Quand habileté numérique et infrastructure ne vont pas de pair : la fracture numérique en Bolivie

Quand habileté numérique et infrastructure ne vont pas de pair : la fracture numérique en Bolivie

“In Bolivia, most of the population [concentrated in urban areas] that accesses an internet connection does so through mobile phones”. The infrastructure gaps are also, therefore, down to the telephone companies, which focus on connectivity in the big cities, while neglecting rural areas where “you’re lucky if you have access to a telephone provider”. In the picture, low income with mostly Aymara Indigenous residents, Ch’uwa Uma neighbourhood (La Paza, Bolivia), 2019.

(Aizar Raldes/AFP)
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La fracture numérique entre pays riches et pays pauvres ne montre « aucun signe de réduction », a conclu une conférence des Nations Unies en mars 2023. Deux tiers au moins de la population mondiale n’ont toujours pas accès à Internet, en particulier dans les pays du Sud tels que la Bolivie, où des fractures numériques marquées persistent.

Bien que 95 % de la population mondiale ait désormais accès à un réseau mobile large bande et aux technologies 3G et 4G, au moins 390 millions de personnes ne peuvent toujours pas se connecter à Internet.

S’agissant des infrastructures en Bolivie, « il convient de souligner les progrès notables accomplis dans ce domaine. En dix ans, nous avons fait un véritable bond en avant, passant de 5.000 à plus de 27.000 kilomètres de fibre optique, qui est ce qui se fait de mieux en termes de connectivité, non seulement pour réaliser les tâches de tous les jours, mais aussi pour exploiter l’Internet de manière productive », explique Eliana Quiroz, fondatrice et membre de la fondation Internet Bolivia.

L’experte note toutefois que les progrès réalisés en matière d’infrastructures tranchent nettement avec l’absence de politiques visant spécifiquement l’utilisation de l’Internet ou les compétences numériques, c’est-à-dire de politiques axées sur l’habileté numérique.

« La pandémie [de covid-19] en est un exemple. Le manque criant de compétences numériques observé pour l’ensemble des acteurs de l’éducation (...) n’a fait que creuser le fossé », touchant plus particulièrement les zones rurales, a souligné Mme Quiroz. Selon les estimations, pendant la pandémie, 70 % des connexions Internet se trouvaient concentrées dans les zones urbaines, contre 21 % dans les zones rurales.

L’éducation et la fracture numérique entre villes et campagne : les défis à relever

Plus de dix ans après l’adoption par le pays andin de la loi générale sur les télécommunications et les technologies de l’information et de la communication, qui prévoit notamment le droit à un accès universel et équitable aux services de télécommunications et aux technologies de l’information et de la communication, le défi que pose la lutte contre la marginalisation numérique des populations rurales reste entier.

« En Bolivie, la majorité de la population [concentrée dans les villes] ayant accès à une connexion Internet le fait par le biais de téléphones portables », explique Veronica Rocha, chargée de communication auprès d’Oxfam Bolivie. Aussi, les écarts en matière d’infrastructure reflètent un manque d’attention de la part des opérateurs téléphoniques, qui tendent à privilégier la connectivité dans les grandes villes, laissant de côté les zones rurales où « l’accès à un opérateur téléphonique demeure aléatoire ».

« Ce sont là des logiques de marché [...]. Si l’on a affaire à une population qui offre peu de perspectives de bénéfices, c’est-à-dire s’il y a très peu de personnes susceptibles d’utiliser le service, celui-ci n’est pas justifié et, par conséquent, les opérateurs [téléphoniques] ne s’implantent pas [dans les zones rurales] », précise Mme Quiroz. « Entre une maison située en zone rurale et une autre en zone urbaine », le nombre de dispositifs « varie du tout au tout », souligne Veronica Rocha.

Un autre facteur qui alimente la fracture numérique entre les villes et les campagnes est le revenu des ménages. De fait, l’accès à une connexion Internet de qualité en Bolivie est relativement coûteux.

Selon un rapport de la fondation Internet Bolivia, au moment de la pandémie, neuf ménages à revenu élevé sur dix disposaient d’une connexion à domicile, contre un ménage à faible revenu sur dix. Un autre domaine dans lequel cette situation a un impact est l’enseignement. Alors que 63 % des établissements privés (où se concentrent des élèves de classe aisée) ont pu accéder aux cours en ligne, seuls 15 % des établissements publics (où se concentrent des élèves issus de familles à faibles revenus) y ont eu accès.

« Lorsque la pandémie est survenue et que le numérique s’est imposé comme un outil de transmission de l’éducation, les choses se sont compliquées, d’une part, en raison de la moindre participation des élèves, et d’autre part, parce que les familles [les parents] elles-mêmes se sont trouvées dans une situation conflictuelle, n’étant pas en mesure de transmettre les connaissances [technologiques], soit parce qu’elles ne les possédaient pas, soit à cause du fossé générationnel, soit encore parce qu’elles ne maîtrisaient pas toujours les outils numériques », explique Mme Rocha.

Ce sont précisément ces fractures numériques apparues au cours de la pandémie qui expliquent que l’éducation figure parmi les principales préoccupations exprimées par les personnes consultées.

Face aux bouleversements engendrés par les évolutions technologiques, à défaut d’une solution au problème de la connectivité, les inégalités structurelles en matière d’éducation sont perçues comme une menace pour les droits des nouvelles générations, non seulement au présent, mais aussi à l’avenir, et ce tant en termes de perspectives d’emploi que d’espérance de vie.

Si le droit à l’éducation est à peu près garanti en Bolivie pour ce qui est de l’accès, « les problèmes commencent à se poser au moment de la participation au processus éducatif », souligne Mme Rocha, car c’est là, selon elle, que s’accentuent les inégalités, qui sont généralement liées aux conditions socio-économiques des élèves, ainsi qu’aux écarts historiques et aux écarts d’origine.

Eliana Quiroz souligne, à ce propos, une réalité vécue pendant la pandémie, à savoir celle des répercussions directes de la fracture numérique sur les familles rurales, qui se sont retrouvées dans une situation où beaucoup « ont dû choisir qui de leur fils ou de leur fille – la balance penchant le plus souvent du côté du premier – poursuivrait ou non ses études ». Cette situation a remis en cause toute une série de droits et aussi mis en évidence le fait que l’accès à l’Internet est devenu en soi un important « catalyseur d’autres droits ».

Télétravail et inclusion

« Peu d’études sont disponibles sur les droits des travailleurs en Bolivie [...] cependant, la pandémie a fait prendre conscience aux gens qu’il existe différentes applications possibles de l’Internet pour améliorer les perspectives d’emploi, même si elles restent généralement sous-utilisées », explique Eliana Quiroz, à propos du télétravail qui, dans bon nombre de pays, a cessé d’être une option temporaire pour se convertir en une modalité permanente dans le monde des entreprises.

Selon les spécialistes, compte tenu des transformations intervenues dans la dynamique du travail, les défis ne concernent plus seulement les infrastructures, la connectivité et les compétences, mais aussi les changements nécessaires à apporter au droit du travail. Ainsi, il convient de réfléchir à la manière d’aborder des aspects tels que les espaces de travail, les connexions à distance ou les conditions minimales requises pour que les travailleurs puissent mener à bien leurs tâches.

Une étude conjointe sur la Bolivie réalisée par la Banque interaméricaine de développement (BID) et du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a, en effet, révélé que la difficulté d’accès à une connexion Internet fiable ainsi qu’à l’équipement nécessaire – ordinateurs et téléphones portables – constituait l’un des obstacles au télétravail pendant la pandémie et continue de poser des problèmes à l’heure actuelle.

Par ailleurs, « la situation est devenue très tendue sur le plan de la durée de travail, dès lors qu’il est très facile de s’asseoir à son clavier d’ordinateur dès sept heures du matin et d’y être toujours assise à dix ou onze heures du soir. Il en va de même des réunions, surtout si le contexte n’est pas strictement national », explique Mme Quiroz à propos des complications liées à la conciliation entre vie professionnelle et vie privée et au droit à la déconnexion, qui n’ont toujours pas été résolues dans ce pays andin.

Un autre aspect dont il convient de tenir compte à l’heure de s’attaquer à la fracture numérique est le niveau de violence numérique, qui touche de manière inégale les hommes, les femmes et les personnes LGBTQI+ : « Dans le contexte des discours haineux ou de la désinformation, par exemple, ou dans des conjonctures politiques critiques, les femmes tendent à être beaucoup plus visées par les violences », explique Veronica Rocha.

Cette situation a pour conséquence, selon Eliana Quiroz, que non seulement les femmes, mais aussi les personnes LGBT+ sont celles dont les droits à s’exprimer librement dans les espaces numériques sont les plus violés, si bien qu’elles se sentent découragées à utiliser pleinement l’Internet, engendrant par-là même une sorte d’autocensure qui nuit à leur inclusion, à leur développement et à leur habileté numérique.

Des mesures pour combler la fracture numérique

Les deux expertes conviennent du fait que la question de la violence et du harcèlement numériques à l’encontre des femmes et des personnes LGBT+ en Bolivie est un problème qui doit être traité par le biais d’une politique de sécurité et d’inclusion numérique. Une telle politique doit renforcer l’exercice de leurs droits et garantir leur participation civique, politique et sociale, ainsi que leur développement sur le marché du travail, tout en leur permettant d’atteindre l’indépendance économique, et ce dans un pays profondément conservateur.

Face à la virtualisation accrue des environnements de vie et de travail et à l’impact croissant de l’intelligence artificielle (IA) sur le monde, il y a plus de questions que de réponses quant au devenir de nos sociétés de plus en plus connectées et aux conditions auxquelles des pays comme la Bolivie devront s’adapter.

Aussi, une approche possible pour affronter l’avenir numérique en Bolivie, selon les personnes consultées, serait de proposer une « politique technologique » qui garantisse une réglementation plus efficace et plus équitable de l’Internet et des nouvelles technologies.

Il est toutefois également urgent de prévoir des politiques qui visent à améliorer les compétences technologiques, en accordant la priorité « principalement aux populations les plus vulnérables, lesquelles tendent à être les plus défavorisées dans un contexte technologique ».

« Clairement, il nous reste énormément à faire. Il s’agit de se numériser davantage et selon une approche plus systématique, tout en tenant compte de la complexité de la numérisation, à savoir qu’il ne s’agit pas seulement de se connecter, mais aussi de se connecter sans porter atteinte aux droits humains, et c’est là le débat qui a cours à l’échelle mondiale. Il ne s’agit pas seulement de mettre en place des infrastructures et de connecter les gens pour qu’ils deviennent des consommateurs passifs, mais d’œuvrer pour une connectivité critique », a conclu Mme Quiroz.

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus