Les agriculteurs italiens reconquièrent la « Terre des feux »

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En 2004, une zone géographique de 1 200 km2 dans la province italienne de Campanie, englobant les municipalités d’Acerra, de Nola et de Marigliano, a été surnommée le « Triangle de la mort » par la revue médicale internationale The Lancet Oncology, en raison du nombre élevé de décès liés au cancer.

Plus récemment, l’ONG environnementale italienne Legambiente et l’écrivain Roberto Saviano l’ont rebaptisée « Terre des feux », en référence à la pratique courante de combustion de déchets dans la région.

L’arrière-pays de Naples, surnommé Campania felix (Campanie heureuse) par les Romains, par allusion à la fertilité du sol, est aujourd’hui décrit comme une décharge à ciel ouvert par les médias.

Mais pour les agriculteurs locaux, l’image donnée à la Campanie a causé presque autant de dégâts que le déversement illégal de déchets lui-même, et ils s’affairent désormais à redorer l’image de leurs produits, auparavant reconnus dans le monde entier.

Pendant des décennies, plusieurs zones de Campanie ont été utilisées pour le déversement sauvage, la combustion et l’élimination de déchets toxiques, et tout cela sous le contrôle de la Camorra, la mafia locale.

L’ONG Legambiente estime qu’au cours des 22 dernières années, plus de 410.000 camions, en provenance d’Italie du Nord et de l’étranger, ont déchargé illégalement une dizaine de millions de tonnes de déchets toxiques dans la région, principalement des résidus de produits médicaux, des peintures, des pneus usagés, de la dioxine et, prétendument, des déchets nucléaires.

L’Institut supérieur de la santé italien a enregistré un taux de prévalence plus élevé de certains types de cancer dans la région par rapport à la moyenne nationale, notamment les cancers du foie, de la vessie et du système nerveux central.

En février, le gouvernement italien a adopté un décret-loi qui prévoit le recensement complet des terres polluées, des mesures de contrôle plus strictes des produits agricoles et des tests de dépistage gratuits pour l’ensemble des habitants des 81 municipalités de la « Terre des feux ».

 

Une économie en danger

À la mise en péril de la santé des habitants de Campanie s’ajoute celle de l’économie locale. L’exportation des produits locaux, comme la mozzarella de bufflonne ou les tomates San Marzano, a fortement chuté.

La Confédération générale italienne du travail (CGIL) estime qu’au cours de la seule année 2013, quatre agriculteurs de la région sur dix ont perdu leur emploi en raison de la tempête médiatique déclenchée par le scandale des déchets toxiques.

Cependant, les syndicats locaux affirment que les médias ont exagéré les risques sur la santé engendrés par le déversement illégal de déchets.

« Il ne s’agit pas d’une situation d’urgence », déclare Camilla Bernabei, la secrétaire générale de la CGIL Caserta de la région de Campanie. « Les chiffres ont révélé que seuls 2 % des terres avaient été contaminés. »

Comme l’explique également Beniamino Daniele, porte-parole de Coldiretti Campania, une association représentant les travailleurs agricoles de la région, à Equal Times : « Nos produits sont tout à fait sains et sans risque pour le consommateur, comme l’attestent notre longue expérience et tous les contrôles effectués à ce jour. »

« Même les produits issus des champs situés à proximité de la tristement célèbre décharge de Giuliano, n’ont montré aucune trace de polluants dangereux lors des analyses. »

Cela n’a cependant pas empêché les membres de Coldiretti Campania de subir de plein fouet les effets du scandale. « Tout ce qui a été dit au sujet de la "Terre des feux", comme on l’appelle, a entraîné l’arrêt de l’exportation de nos produits agricoles, non seulement vers le reste de l’Italie, mais aussi vers l’étranger. »

En 2008 déjà, la Corée du Sud, le Japon et la France avaient interdit les importations de mozzarella de bufflonne en raison du niveau élevé de dioxine trouvé dans des échantillons de lait. L’interdiction fut levée une fois la mozzarella reconnue propre à la consommation.

« Ce problème a des répercussions sur l’ensemble de l’économie italienne », ajoute Daniele. « Je discutais avec un fabricant de sacs qui m’expliquait que son commerce avait également été fortement touché bien que les sacs ne soient pas un produit comestible. »

Selon Alessandro Mastrocinque, président d’une autre organisation d’agriculteurs, CIA Campania, « seuls 24 des 23 500 hectares vérifiés affichaient une présence importante de polluants. Certains médias ont instrumentalisé l’information et exagéré l’ampleur du problème, provoquant ainsi la chute vertigineuse de nos ventes. Le moment est venu de mettre en valeur la qualité supérieure de nos produits. Notre organisation appelle la région de Campanie à soutenir la promotion de l’excellence de nos terres. »

 

Redorer le blason de la Campanie

Les lettres « NCO », pour Nuova Camorra Organizzata, ou Nouvelle Camorra organisée en français, sont tristement célèbres en Italie. La NCO est une organisation criminelle qui fut l’une des plus puissantes de la ville de Naples et sa région à la fin des années 70 et dans les années 80.

Certains groupes de petits exploitants de la région ont aujourd’hui décidé de détourner l’acronyme pour désigner leurs coopératives, qui essaient progressivement de rétablir l’image de la région et de sauver les emplois et les produits locaux.

Giuliano Ciano est le président d’un consortium connu sous le nom de Nuova Cooperazione Organizzata (Nouvelle coopération organisée). « Nous considérons que l’économie sociale est le remède à l’économie criminelle » a-t-il expliqué à Equal Times.

« C’est la raison pour laquelle nous avons investi dans l’association pour le maintien d’une agriculture paysanne. Nous essayons d’encourager une révolution ascendante, visant à responsabiliser les petits exploitants agricoles et à produire des cultures biologiques de qualité. À cet égard, nous avons promu l’initiative « Facciamo un pacco alla Camorra » (« Donnons un cadeau à la Camorra »), par laquelle nous vendons, dans toute l’Italie, des produits issus des terres confisquées qui appartenaient autrefois aux groupes criminels. »

Le consortium est aujourd’hui propriétaire de 10 hectares de terres, compte 41 partenaires, emploie environ 120 personnes – dont de nombreux travailleurs défavorisés, handicapés, issus d’un milieu difficile ou ayant des antécédents criminels – et affiche un chiffre d’affaires total de 5 millions d’euros (6,9 millions USD) par an.

« En Italie », nous explique Ciano, « environ 150 millions de tonnes de déchets toxiques ont été déversées au cours des dernières décennies, dont seulement 10 à 15 millions de tonnes dans la région de Campanie. Cela vous donne une idée de la vraie dimension du problème, qui n’est pas seulement local, mais concerne l’ensemble du pays. Nous ne sommes que la partie émergée de l’iceberg. »

Peppe Pagano, un autre utilisateur des initiales NCO, qui a créé une coopérative de restaurants appelée Nuova Cucina Organizzata (Nouvelle cuisine organisée), explique également à Equal Times : « Nous voulons obtenir une certification sanitaire qui pourra attester que les produits de Campanie sont aujourd’hui les plus contrôlés au monde. »

Selon Pagano, la Campanie peut renaître de ses cendres : « Nous avons des solutions pour dépolluer les terres contaminées. Certains végétaux comme le saule, le peuplier ou encore le chanvre, sont des dépolluants naturels. Nous pourrions utiliser ces végétaux pour aider à nettoyer la "Terre des feux" ».