Que peuvent faire les syndicats pour endiguer la spirale de la dette souveraine en Afrique ?

Que peuvent faire les syndicats pour endiguer la spirale de la dette souveraine en Afrique ?

In this February 2023 photo, people queue outside of a bank in Lagos, Nigeria. The economic development of many African nations is weighed down by the baggage of sovereign debt.

(John Wessels/AFP)

Depuis l’aube de l’indépendance de l’Afrique des puissances coloniales, le continent s’est trouvé aux prises avec un ennemi insidieux : une dette publique insoutenable. Prise dans les mailles d’un réseau complexe d’héritages historiques, de vulnérabilités économiques et de problèmes de gouvernance, l’Afrique s’efforce continuellement de se libérer du fardeau implacable de la dette. À la fin des années 1990, l’Initiative en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) et l’Initiative d’allègement de la dette multilatérale (IADM) sont apparues comme des lueurs d’espoir, promettant un sursis face à l’emprise étouffante de la dette souveraine. Malgré leurs succès initiaux en termes de réduction du fardeau de la dette, ces initiatives n’ont pourtant pas permis de résoudre les problèmes structurels sous-jacents, laissant une fois de plus les nations africaines au bord du gouffre du désespoir.

Dans le sillage des récentes crises mondiales, y compris les retombées persistantes de la pandémie de Covid-19 et le conflit entre la Russie et l’Ukraine, les pays africains se retrouvent plongés plus profondément encore dans la tourmente budgétaire. Dans un contexte d’instabilité macroéconomique généralisée, de nombreux pays n’ont d’autre issue que de recourir au Fonds monétaire international (FMI) et au cadre commun du G20 pour les traitements de dette. Les pays africains se trouvent cependant confrontés à une réalité brutale : les taux d’intérêt exorbitants appliqués aux emprunts éclipsent ceux des autres pays, entravant par-là même la croissance de la productivité et perpétuant un cycle de déshérence économique.

En novembre, l’organisation régionale africaine de la Confédération syndicale internationale (CSI-Afrique) a lancé sa campagne phare de lutte contre la crise de la dette souveraine en Afrique, qui a atteint 1.800 milliards USD en 2022, soit près de 29 % du PIB du continent, selon la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Une étude empirique réalisée par l’Institut de recherche et d’éducation ouvrière de la CSI-Afrique (ALREI) sur la question de la dette souveraine a permis de mettre en lumière un certain nombre de problèmes.

L’étude montre notamment que le niveau élevé de la dette par rapport à la taille de la plupart des économies africaines est associé à une baisse des investissements publics dans les soins de santé, l’éducation et la protection sociale, et ce à des niveaux statistiquement significatifs.

Cette situation a engendré pour de nombreux pays (comme le Ghana, le Kenya, la Zambie, le Tchad, le Nigeria et l’Éthiopie) des problèmes de liquidité (difficultés à honorer leurs obligations financières à court terme envers leurs créanciers) et pour d’autres (comme le Ghana, la Zambie et le Tchad), des risques de solvabilité (difficultés persistantes à rembourser le principal de la dette), ce qui a entraîné pour le continent la nécessité d’une restructuration de la dette, tant volontaire que mandatée par le FMI. Le rapport souligne en outre que la proportion élevée de dette intérieure coûteuse contribue à l’imposant surendettement public. Par ailleurs, les efforts de restructuration globale de la dette sur le continent doivent tenir compte de l’augmentation de la dette intérieure, plus coûteuse et à échéance plus courte.

À tous les niveaux, la dette a des implications à la fois directes et indirectes sur le bien-être des travailleurs, comme le souligne un autre rapport attendu dans le courant du mois d’avril et préparé par la Confédération syndicale internationale (CSI), dont le siège est à Bruxelles. Ce rapport porte sur l’impact de la dette mondiale croissante sur les droits des travailleurs dans le monde entier. Il montre que l’accumulation de la dette extérieure est corrélée à des pertes d’emploi, au gel de l’emploi et des salaires dans le secteur public et à la dépréciation de la monnaie, qui entraîne une baisse des salaires réels pour l’ensemble des travailleurs. Il est donc impératif que les travailleurs organisés se mobilisent contre l’endettement public. Le rapport recommande des campagnes et des actions de plaidoyer séquencées et intégrées en faveur d’une utilisation responsable de la dette sur le continent africain. Pour cela, des réformes juridiques et institutionnelles sont nécessaires afin de garantir que la dette contribue au développement durable.

Le rapport recommande en outre que la CSI-Afrique collabore et forge des alliances avec d’autres organisations partageant les mêmes idées, dans le but de défendre les réformes du système financier mondial, notamment contre la domination des trois agences de notation (S&P, Fitch et Moody’s contrôlent 95 % des parts de marché). Il s’agit aussi de proposer des alternatives aux plans d’austérité inspirés par le FMI, qui réduisent drastiquement les dépenses en matière de santé, d’éducation et de protection sociale pour permettre aux pays africains de faire face à leurs obligations en matière de dette extérieure.

La CSI-Afrique et ses syndicats affiliés doivent s’efforcer de surveiller en permanence les signes précurseurs d’une crise de la dette, tels que l’accumulation rapide de la dette extérieure, afin de pouvoir prendre les mesures qui s’imposent pour éviter qu’ils n’atteignent le seuil de la crise. En résumé, les gouvernements africains doivent adopter des politiques fiscales progressives et efficaces afin d’augmenter les recettes nationales. En outre, les stratégies de gestion de la dette des pays africains doivent être étayées par une transparence et une divulgation accrues.

Pourquoi les syndicats doivent se préoccuper de la dette publique

Il est essentiel pour la CSI-Afrique et ses syndicats affiliés de comprendre les implications de la dette publique, dans la mesure où celle-ci revêt une profonde importance pour le bien-être des travailleurs à travers le continent. Les tendances récentes mettent en évidence le lien pernicieux qui existe entre la dette publique croissante et l’instabilité économique. À ce titre, plusieurs études révèlent une tendance inquiétante : dans beaucoup de pays africains, les crises économiques sont souvent précédées d’une augmentation significative du ratio de la dette au PIB.

Les données empiriques montrent en effet que ces crises conduisent invariablement à une augmentation des taux de chômage, en particulier chez les jeunes travailleurs et les femmes, dont la participation au marché du travail est en hausse. En ces temps troublés, les travailleurs sont les plus durement touchés par l’adversité, confrontés à l’insécurité croissante de l’emploi, à la stagnation des salaires, à la réduction du temps de travail et à l’alourdissement du fardeau de la dette des ménages.

Il est donc impératif que les syndicats surveillent de près les niveaux de la dette publique, compte tenu de la corrélation directe qui existe entre ceux-ci et le bien-être des travailleurs.

Contrairement aux idées reçues, la dette n’est pas, en soi, intrinsèquement nuisible ; c’est plutôt la gestion et l’utilisation prudentes de la dette qui méritent notre attention. Les syndicats et les coalitions ont une occasion unique d’influencer les politiques d’endettement, en garantissant des pratiques d’emprunt responsables et le remboursement en temps voulu de la dette.

En outre, un engagement proactif est essentiel pour anticiper les crises provoquées par la dette, permettant aux syndicats d’identifier les signes d’alerte précoce et de préconiser des mesures de protection afin de sauvegarder les droits des travailleurs dans un contexte de turbulences financières.

En s’opposant activement aux intérêts des sociétés financières et des multinationales, les syndicats représentent une voix vitale, garantissant que les travailleurs ne soient pas laissés à eux-mêmes pour supporter les fardeaux des récessions économiques. Les syndicats jouent un rôle crucial dans le cadre de cette collaboration en plaidant pour des réponses politiques équitables et en favorisant un paysage économique plus juste et plus résilient pour les travailleurs, mais aussi pour les communautés.

Recommandations politiques

Pour inverser le fardeau de la dette de l’Afrique, la CSI-Afrique propose les mesures suivantes :

1. Renforcer la mobilisation des ressources intérieures et une gestion prudente de la dette : pour faire face à l’augmentation du fardeau de la dette, les pays africains doivent donner la priorité à la mobilisation des ressources intérieures. Les gouvernements doivent élargir l’assiette fiscale en formalisant les économies du secteur informel, en assurant une répartition plus équitable des charges fiscales et en luttant contre la corruption en matière de collecte des recettes. En outre, des pratiques prudentes de gestion de la dette, notamment des conditions d’emprunt transparentes et une évaluation rigoureuse des projets, sont essentielles pour éviter une accumulation insoutenable de la dette. Les syndicats peuvent apporter leur contribution en plaidant en faveur de la formalisation, en examinant minutieusement les accords d’emprunt et en surveillant les trajectoires de la dette afin d’influencer les interventions politiques précoces.

2. Promouvoir des dépenses sociales inclusives : les gouvernements doivent donner la priorité à des dépenses sociales inclusives, en particulier dans les secteurs critiques tels que la santé et l’éducation. Malgré des obligations considérables en matière de service de la dette, un financement adéquat de ces secteurs est crucial pour le bien-être des citoyens et les résultats du marché du travail. Les syndicats peuvent collaborer avec les gouvernements pour veiller à ce que les allocations budgétaires donnent la priorité aux besoins des travailleurs et plaider en faveur d’une élaboration des politiques fondée sur des données probantes afin d’optimiser l’efficacité des dépenses publiques.

3. Mettre en œuvre des programmes ciblés d’allègement de la dette : les décideurs politiques doivent envisager des programmes ciblés d’allègement de la dette afin d’alléger le fardeau du service de la dette, en particulier pour les populations vulnérables. Les dispositions à prendre peuvent inclure la négociation de conditions favorables avec les créanciers, l’extension des périodes de remboursement et la restructuration de la dette. Les syndicats doivent participer activement aux négociations sur la dette afin de défendre les intérêts des travailleurs et de s’opposer aux mesures d’austérité préjudiciables qui compromettent les droits des travailleurs et la sécurité de l’emploi.

4. Renforcer la transparence et la responsabilité publique : les gouvernements doivent accorder la priorité à la transparence et à la responsabilité publique dans la gestion des finances publiques afin de favoriser la participation et la confiance des citoyens. Des informations accessibles sur l’utilisation de la dette et son impact sur les services sociaux permettent de prendre des décisions en connaissance de cause. Les syndicats peuvent plaider en faveur d’une plus grande transparence et demander aux gouvernements de rendre compte de leurs décisions fiscales, afin de garantir une gestion responsable des ressources publiques.

5. Les interventions sur le marché du travail doivent tenir compte de la dimension de genre : il est essentiel de s’attaquer aux disparités de genre exacerbées par le recours excessif à l’emprunt. Les décideurs politiques doivent mettre en œuvre des interventions sur le marché du travail qui tiennent compte de la dimension de genre afin d’atténuer l’impact disproportionné de la dette sur les femmes et les personnes hautement qualifiées. Les syndicats peuvent plaider en faveur de politiques promouvant l’égalité des genres, telles que la législation sur l’égalité salariale et les initiatives visant à lutter contre la discrimination sur le lieu de travail, afin de garantir une croissance économique inclusive.

Quelles mesures supplémentaires les syndicats peuvent-ils prendre ?

Les syndicats doivent conduire les efforts de plaidoyer par le biais d’une approche à multiples facettes, en s’appuyant sur les partenariats stratégiques, la communication fondée sur des données probantes et la mobilisation de la base. Les objectifs sont notamment de sensibiliser le public à l’impact socio-économique de la dette, d’influencer les changements politiques et de construire des coalitions en vue d’une action collective. Les messages clés devront mettre l’accent sur la transparence de la dette, des dépenses sociales inclusives, la responsabilité publique et l’égalité des genres. Les syndicats peuvent apporter leur contribution en travaillant avec les institutions multilatérales, en formant des partenariats stratégiques, en organisant des événements collaboratifs et en plaidant en faveur de politiques sensibles à la dimension de genre.

Les syndicats jouent un rôle crucial en demandant des comptes aux gouvernements, en plaidant pour des alternatives politiques fondées sur des preuves et en travaillant avec les institutions financières mondiales en vue de la promotion d’une gestion responsable de la dette. Les actions spécifiques comprennent la participation aux initiatives de réforme multilatérales, le développement de partenariats, la promotion de la responsabilité publique et une plus grande prise en compte de la dimension de genre dans la crise de la dette. En mobilisant stratégiquement des ressources et en s’appuyant sur leur voix collective, les syndicats sont à même de conduire des changements positifs et d’atténuer les effets négatifs du surendettement sur les travailleurs et les communautés à travers l’Afrique.