queue de peloton pour la longueur totale des lignes ferroviaires en service en Europe.

Ces dernières années, de nouveaux projets de développement dans le secteur ferroviaire ont été annoncés à travers toute la région, toutefois la cadence de la modernisation est encore lente. Par ailleurs, certains craignent que la poursuite de la libéralisation du marché n’entraîne des difficultés pour les entreprises et les passagers locaux.

« Pas une priorité »

Lorsque l’auteur, Mato Lovrak, a écrit son livre pour enfants, il y a plus de 90 ans, la Croatie disposait encore d’un réseau ferroviaire comparable à celui de certains pays plus riches d’Europe de l’Ouest. La plus grande partie des chemins de fer de la Croatie actuelle ont été construits avant la Première Guerre mondiale, lorsque la Croatie appartenait à la monarchie des Habsbourg. Pendant les périodes du Royaume de Yougoslavie (avant la Seconde Guerre mondiale) et de la Yougoslavie socialiste (après 1945 et jusque dans les années 1990), différentes portions des pays nouvellement unifiés étaient reliées par des voies ferrées.

Mais la guerre des années 1990 a entraîné la destruction, l’abandon et la fragmentation des systèmes ferroviaires. L’instauration de nouvelles frontières entre les pays a exigé une plus grande coordination internationale du trafic ferroviaire, mais les fonds nécessaires à la modernisation faisaient défaut. Pour Fikret Ljevo, l’actuel président du Syndicat indépendant des cheminots de Bosnie-Herzégovine (Samostalni sindikat željezničkih radnika u Bosni i Hercegovini), basé à Sarajevo, les systèmes ferroviaires avant et après la guerre en Yougoslavie sont « deux mondes différents », explique-t-il lors d’un entretien téléphonique avec Equal Times. « Ce que nous avons aujourd’hui ne ressemble même pas à un véritable réseau ferroviaire. Lorsque j’ai rejoint la compagnie des chemins de fer en 1984, de nombreuses gares utilisaient des technologies dont elles ne disposent plus aujourd’hui. De nos jours, à de nombreux points du réseau ferroviaire, un train doit avertir la gare de départ lorsqu’il arrive à la gare d’arrivée, afin que le train suivant puisse quitter la gare. Auparavant, tout cela était automatisé », explique-t-il.

Aujourd’hui, en Bosnie-et-Herzégovine, la longueur totale du réseau des voies ferrées dépasse à peine 1.000 kilomètres, ce qui constitue une régression par rapport à la situation d’il y a 100 ans, quand celui-ci comptait 560 km de plus.

En outre, la vitesse moyenne des trains est d’environ 50 km par heure et il n’existe aucune ligne de train à grande vitesse dans le pays.

La Croatie, avec ses 2.600 km de voies ferrées, n’est guère mieux lotie. « La vitesse maximale autorisée pour les trains se situe en moyenne entre 41 et 60 km/h, tandis que la vitesse maximale de 140 à 160 km/h n’est envisageable que sur 4 % de l’ensemble du réseau ferroviaire », explique Nikolina Rajković, chercheuse à l’Institut d’écologie politique (IPE), une organisation de recherche multidisciplinaire à but non lucratif basée à Zagreb, en Croatie. À titre de comparaison, des pays comme la France, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne disposent des trains figurant parmi les plus rapides au monde, avec des vitesses pouvant atteindre 300 kilomètres à l’heure.

Dans son étude Our Railways (Nos chemins de fer), publiée en 2020, l’IPE s’est penché sur les raisons structurelles qui sous-tendent le déclin des chemins de fer dans le pays. Les chercheurs ont noté que le lent déclin des chemins de fer croates avait déjà commencé dans les années 1960 et 1970, avec une politique de restructuration nationale qui a entraîné la fermeture de lignes et de gares.

Au moment de la reconstruction des infrastructures nationales après la guerre des années 1990, les infrastructures routières ont reçu la priorité. Selon Mme Rajković, la stratégie nationale actuellement mise en œuvre par la Croatie pour le développement des transports jusqu’en 2030 est exceptionnellement déficiente dans le domaine des chemins de fer. « Elle ne propose aucune solution claire et concrète. Par exemple, nous n’avons aucune projection de croissance du trafic ferroviaire par rapport au trafic routier », explique-t-elle.

Malgré de nouveaux investissements, la modernisation des chemins de fer se fait attendre

Les Balkans ne font pas figure d’exceptions lorsqu’il s’agit de donner la priorité aux routes. Bien que de nouvelles lignes de trains de nuit aient été lancées en grande pompe à travers l’Europe, derrière les gros titres se cache un constat plus nuancé. Une étude publiée par Investigate Europe en novembre 2021 a révélé que, dans l’ensemble, les pays de l’UE investissent encore beaucoup plus d’argent dans les routes que dans les chemins de fer. Les auteurs de cette étude ont également constaté que 6.000 km de voies ferrées ont été retirés du service au cours des 20 dernières années et qu’au lieu d’utiliser les fonds pour financer des projets apportant des améliorations rapides et importantes, les États membres de l’UE ont investi des milliards dans des projets inefficaces de grande envergure.

En 2019, l’UE annonçait qu’un financement et un soutien accrus seraient accordés au développement du réseau ferroviaire au sein du bloc ainsi que dans les pays voisins. « Les normes et le mode de fonctionnement des transports devraient être les mêmes dans les pays de l’UE, en Serbie, au Monténégro et en Albanie. Fondamentalement, la région doit être intégrée au marché des transports de l’UE, avant même que ces pays ne rejoignent l’UE », explique Matej Zakonjšek, directeur de Transport Community, une organisation dont la mission consiste à intégrer le marché des transports des Balkans occidentaux au sein de l’UE.

Un certain nombre de projets de modernisation et de développement des chemins de fer ont vu le jour dans la région ces dernières années. La Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) à elle seule a participé au financement de projets ferroviaires dans les Balkans occidentaux à hauteur de quasiment un milliard d’euros et participe actuellement à 22 projets actifs, selon Bojana Vlajčić, qui dirige la visibilité des donateurs à la BERD pour les les Balkans de l’Ouest.

L’UE est également intervenue dans le financement de la modernisation des chemins de fer. En Serbie, la plus grosse somme de financement non remboursable de l’UE à ce jour (600 millions d’euros) a été allouée à la reconstruction de la ligne de chemin de fer Belgrade-Niš.

Certains projets récents ont toutefois suscité une vive controverse. En Serbie, la ligne ferroviaire Budapest-Belgrade est perçue comme un renforcement de l’influence chinoise dans le pays, mais aussi comme un fardeau financier pour les contribuables hongrois et serbes, qui devront rembourser ce prêt chinois. Le coût total de la ligne ferroviaire s’élève à la somme astronomique de 3,8 milliards d’euros pour 370 km de voie ferrée, et l’achèvement du projet, initialement prévu pour 2018, a été reporté à 2025.

Bien que les besoins soient nombreux, le processus de modernisation peut être assez lent, explique M. Zakonjšek. « Le niveau de complexité des projets d’infrastructure ferroviaire reste assez élevé, même si l’on pouvait dépenser sans compter. Les fonds ne sont pas illimités cependant. Par ailleurs, la pandémie de coronavirus et l’inflation ont fait grimper tous les prix et la complexité est encore plus grande dans la région, où les pays ne disposent pas d’un cadre juridique et technique similaire à celui de l’UE », ajoute-t-il.

Selon la politique de transport ferroviaire de l’UE, tous les pays qui rejoignent l’UE doivent adopter quatre paquets visant à ouvrir les marchés ferroviaires à la concurrence, à savoir accroître l’interopérabilité des systèmes ferroviaires nationaux et définir le cadre d’un espace ferroviaire européen unique. Cette libéralisation repose sur des exigences telles que la séparation des « roues et des voies », c’est-à-dire la nécessité d’une gestion distincte de l’infrastructure ferroviaire et de ses opérations, dans le but de favoriser la concurrence, d’améliorer les services et de faire baisser les prix. Toutefois, ce processus aboutit souvent à une réduction des effectifs. En Serbie, pays candidat à l’adhésion à l’UE depuis 2009, la compagnie des chemins de fer serbes a été divisée en quatre sociétés différentes en 2015, dans le but de séparer la gestion de l’infrastructure et des services. Après la restructuration, le nombre d’employés a progressivement diminué. En 2021, le nombre de personnes travaillant dans les chemins de fer s’élevait à 10.328, soit 6.431 personnes de moins qu’à la fin de l’année 2015.

Croatie : l’exemple à ne pas suivre en matière de libéralisation

Autrefois, une compagnie ferroviaire nationale unique (Hrvatske željeznice) assurait les services de transport de passagers et de marchandises en Croatie. Depuis 2012, il existe quatre sociétés distinctes en Croatie, qui gèrent différents aspects du système ferroviaire (transport de passagers, de marchandises, entretien des voies ferrées et infrastructure). Cette fragmentation les rend « plus sujettes à une libéralisation plus poussée et à la possibilité d’une privatisation », déclare Mme Rajković de l’IPE. Elle ajoute que la Croatie « a tout simplement copié les directives de l’UE relatives aux paquets ferroviaires, sans réfléchir à l’impact que cela aurait sur la qualité du service et la viabilité des entreprises ».

Mme Rajković cite l’exemple de HŽ Cargo, le transporteur national de marchandises qui a fait les frais de la division des actifs après la scission des chemins de fer croates. « Aujourd’hui, la société dispose d’un parc de trains vétuste et souffre d’une pénurie chronique de personnel. L’entreprise perd de l’argent. Dans tous les pays de l’UE qui ont adopté les paquets ferroviaires, l’État n’a pas le droit de subventionner les opérateurs de transport de marchandises. Aujourd’hui, ce transport de marchandises est principalement assuré par des opérateurs étrangers, qui représentent plus de la moitié du transport total des marchandises en Croatie. »

Parallèlement, l’adhésion à l’UE a ouvert davantage de possibilités d’obtenir des financements européens. Une annonce datant d’avril 2023 indiquait que la Croatie pourrait bénéficier d’un important fonds de 26 milliards d’euros pour la modernisation de ses chemins de fer. Or, ce financement entraîne son lot de problèmes. Selon l’analyse de l’IPE, différents acteurs du secteur ont souligné la trop grande dépendance à l’égard du financement de l’UE et le manque de clarté quant à la mesure dans laquelle les projets eux-mêmes contribuent aux objectifs de développement des chemins de fer. « Le marché ferroviaire européen unique est organisé de telle manière qu’il repose sur l’offre la plus avantageuse économiquement, situation qui favorise certains prestataires de services. D’autres, en raison des coûts élevés de leurs intrants, sont exclus de la concurrence parce qu’ils peuvent difficilement rivaliser avec les grandes entreprises. C’est généralement le cas des entreprises croates », explique Mme Rajković.

Il est également peu probable que les fonds soient alloués à l’entretien des voies ferrées existantes, pourtant essentiel au fonctionnement du réseau ferroviaire.

« Parfois, on consacre dix ans à l’entretien de 50 kilomètres de voies ferrées et, pendant ce temps, 100 autres kilomètres de voies ferrées se dégradent et ne sont plus fonctionnels, faute d’entretien. », explique Ivan Forgač, président du Syndicat des cheminots croates (Sindikat hrvatskih željezničara).

« Le rôle de l’État est de maintenir les chemins de fer existants à un certain niveau de qualité, mais le budget alloué à l’entretien est presque nul. Les voies des trains sont réparées et remplacées lorsque quelque chose casse, mais c’est une solution bancale. De nouveaux trains ont été achetés, en partie avec l’argent de l’UE, ce qui est bien sûr une bonne chose. Mais si les voies ne sont pas en bon état, les nouveaux trains seront aussi lents que les anciens », ajoute-t-il.

Selon M. Forgač, le problème découle d’un manque de gestion centralisée du secteur ferroviaire. En Croatie, le secteur est désormais sous la responsabilité du ministère de la Mer, des Transports et des Infrastructures, qui, selon lui, manque de ressources et de personnel. De fait, le manque d’expertise et de personnel est un problème dans l’ensemble du secteur. « L’intérêt pour les emplois dans le secteur ferroviaire, qu’il s’agisse de postes de conducteurs de train, de contrôleurs de billets ou autre, est actuellement très faible. Nous perdons du personnel et nous ne le remplaçons pas par de nouvelles recrues », explique M. Forgač. Depuis l’adhésion de la Croatie à l’UE, de nombreux travailleurs ont quitté le pays pour des emplois mieux rémunérés en Europe de l’Ouest. On ignore le nombre total de travailleurs tous secteurs confondus qui ont émigré, mais entre 2011 et 2021, le pays a perdu plus de 5 % de sa population. Selon M. Forgač, de nombreux aspirants cheminots pourraient également être tentés de chercher un emploi à l’étranger, où les salaires sont plus élevés et les chemins de fer plus rapides.