Enseignement : derrière l’humanisme affiché, la marchandisation programmée de l’UE

Enseignement : derrière l'humanisme affiché, la marchandisation programmée de l'UE

The European Union’s education reforms have sought increasingly to produce a labour force shaped to meet the needs of the labour market, to the detriment of the emancipating role of education that enables the individual to “reach and exceed the horizon of their social determinism”.

(Mauro Bottaro/EC-Audiovisual Service)

Tout citoyen observant ses enfants grandir dans une société où les États ont pris la décision de soutenir les banques alors que celles-ci ont fait s’effondrer les marchés en spéculant sur des probabilités ; où la perte de confiance de la population en ses dirigeants s’affiche entre autres dans la montée en puissance de partis aux idéologies extrêmes ; le tout dans un climat anxiogène relayé par des médias qui semblent parfois oublier leur rôle premier au profit des intérêts des grands groupes les ayant rachetés ; ne peut que nourrir un sentiment particulier: l’espoir.

L’espoir que ses enfants pourront trouver leur place dans ce système, et s’émanciper socialement et culturellement tout en devenant des acteurs d’une société future qu’il imagine plus ouverte, recentrée sur des valeurs humanistes et moins focalisée sur la productivité et le rendement à tout prix.

Ce citoyen est aussi conscient que l’éducation sociale et culturelle de sa progéniture repose sur la responsabilité de deux acteurs : lui en tant que parent, et l’école, en tant que système éducatif qui, à ses yeux, va contribuer à faire de ses enfants des êtres responsables, éduqués, cultivés et émancipés.

Mais en confiant son espoir éducatif à l’institution scolaire, le citoyen idéalise fort probablement le rôle qu’affiche, en fait, l’école aujourd’hui, en 2017.

Son idéalisme est néanmoins compréhensible. Sa représentation de l’école n’a plus évolué depuis le jour où il/elle a quitté les bancs scolaires, à une époque où, bien avant la création de l’Europe des 12 (1986) et les politiques européennes en matière d’éducation qui ont suivi, l’école avait encore son rôle moissonné lors des Trente Glorieuses, avec pour objectif de former les grands intellectuels de demain suite aux ravages de la deuxième guerre mondiale.

Il n’aura sans doute pas lu Les Héritiers de Pierre Bourdieu (1964), qui soulignait déjà pourtant à quel point l’école est reproductrice d’inégalités sociales : les classes dominantes, qui ont toujours été à la base des valeurs du système éducatif, « se transmettent de génération en génération un héritage intellectuel spécifique qui rend les privilèges inaccessibles », et ce en dépit des grands espoirs d’émancipation et d’éducation des parents des couches sociales moins privilégiées.

Et il n’a malheureusement – comme la majorité de la population qui confie à l’école le rôle d’éduquer ses enfants – pas pris connaissance des textes officiels européens en matière de politique d’éducation des dernières décennies.

Que disent ces textes officiels ? Une première analyse du rapport Thélot de 2004, commandé par le gouvernement français, nous explique, par exemple, que « la notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »

Nous y voilà : la politique éducative européenne ne vise pas à amener tous les étudiants vers la réussite dans une perspective d’égalité en termes de droit à l’éducation. C’est dans un autre registre qu’elle ancre son discours, celui de la concurrence économique à l’échelle mondiale : il s’agit de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable. (…) Les systèmes européens d’éducation et de formation doivent s’adapter tant aux besoins de la société de la connaissance qu’à la nécessité de relever le niveau d’emploi et d’en améliorer la qualité » selon les termes repris par le Conseil européen de Lisbonne, en 2000.

N’en déplaise à l’espoir humaniste du citoyen : l’école doit s’adapter aux besoins de la production et d’une réalité économique bel et bien caractérisée par la mondialisation et la compétition constante. Cette école censée éduquer pour cultiver et instruire, est aujourd’hui un nid où l’on produit de la main d’œuvre qui doit être la plus adaptée possible aux attentes du marché de l’emploi.

« Savoir et compétences sont diamétralement opposés et inconciliables »

Les différentes crises économiques et leurs derniers cataclysmes, ceux de 2000-2001 et de 2008, ont installé en Europe une politique d’austérité. Elle s’est fait ressentir dans les ménages les plus vulnérables et se traduit dans l’enseignement par deux types de réformes institutionnelles : l’une organisationnelle, l’autre pédagogique.

La première réforme, organisationnelle, consiste à diminuer progressivement les dépenses de l’enseignement. Et un des meilleurs moyens d’atteindre ce premier objectif est de limiter le redoublement, chose faite dès 2015 par exemple en Belgique francophone. Le redoublement entre la première et la deuxième secondaire a été pour ainsi dire abrogé, avec toutes les conséquences pédagogiques qui s’en suivent sur le terrain.

La deuxième réforme est inspirée par les études d’économistes américains (Hanushek & Woessman, 2008), selon lesquels l’amélioration de la qualité d’enseignement ne passe pas par une augmentation du financement. Selon eux, « davantage de moyens mis à disposition des écoles – dépenses pures, classes moins nombreuses, formation des professeurs – n’entraînera pas une amélioration du niveau des étudiants ». Ils préconisent à la place des « réformes structurelles dans les institutions d’enseignement, » qui passent nécessairement par une modification de l’identité et des objectifs principaux de l’école.

Si l’on prend l’exemple de la Fédération Wallonie-Bruxelles, en Belgique francophone, nous avons connus deux réformes pédagogiques majeures : l’une date de 1997 et est officialisée par le décret « Missions », l’autre s’appelle le Pacte pour un enseignement d’excellence et est en cours de validation.

Le décret « Missions » avait, entre autres, la volonté d’assumer la transition de l’enseignement « rénové » – qui lui-même entendait mettre à la portée de la population scolaire croissante les savoirs issus de la révolution théorique des années 60-70 –, vers un enseignement calqué sur les attentes de la nouvelle société néo-libérale, réclamant non plus des citoyens ayant un esprit critique mais un capital humain flexible capable de répondre aux exigences du marché de l’emploi.

Il mettait au premier plan non plus l’apprentissage de savoirs, mais la formation d’êtres humains pour en faire des êtres compétents. Les programmes de cours ont suivi vers une formulation en termes de compétences, dans le respect du « cadre européen définissant les nouvelles compétences de base dont l’éducation et la formation tout au long de la vie doivent permettre l’acquisition : compétences en technologies de l’information, langues étrangères, culture technologique, esprit d’entreprise et aptitudes sociales »

Dès cet instant, l’école formerait donc une future main d’œuvre que les entreprises pourraient rapidement former sur le tas: des citoyens capables d’utiliser un ordinateur et de répondre au téléphone, sachant s’exprimer dans une langue étrangère, manier des appareils et outils technologiques et aptes à survivre dans l’univers d’une entreprise, et ce au grand dam d’une éducation basée sur le développement de l’esprit critique, l’intérêt pour la culture et l’histoire, la géographie, les arts, la philosophie et la littérature.

Selon Pauline Harcq, professeur de français: « Au fur et à mesure des années, les outils grammaticaux et lexicaux disparaissent au profit des compétences. Beaucoup de nos élèves belges réussissent l’évaluation externe en fin de deuxième secondaire sans maîtriser la langue et les « savoirs langagiers ». Ils doivent répondre à des questionnaires portant sur différents types de textes (narratif, informatif). La construction des phrases importe, finalement, peu tant que l’élève a repéré les indices, mots-clés ou concepts corrects.»

« Force est de constater que l’on ne veut plus que nos élèves s’expriment correctement mais bien qu’ils soient capables de repérer une information dans un texte et la recopier »

Christophe Bodart, professeur de morale et opposant au Pacte, estime pour sa part que : « savoir et compétences sont diamétralement opposés et inconciliables. L’un et l’autre sont les piliers sur lesquels reposent deux conceptions de l’école. La première, dite émancipatrice, est basée sur l’acquisition de savoir de base et invite chaque individu à atteindre et franchir l’horizon de son déterminisme social. La deuxième conception, en revanche, dite utilitariste, s’appuie sur les compétences et prépare l’individu à occuper la place que l’économie lui réserve. »

Le Pacte pour un enseignement d’excellence, lancé en 2015 et qui serait d’application dès la rentrée 2017, semble lui aussi se profiler comme une nouvelle tentative de faire des économies budgétaires par l’implémentation d’une réforme institutionnelle, en luttant par exemple contre le redoublement, qui « coûte 400 millions par an », ou en rallongeant la formation commune d’une année, avec pour conséquence un risque de fermeture de certaines filières qualifiantes et professionnelles qui, jusqu’ici, pouvaient accueillir des élèves dès la 3ème secondaire.

Autre exemple, parmi tant d’autres, de mesure contre-productive du Pacte : l’option « latin 4h/semaine » qui est aujourd’hui d’application à partir de la première année secondaire sera remplacée par une seule période obligatoire « [d]’initiation aux langues anciennes en vue d’approfondir l’apprentissage du français ; de la culture et des modes de pensées liées aux langues anciennes qui favorisent l’éveil aux autres langues ; ou en tant que support au développement de stratégies de compréhension et d’analyse de la phrase du texte ».

Un cours qui a pour but d’enseigner l’histoire d’une civilisation ainsi que la construction linguistique, morphologique, grammaticale et sémantique d’une langue, se voit donc transformé en une tentative d’utiliser un savoir, ou ce qu’il en restera à raison d’une période par semaine, pour ce qu’il pourra apporter en termes de compétences transférables à d’autres matières, plus enclines à rendre compétents des futurs produits d’une société basée sur un marché de l’emploi qui exige un capital humain compétent et flexible.

Le tout dans une initiative réformatrice assez doucereuse : présentée sous l’étendard d’une égalité pour tous les apprenants, elle regorge de dangers organisationnels qui ont vraisemblablement davantage dû tenir compte du constat émanant de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dès 2001 : « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la nouvelle économie, en fait la plupart ne le feront pas, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ».

Et au final tout le monde y perdra, tant l’institution publique qui se privatise chaque jour un peu plus, que l’élève à qui on fait miroiter l’égalité comme dans un discours d’élections législatives.

Selon Nicolas Hirtt, « La première victime de ces politiques est l’école publique elle-même. L’individualisation du rapport à la formation, la diffusion d’une idéologie entrepreneuriale, les quasi marchés scolaires, la réduction des dépenses publiques d’éducation et les partenariats école-entreprise ouvrent de plus en plus la porte de l’enseignement à sa conquête par le secteur privé. »

« Mais la victime principale, c’est le jeune qui sort de cette école-là. On en aura fait un travailleur adaptable, non en développant sa compréhension du changement, mais en brisant sa capacité de résistance au changement; non par une émancipation culturelle, mais par une privation de culture. »

Si, en 2017, nous sommes forcés de constater des avancées conséquentes dans les secteurs technologiques et financiers, nous ne pouvons que regretter les missions dévolues à l’enseignement.

Ce dernier s’est marchandisé. Et ce dangereux mécanisme néo-libéral est aussi peu façonné de valeurs progressistes qu’il est vicieux et immoral, car, à grands coups de réformes institutionnelles censées combler la volonté de réduire les couts d’une école accueillant chaque année plus d’élèves, il se présente en façade comme une évolution humaniste vers un enseignement démocratique désireux de donner les mêmes chances à tous, mais n’est finalement rien d’autre qu’un instrument au service des lois du marché, répondant aux besoins d’une croissance économique qui n’en finit pas de se faire attendre.

This article has been translated from French.