Scandale sanitaire et raciste du chlordécone dans les Antilles françaises : après le non-lieu, le combat continue

Scandale sanitaire et raciste du chlordécone dans les Antilles françaises : après le non-lieu, le combat continue

Numerous rallies like this one in Paris on 27 February 2021 have been held over the past 16 years to demand justice for all the victims of chlordecone poisoning in Martinique and Guadeloupe.

(Noémie Coissac/Hans Lucas via AFP)

« Ils nous empoisonnent ! Ils nous tuent ! » Voici ce qu’on pouvait lire sur les pancartes lors de la manifestation anti-chlordécone, en Martinique, le 28 octobre 2023. Cette manifestation a été le point d’orgue d’une semaine de mobilisation, sous le slogan en créole « Simenn Matinik Doubout - Gaoulé kont klordecone », lancée par un collectif qui regroupe une trentaine d’organisations ultramarines et hexagonales.

« On veut que l’État français reconnaisse sa responsabilité dans l’affaire du chlordécone. Qu’il reconnaisse sa responsabilité, mais aussi qu’il répare ses crimes et qu’il fasse en sorte de décontaminer la terre », déclare Théo Lubin, président de l’association mémorielle Comité d’organisation du 10 mai (en référence à la journée des abolitions de l’esclavage dans les Caraïbes et l’océan Indien) en charge de la mobilisation en France.

Le chlordécone est un pesticide qui a été utilisé dans les bananeraies de la Martinique et de la Guadeloupe de 1972 à 1993 pour lutter contre le charançon du bananier, un insecte qui ravageait les cultures. Mais le chlordécone est toxique et contamine aussi bien les humains que l’environnement.

Dès 1976, les États-Unis décident d’en interdire sa production et sa commercialisation. En 1979, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) classe le chlordécone comme cancérigène possible pour l’humain, mais il sera autorisé en France de 1981 à 1990.

Pourquoi ? Nombreux sont ceux qui, comme à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) se posent la question. Mais l’INRA restera sans réponse, car le rapport de la commission des Toxiques (Commission d’étude de l’emploi des toxiques en agriculture), chargée de l’évaluation de la toxicité des produits avant leur commercialisation, a tout simplement disparu.

Là où le bât blesse, c’est qu’une fois interdit, les grands propriétaires terriens de Guadeloupe et de Martinique obtiennent une prolongation auprès de l’État pour pouvoir continuer à l’utiliser, uniquement dans les îles, alors que sa toxicité est avérée et que des alternatives efficaces sont connues.

« Il s’agit manifestement d’un crime organisé par l’État français, ils savent que c’est toxique pour l’homme, donc ils protègent leur population sur le sol hexagonal, mais pour nous, il n’y a pas de problème, on peut être empoisonné. C’est toujours la suite de l’expérience coloniale », s’exclame Philippe Verdol.

Ce maître de conférences en sciences économiques à l’université des Antilles et de la Guyane qui a rédigé plusieurs ouvrages sur le chlordécone, ajoute : « On retrouve les mêmes acteurs, l’État et les békés d’un côté, et de l’autre, les populations afro-descendantes qu’on exploite et qu’on empoisonne.»

Les Békés sont les descendants des familles blanches qui possédaient des esclaves. Selon le journal Libération, ils représentent 1 % de la population des Antilles françaises, mais possèdent 50 % des terres et contrôlent 90 % de la filière agroalimentaire. Dans les années 1980, c’est la société De Laguarigue, propriété de la famille béké Hayot qui est détenteur du brevet du pesticide à base de chlordécone qui sera répandu aux Antilles. On comprend donc le parallèle.

Mais le bilan est salé. Selon les autorités, 90 % des Guadeloupéens et des Martiniquais ont des traces de ce pesticide dans le sang, il met environ sept siècles pour être éliminé totalement des sols et les Antilles françaises détiennent le record du monde du nombre de cancers de la prostate.

Accompagnement des victimes par la CGT

En 2006, une plainte est déposée. En janvier 2023, les juges à Paris prononcent un non-lieu tout en reconnaissant un scandale sanitaire. Il n’y aura donc pas de procès. À Paris, comme dans l’Outremer, c’est un coup de massue. « Nous n’acceptons pas le non-lieu et la lutte continuera jusqu’à ce qu’on obtienne gain de cause. En attendant une suite judiciaire, notre nouvelle bataille, c’est l’information », dit Théo Lubin, avec véhémence. « Il y a beaucoup d’Antillais de la diaspora contaminés dans l’Hexagone, mais qui ne savent pas que c’est lié au chlordécone. Beaucoup sont morts aujourd’hui. Les gens ne savent pas non plus qu’à Paris, on peut maintenant se faire dépister gratuitement. Il n’y a pas d’information, alors nous, on veut sensibiliser là-dessus pour que les victimes puissent être prises en charge et indemnisées. » À Paris, il organise régulièrement des ateliers et des rencontres, mais aussi des émissions de radio sur ce thème.

En Guadeloupe, l’objectif est le même. Tous les lundis, à 15h30, la Confédération générale du travail (CGT-G) organise une « permanence chlordécone », à Capesterre sur l’île de Basse-Terre. « Depuis deux ans, nous essayons d’établir une liste de personnes ayant travaillé dans la banane et qui sont contaminées. Pour l’instant, toutes les personnes qui viennent nous voir le sont. On les aide dans les démarches administratives pour qu’ils soient indemnisés », explique Jean-Marie Nomertin, secrétaire général de la CGT-G.

En 2019, un fonds d’indemnisation des victimes de pesticides a été créé par l’État. Vilner Croichy s’est rendu en novembre à la permanence pour voir comment il peut faire avancer son dossier. Il a travaillé toute sa vie dans une grande bananeraie, située non loin du local syndical. Aujourd’hui, il a presque 65 ans et est atteint d’un cancer de la prostate.

« J’ai été diagnostiqué il y a 1 an et deux mois. Depuis, j’ai été opéré 3 fois et je ne peux plus travailler, alors on m’a licencié. J’ai tellement mal que je prends jusqu’à 3 cachets d’antidouleurs le soir, sinon je ne peux pas dormir. »

« J’essaie de me faire indemniser, mais en essayant de rassembler mes papiers, je me suis rendu compte que pendant des années mes employeurs ne m’ont pas déclaré, du coup, je ne reçois pas d’indemnisation. »

Mais le fonds n’indemnise que les salariés et exploitants agricoles (actifs ou retraités) exposés au chlordécone dans le cadre de leur activité professionnelle, ainsi que les enfants exposés de façon prénatale dans le cadre de l’activité professionnelle d’un des deux parents. Une fois la maladie reconnue, les malades peuvent être indemnisés.

« Une fois que la maladie est reconnue, le fonds envoie un courrier aux victimes pour leur annoncer le montant de l’indemnisation. Pour les adultes, c’est une rente mensuelle qui est versée donc tous les mois de l’ordre de 300 euros à 1.500 euros par mois en fonction du taux d’incapacité. Pour les enfants, c’est lié à l’âge et à la pathologie, mais ça peut aller jusqu’ à plusieurs dizaines de milliers d’euros, plus une rente », décrit Edwige Duclay, directrice de projet chargée de la coordination du plan Chlordécone IV.

Le plan Chlordécone IV est une suite de mesures mises en place par le gouvernement français en 2021 ayant pour but de lutter contre la pollution au chlordécone. Pour ceux qui ont du chlordécone dans le sang, mais qui n’ont pas (encore) développé de pathologie, Mme Duclay avance une solution : « On peut se débarrasser du chlordécone si on arrête de consommer des produits avec du chlordécone. Entre 4 et 6 mois, on peut diviser le taux de chlordécone dans le sang. On peut l’éliminer et la priorité, c’est d’avoir une alimentation zéro risque Chlordécone », explique-t-elle.

Le plan propose de faire analyser les sols des producteurs, mais aussi des ateliers collectifs gratuits pour adapter sa consommation. Parmi les aliments ciblés, il y a les légumes racines, les œufs, les poissons et les crustacés des zones interdites à la pêche.

À l’évocation de ce plan, on éclate de rire la permanence chlordécone de la CGT-G. « C’est méprisant ! L’État nous a dit que le pesticide pouvait mettre 700 ans pour disparaître, maintenant, il suffit juste de bien manger ? Et quand on voit le nombre de personnes qui sont décédées… On est en train d’établir une liste, rien que ces 6 derniers mois, il y a plus de 200 travailleurs qu’on avait référencé comme victimes qui sont parties. Ce genre de discours, c’est juste pour cacher les fautes graves de l’État », s’indigne Jean-Marie Nomertin.

Si la déclaration d’Edwige Duclay repose sur des études scientifiques, la méfiance est compréhensible. Tout d’abord, le scandale a mis des années à éclater, des documents pouvant être compromettants ont disparu, et même aujourd’hui, alors que les preuves sont là, la justice n’est toujours pas rendue.

Risques de cancer sur la population

De plus, l’État continue de diffuser des informations qui font lever plus d’un sourcil. Comme sur le site de l’assurance maladie où il est inscrit dans la rubrique chlordécone que « Sur la période 2007-2014, en Guadeloupe et en Martinique, le nombre de nouveaux cas de cancer de la prostate a été près de deux fois supérieur à celui estimé en France métropolitaine. Cette différence peut s’expliquer partiellement par les origines subsahariennes de la population, groupe ethno-géographique qui présente un risque plus élevé de développer la maladie ».

Sauf qu’une étude publiée en 2011 par l’Université de Columbia aux États-Unis montre que ce n’est pas le cas : « Les données disponibles de l’AIRC (l’Agence internationale de recherche sur le cancer) ont montré que l’incidence de cancer de la prostate chez les Africains de l’Est est de 10,7 à 38,1 sur 100 000 hommes par an. Pour les Africains de l’Ouest, il est plus bas avec 4,7 à 19,8 sur 100 000 hommes par an ». Pour les Antillais, on est autour de 200 personnes atteintes sur 100.000 par an, un résultat très éloigné. Mise en face de ces résultats Edwige Duclay s’est engagée à faire des vérifications quant aux affirmations du site internet de la Sécurité sociale.

En attendant, en Guadeloupe, si la permanence d’accompagnement se fait dans la bonne humeur, les esprits restent tendus. Il y a peu, ils ont perdu l’un de leurs adhérents, une femme qui a travaillé longtemps dans le secteur de la banane, ici même, à Capesterre. « Elle se plaignait toujours qu’elle avait mal au dos. Elle a fini par faire une IRM et on lui a diagnostiqué un cancer de la moelle épinière. Le cancer s’était généralisé. On lui a dit ‘si on vous opère, vous allez perdre l’usage de vos jambes, si on ne vous opère pas, aussi’. Elle s’est fait opérer. Quand on l’a revue, elle était en chaise roulante. Deux semaines plus tard, on l’a enterrée. Ça fait mal. Je ne veux plus que ça arrive », raconte Annick Hery, syndicaliste à la CGT-G.

This article has been translated from French.