Loin des yeux, loin du cœur : les travailleurs invisibles de la Turquie

Chaque année, à l’approche de la Journée internationale des travailleurs célébrée le 1er mai, le gouvernement turc et ses syndicats pratiquent le même rituel. Les travailleurs veulent célébrer sur la place la plus importante d’Istanbul ; le gouvernement insiste pour qu’ils aillent le faire ailleurs, à l’abri des regards. Cette impasse se poursuit jusqu’au moment où l’on sort le gaz lacrymogène.

Même en cette journée annuelle que le monde réserve pour honorer les travailleurs, leur présence est découragée.

Cette méthode de gestion des travailleurs basée sur l’idée « loin des yeux, loin du cœur » va bien au-delà de la rue et s’étend jusque dans les salles de rédaction : en effet, les travailleurs sont curieusement absents de tous les médias grand public, à moins qu’une histoire ne soit tout simplement trop importante que pour être ignorée ; ce qui signifie généralement la mort de plusieurs travailleurs.

« Les médias se montrent très efficaces lorsqu’il s’agit d’obtenir des résultats, » déclare le député Seyit Torun, vice-président du principal parti de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP).

« Mais comme nous devons actuellement composer avec des médias progouvernement, les revendications en matière de droits n’aboutissent malheureusement pas, car elles ne sont pas suffisamment médiatisées par suite des pressions gouvernementales. »

En septembre dernier, Torun et le CHP organisaient une marche pour les producteurs de noisettes afin de protester contre la politique tarifaire du gouvernement. Cette marche de trois jours (« Justice pour les noisettes ») entre Ordu et Giresun dans le nord du pays fut un succès, attirant plus de 3000 participants et amenant l’État à accepter les demandes des producteurs.

Et pourtant, les médias grand public n’abordèrent pratiquement pas le sujet. En effet, ces histoires sont plus appropriées pour les médias sociaux ou encore les rares médias critiques qui subsistent en Turquie.

Le manque d’intérêt manifesté par les médias pour les histoires qui ont trait aux travailleurs est directement lié au fait que le gouvernement n’a aucune envie de les écouter. Au fil des années et à mesure que les médias les plus contestataires ont été intimidés et supplantés par des homologues progouvernementaux détenus par les alliés du secteur privé d’Ankara, la couverture médiatique grand public est devenue quasiment impossible à distinguer des communiqués de presse officiels du gouvernement.

Cependant, le coup d’État manqué de juillet 2016 et l’état d’urgence proclamé dans son sillage ont donné à l’État l’excuse idéale et taillée sur mesure pour contrôler le message envoyé.

L’état accablant de la liberté de la presse

L’état peu reluisant du paysage médiatique turc a déjà fait couler beaucoup d’encre : à ce jour, pas moins de 148 journalistes ont été arrêtés selon les dernières données de l’Union des journalistes turcs (TGS) et plus de 150 médias ont été fermés sommairement. Reporters sans frontières (RSF), qui a placé la Turquie à la 155e place de son Classement mondial de la liberté de la presse 2017 dans 180 pays, a qualifié l’état des lieux de la liberté d’accablant.

Torun indique que la situation s’est considérablement aggravée ces dernières années, un sentiment partagé par Umar Karatepe, un spécialiste des relations avec les médias de la Confédération des syndicats progressistes (DİSK), l’une des confédérations syndicales les plus importantes et les plus actives de Turquie.

Karatepe affirme que le coup d’État a eu un effet désastreux sur la visibilité des travailleurs dans les médias ; une visibilité qui n’avait jamais été très bonne de toute façon.

« Prenez nos conférences de presse par exemple, » remarque-t-il. « D’habitude, lorsque nous organisions une conférence de presse, la salle était pleine de caméras. Depuis l’état d’urgence, tout a changé. »

Soulignant la fermeture par décret-loi sous l’état d’urgence de chaînes telles que Hayat TV et IMC, qui couvraient régulièrement les sujets liés au travail, il ajoute : « Nous avons perdu des stations de télévision. Non seulement les canaux où nous étions visibles ont été fermés, mais c’est également une grave menace pour tous les autres. À l’époque, nous étions régulièrement invités sur CNN Türk par exemple. »

Les autorités défendent cette répression en affirmant qu’elles luttent contre des menaces existentielles et en niant que les personnes arrêtées étaient des journalistes. « La plupart d’entre eux sont des terroristes, » déclarait le président Recep Tayyip Erdoğan à Bloomberg en septembre. « Nombre d’entre eux ont été impliqués dans des attentats à la bombe ou des cambriolages. »

Pendant ce temps, les critiques du gouvernement affirment que la répression s’est détournée de son objectif initial qui était de traduire en justice les personnes impliquées dans le coup d’État et s’est étendue à toute personne jugée problématique pour le parti au pouvoir. Certains de ces critiques sont désormais eux-mêmes en prison.

Rétrécissement du pluralisme des médias et harcèlement

Que les actions du gouvernement s’inscrivent dans une lutte légitime contre des menaces réelles ou qu’il s’agisse d’une manœuvre autoritaire visant à museler la dissidence, le résultat final apparaît comme identique : les journalistes limitent volontairement ou involontairement les informations à un éventail restreint de sujets et d’angles qui ne causeront pas de problèmes.

Les histoires dont le gouvernement ne veut pas entendre parler (par exemple, les allégations de corruption ou les grèves de travailleurs mécontents) restent largement inexplorées, sauf dans quelques médias de moindre importance. Comme le remarque RSF : « Le pluralisme est désormais réduit à une poignée de journaux harcelés et à faible tirage. »

Il est encore possible de trouver des histoires traitant des travailleurs, comme la marche des noisettes par exemple, dans cette poignée de journaux à faible tirage et sur certains sites en ligne. Ces médias sont tenaces, mais entre leur manque relatif de reconnaissance et l’absence de couverture télévisuelle, les histoires concernant les travailleurs ne risquent pas d’atteindre l’opinion publique et encore moins d’influencer cette dernière.

Il serait néanmoins erroné de penser que la petite taille et l’influence limitée de ces médias qui critiquent du gouvernement leur permettent d’échapper au harcèlement.

Sendika (« Union »), le site d’information de l’opposition, est au centre d’un des cas de répression médiatique les plus absurdes. Il est impossible de visiter sendika.org ; le site a été fermé le 25 juillet 2015, peu après une élection houleuse au cours de laquelle le parti au pouvoir d’Erdoğan a perdu sa majorité, ce qui l’a amené à employer des tactiques plus agressives.

Pourtant, chaque fois que Sendika est désactivé, le site revient avec une adresse URL dont on incrémente le nombre : sendika2.org, sendika3.org, etc. À la date de rédaction de cet article, le site était disponible à l’adresse sendika62.org.

Dans cette affaire, le rédacteur en chef Ali Ergin Demirhan fait preuve d’humour : après avoir lancé sendika50.org en juillet 2017, il présente sa candidature au Livre Guinness des records pour être reconnu comme le « site le plus censuré, mais ayant tout de même persévéré ».

En ce qui concerne la réduction perceptible de la couverture médiatique du monde du travail dans le cadre de l’état d’urgence, Demirhan souligne qu’elle n’est pas due à une censure directe ; en effet, aucune réglementation n’a été adoptée pour interdire une telle couverture.

Il s’agit plutôt d’une autocensure. Non seulement les auteurs ne soumettent plus de nouveaux contenus sous leur propre nom, ils demandent également la suppression de leurs contributions antérieures. « Nous avons perdu énormément de contenu, » déclare-t-il. « Cette peur empêche la création de nouveaux contenus, mais constitue également une véritable censure de contenus déjà publiés antérieurement. »

La criminalisation de l’information

Les auteurs ne sont pas les seuls à éprouver de la peur ; Demirhan constate que certaines sources sur lesquelles il s’appuyait pour confirmer des histoires ont désormais peur de faire des déclarations qui pourraient leur causer des ennuis. Pire encore, les travailleurs ont désormais peur de se plaindre à la presse aussi.

« La criminalisation de l’information empêche les travailleurs, qui craignent désormais pour leur poste, d’exprimer leurs griefs, » déclare-t-il.

Yunus Öztürk, fondateur du site d’actualités Sol DefterCahier gauche »), souligne l’existence d’un phénomène similaire chez les travailleurs qui demandent eux-mêmes à ce qu’on les retire d’articles archivés ou de photographies qui ne leur posaient aucun problème auparavant.

« En regardant les médias grand public, on pourrait penser qu’il n’existe aucun mouvement ouvrier en Turquie, » déclare Öztürk, citant cette observation comme la raison qui l’a poussé à fonder Sol Defter en 2010.

« Une régression est évidente depuis 2010. Il y a régression dans les actualités et régression dans le nombre de personnes qui veulent écrire du contenu sous leur propre nom... une démoralisation à travers l’ensemble du mouvement ouvrier. »

Malgré l’absence de couverture, les travailleurs n’ont pas disparu. Öztürk indique qu’ils sont toujours là si on sait où chercher.

« Les tribunaux du travail et les médias sociaux sont animés et bouillonnent d’actualités et de réactions des travailleurs, » déclare-t-il. « Vous ne les verrez tout simplement pas dans les médias grand public. »

Dans un premier temps, on pourrait penser que l’absence des travailleurs de la couverture médiatique grand public est due à un manque de temps pour présenter tout ce qui touche au monde du travail, étant donné que la moitié du cycle des actualités semble consacrée aux longs discours du président et l’autre moitié à l’analyse de ceux-ci. Et pourtant, il s’agit véritablement d’une politique réfléchie.

Prenez la marche des noisettes, par exemple. En soi, il n’y a rien de mal à couvrir la marche, si ce n’est que cela reviendrait à commettre deux péchés capitaux. Premièrement, cela montre le parti de l’opposition sous un jour favorable. De tels reportages étaient déjà activement découragés à portes closes, avant même que la répression médiatique ne devienne aussi éhontée.

Deuxièmement, ce qui est plus important, toutes les histoires relatives au monde du travail, aussi bénignes soient-elles, pourraient potentiellement décourager les investisseurs. Cela pose donc un problème pour un parti au pouvoir qui adopte une attitude agressivement pro-investisseur ; surtout pour un parti qui considère la relation employeur-employé comme un jeu à somme nulle.

Rien n’illustre mieux la position proentreprise et antisyndicale que l’assurance donnée par le président Erdoğan en juillet dernier aux investisseurs étrangers que l’état d’urgence était un outil potentiel pour museler les travailleurs.

« Nous avons décrété l’état d’urgence afin que notre communauté des affaires puisse travailler confortablement, » a-t-il déclaré. « Dès qu’il y a risque de grève où que ce soit, nous pouvons intervenir directement grâce à l’état d’urgence. Nous répondons que non, nous ne permettrons pas une grève ici parce que vous n’avez pas le droit d’affaiblir notre secteur des affaires. C’est à ça que sert l’état d’urgence. »

« Sans traces économiques »

Le gouvernement a activement empêché l’organisation de 13 grèves importantes depuis que le parti dirigeant est arrivé au pouvoir en 2002, dont cinq sous le coup de l’état d’urgence.

Une grève importante, qui devait réunir 14.000 travailleurs, a été interdite au motif qu’elle « menaçait la stabilité financière », créant ainsi un précédent voulant que les travailleurs turcs doivent désormais trouver un moyen de faire la grève sans pour autant laisser de traces économiques.

C’est donc ainsi que, dans un pays où le gouvernement veut que les travailleurs soient invisibles et que les médias soient efficaces, les travailleurs doivent se débrouiller seuls ; des travailleurs comme Hakki Demiral qui travaille dans un chantier naval de la banlieue stambouliote de Tuzla depuis plus de 20 ans.

Demiral et son syndicat sont en train d’organiser une campagne de collecte de signatures en faveur des droits des travailleurs des chantiers navals. Leurs revendications concernent notamment : la fin du travail non déclaré, un salaire légitime qui leur a été refusé par les employeurs et la réintégration des travaux réalisés dans les chantiers navals sur la liste du Protocole relatif aux professions dangereuses, d’où ces travaux avaient récemment été retirés.

Tous les jours, il installe un stand devant un chantier différent (il y en a une cinquantaine à Tuzla) et il a déjà recueilli plus de 1000 signatures en deux semaines environ. Cependant, dans les médias turcs, rien ne sera dit sur le sort du chantier naval.

« Nous vivons dans un pays où la presse est muselée, où elle est achetée, où les médias progouvernementaux écrivent ce que leur ordonne le président, » déclare Demiral. « Il fallait s’y attendre. »

Les chantiers navals de Tuzla sont en fait un bon exemple de la manière dont les droits des travailleurs peuvent bénéficier d’une visibilité dans les médias. En 2008, les travailleurs avaient organisé deux grandes grèves en raison d’un certain nombre de décès et de salaires impayés. À mesure que le soutien populaire grandissait, les médias couvrirent les événements, alimentant encore davantage ce soutien populaire et ainsi de suite.

« Les médias ne pouvaient pas ignorer une manifestation qui concernait entre 5000 et 10.000 travailleurs, » déclare Demiral, et les patrons des chantiers navals « se sont légèrement améliorés ». Une solution fut trouvée, des améliorations furent apportées, bien que peut-être insuffisantes, et le gouvernement commença à contrôler les paiements et la sécurité. Les travailleurs ont démontré qu’ils ont réellement du pouvoir lorsqu’ils peuvent faire passer leur message.

Les choses ont beaucoup changé depuis 2008, lorsqu’il était possible de tomber sur la couverture d’un travailleur (ou quelques milliers d’entre eux) dans le journal local. Les travailleurs sont plus anxieux, les médias sont plus anxieux, les employeurs sont plus anxieux et le gouvernement est beaucoup plus anxieux.

Mais les travailleurs sont toujours là ; ils récoltent des signatures, boycottent et revendiquent leurs droits devant les tribunaux, même si rares sont ceux qui peuvent encore les voir.