Que vont devenir les réformes sur la drogue en Uruguay?

Opinions

Il ne fait pas le moindre doute que la loi 19.172 est une des nombreuses mesures ayant projeté le président sortant de l’Uruguay, José « Pepe » Mujica, sur la scène internationale.

Adoptée le 20 décembre 2013, cette loi établissait le cadre normatif s’appliquant à l’ensemble de la chaîne de production du cannabis, pour son utilisation tant à des fins thérapeutiques qu’à des fins récréatives.

Bien que cette question ne se soit pas trouvée au cœur des campagnes pour les élections présidentielles, les deux candidats du deuxième tour, à savoir le récent vainqueur Tabaré Vázquez du Frente Amplio et Luis Lacalle Pou du Parti National, s’étaient prononcés en faveur de l’abrogation de la loi.

La loi ne signifie pas l’ouverture du marché de la marijuana vers un modèle de libre concurrence, elle réglemente au contraire strictement l’ensemble du processus au travers de l’Institut de réglementation et de contrôle du cannabis (IRCCA), entité gouvernementale chargée de la supervision de toute la chaîne depuis la plantation jusqu’à la commercialisation, de l’octroi des licences aux producteurs individuels ou collectifs, ainsi que de l’octroi des autorisations aux pharmacies qui se chargeront de la vente du produit.

Rappelons que l’Uruguay avait dépénalisé l’utilisation des drogues il y a quarante ans, mais que la production et la vente de marijuana y étaient encore interdites.

Les principaux objectifs de la loi de 2013 étaient de distinguer le cannabis du marché des autres drogues, d’améliorer la santé publique, de promouvoir une sensibilisation accrue concernant les risques de cette substance, de protéger les usagers et de lutter contre le trafic de stupéfiants.

La lutte contre la drogue peut prendre différents visages : l’on peut par exemple déclarer une guerre ouverte entre l’armée et les mercenaires à la solde des narcotrafiquants. Une autre manière consiste à affronter le problème en procédant à une légalisation et une réglementation du marché des stupéfiants.

La Commission mondiale sur la politique des drogues, présidée par l’ancien président brésilien Fernando Henrique Cardoso et composée de responsables politiques, d’économistes, de médecins, de militants des droits humains et de sommités intellectuelles reconnues au niveau international, a élaboré en 2011 un rapport soulignant l’échec de la « guerre contre la drogue » menée par les États-Unis.

En effet, bien que cette politique ait eu pour cible prioritaire les pays d’Amérique latine et des Caraïbes, la région reste au premier rang des producteurs et trafiquants de drogue, et connaît un niveau élevé persistant de violence, de corruption et d’impunité.

Les membres de la Commission, reconnaissant la futilité de la stratégie de lutte contre le trafic de stupéfiants entamée dès 1971 durant la présidence de Richard Nixon, recommandaient une série de réformes des politiques de contrôle des stupéfiants à entreprendre aux niveaux tant national que mondial.

La société uruguayenne est depuis longtemps partagée en ce qui concerne la question de la légalisation de la marijuana. De nombreuses incertitudes et contradictions apparaissent clairement dans les sondages d’opinion.

D’après un sondage réalisé par le bureau de consultants Cifra, 64 % des Uruguayens ne seraient pas d’accord avec la loi adoptée, contre 27 % se prononçant en faveur de celle-ci.

De même, 62 % de la population serait pour son abrogation, alors que 32 % estime qu’elle devrait rester en vigueur afin de déterminer si elle parvient aux résultats escomptés.

D’autre part, le sondage réalisé par Factum indique que 78 % des personnes interrogées préfère que les consommateurs de marijuana aient accès à cette substance dans des lieux placés sous le contrôle de l’État.

En revanche, d’après Equipos Mori, 74 % des Uruguayens seraient en faveur de la légalisation de la vente de marijuana à des fins médicinales.

La mesure du gouvernement de José Mujica a non seulement alimenté un débat animé au sein du pays, mais elle a aussi contribué à exacerber les tensions au niveau international.

D’après l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) dont le siège est à Vienne et qui s’occupe de surveiller le respect des conventions internationales concernant les drogues, la décision prise par l’Uruguay enfreindrait les dispositions de la Convention unique sur les stupéfiants de 1961.

Raymond Yans, président de l’OICS, a souligné dans un communiqué que « la décision du législateur uruguayen ne tient pas compte de son impact négatif sur la santé, puisque les études scientifiques confirment que le cannabis est une substance addictive ayant de graves conséquences sur la santé des personnes ».

 

Impact et avantages

Dans un pays comme l’Uruguay, qui a une population totale de 3,4 millions d’habitants et dont l’économie repose grandement sur l’élevage et l’agriculture, la culture de la marijuana pourrait générer de nouveaux emplois.

Julio Calzada, secrétaire général du Conseil national des drogues (Junta Nacional de Drogas, JND), affirmait dans un entretien accordé à Equal Times : « le marché de l’emploi uruguayen est minuscule ; il existe déjà près de 200 postes de travail dans les secteurs de la plantation, de la distribution et de la distribution. En l’espace de quatre ou cinq ans, nous dépasserons les 1000 nouveaux emplois ».

« La part la plus importante, poursuit-il, proviendra de la réglementation du cannabis à des fins médicinales, car c’est là une filière de grande envergure pour la mise au point et l’application de technologies de pointe. »

Calzada nous explique que « des entreprises de différents pays, dotées de capitaux et de ressources, sont disposées à invertir, tout comme certains groupes universitaires et centres de recherche souhaitent s’implanter en Uruguay en s’associant avec l’Université de la République (UdelaR).”

Proderecho, une association civile uruguayenne, a fait la promotion du changement normatif en matière de drogues car elle était convaincue que les politiques de prohibition ont généré, parmi d’autres problèmes, « la corruption, les armées des narcotrafiquants plus puissantes que les États, des drogues de piètre qualité, des usagers posant problème et exclus des systèmes de santé, une urgence humanitaire dans les prisons ».

Cette question a en effet un impact considérable sur la situation pénitentiaire.

Une étude réalisée par l’ONG uruguayenne Service, paix et justice (SERPAJ) signale que le nombre de détenus pour des délits liés aux stupéfiants –allant de la possession jusqu’au trafic de stupéfiants– représentent 15,3 % du total de la population carcérale.

C’est là le deuxième groupe en importance numérique, après celui des détenus pour vol (26,2 %).

Une drogue, quelle qu’elle soit, affecte non seulement la vie privée des personnes, mais elle englobe aussi des thèmes relatifs à la sécurité et à la santé publiques, à la réduction des risques et à l’augmentation des ressources économiques.

Dépénaliser et procéder à une véritable réglementation du marché de la marijuana ne signifie pas que l’on pense que ce produit stupéfiant est inoffensif et ne provoque aucun dégât : au contraire, cette décision démontre que l’État a décidé d’affronter sans ambages cette question sociale et économique.

D’après la coalition Regulación Responsable, qui regroupe des citoyens et plusieurs organisations sociales uruguayennes en faveur de la dépénalisation et de réglementation de la marijuana, le gouvernement pourrait recouvrer près de 300 millions de dollars américains par an à partir de la vente légale de ce produit.

Après l’échec mondial des politiques répressives et prohibitionnistes, l’Uruguay s’apprête à devenir un laboratoire dans lequel l’on fera l’expérience de politiques qui visent à réglementer et surveiller un marché qui jusqu’ici était entre les mains des trafiquants de drogue, et dont les recettes échapperont ainsi aux puissants cartels pour se retrouver dans les caisses de l’État.

En définitive, c’est là un modèle expérimental qui se propose de lutter contre les réseaux du trafic de stupéfiants, d’éviter la marginalisation des consommateurs et de jouer un rôle dans la diffusion de davantage d’information et le renforcement des mécanismes de prévention.

Les résultats de cette nouvelle politique pourront être évalués en mesurant, à moyen terme, les taux de violence et d’insécurité, le niveau des investissements dans l’éducation et la santé financés par les nouvelles recettes, ainsi que la qualité des emplois créés.

Alors que Mujica ne pourra pas inaugurer la vente de de marijuana avant la fin de son mandat – cette responsabilité incombant dès lors au président élu Vázquez, il est incontestable que l’Uruguay a ouvert la voie à un débat destiné à se poursuivre.