Lecia Brooks, militante des droits civiques : « C’est une période de "croissance douloureuse", ça ne sera pas beau à voir au début, mais on s’en sortira »

Lecia Brooks, militante des droits civiques : « C'est une période de "croissance douloureuse", ça ne sera pas beau à voir au début, mais on s'en sortira »

Lecia Brooks is the outreach director at the Southern Poverty Law Center, where she travels across the US and abroad to counter hate and extremism and promote the celebration of difference.

Le Southern Poverty Law Center (SPLC), un centre juridique qui vient en aide aux populations défavorisées des États-Unis. Il a vu le jour dans le courant des années 1970, initialement sous forme d’un cabinet d’avocats privé qui s’assurait que les lois anti-ségrégation étaient effectivement appliquées dans les États du Sud profond, en engageant des poursuites contre des États fédérés.

Un demi-siècle après l’adoption de la Loi historique sur les droits civiques (Civil Rights Act de en 1964), l’organisation de défense juridique, basée en Alabama, met en garde à présent contre le démantèlement par l’administration Trump des politiques introduites par son prédécesseur, Barack Obama, et estime que cela constitue une « attaque contre les droits civiques ».

Equal Times s’est entretenu, lors du Forum European Women’s Lobby avec Lecia Brooks, directrice de la communication du SPLC, à propos des pressions croissantes qui pèsent sur les protections des droits civiques aux États-Unis, de la résurgence du populisme de part et d’autre de l’Atlantique et des effets de contagion du discours anti-immigration du président Trump.

Quelles sont, selon vous, les forces qui fomentent la récente résurgence du populisme de part et d’autre de l’Atlantique ? Qu’est-ce qui fait que des politiciens comme Trump, mais aussi Viktor Orban en Hongrie et Sebastian Kurz en Autriche arrivent à avoir l’écoute des gens ?

Il s’agit, avant tout, d’une réaction à la croissance du multiculturalisme et de la diversité. Les gens traversent les frontières comme jamais auparavant, et c’est ce qui génère cette vague de populisme. Ces mêmes personnes [qui ont élu des populistes au pouvoir] ont le sentiment d’être laissées pour compte. Or ce n’est pas tout à fait ça – vous aviez tout, vous représentiez la majorité et à présent vous êtes en train de devenir la minorité. Cela vous travaille, et je peux le comprendre.

Cependant, je garde espoir, car la transition démographique est d’ores et déjà engagée. Si vous prenez la population américaine de 55 ans et plus, elle se compose encore aujourd’hui de 75 % de blancs. Cependant la génération des moins de 18 ans se répartit pratiquement à parts égales entre personnes de couleur et personnes de peau blanche. Nous traversons donc une période de croissance douloureuse, ça ne sera pas beau à voir au début, mais on s’en sortira. Il serait donc bon que nos dirigeants politiques prennent les devants afin que ça ne se passe pas mal. En définitive, les suprémacistes blancs ne peuvent l’emporter car ils ne sont pas en nombre suffisant en termes de population. Ils savent qu’un changement est en train de se produire ; et c’est leur dernier brin d’espoir.

Cependant, la montée du populisme ne se limite pas à ça. Il s’agit aussi d’une réaction aux guerres culturelles autour du mariage pour tous, de l’égalité et de l’acceptation des personnes transgenres. Car il s’agit là aussi d’un argument dont tirent parti ces mouvements pour attirer les personnes qui ne souhaitent pas être touchées par ces questions ou qui ne souhaitent pas même y penser. Ils veulent retourner à une époque où les choses étaient simples – juste des « hommes » et des « femmes », des « maris » et des « épouses ». A fortiori dans les pays de l’UE empreints d’un passé fortement chrétien ou catholique, il s’avère plus difficile de lâcher prise et plus facile de soutenir des nativistes comme Trump.

Un autre argument fréquemment entendu est que les leaders populistes exploitent l’angoisse socioéconomique des électeurs blancs et les inquiétudes liées à la mondialisation, qui ont trop longtemps été balayées sous le tapis.

La pauvreté est bien réelle ; le chômage est bien réel ; la déchéance de certaines communautés est bien réelle. Regardons à présent quels sont les problèmes qui sous-tendent le racisme systémique, la pauvreté, l’accès à l’éducation, etc. Examinons cela de près pour chacun et chacune d’entre nous, et tâchons de nous figurer comment nous allons nous y prendre. Je dis cela pour les [Américains] car c’est ce que nous avons toujours affirmé être. Le même conseil ne vaut pas pour l’Europe car [ils] ont un parcours totalement différent.

Qu’entendez-vous par là ?

Nous [Américains] incarnons cette expérience de démocratie, qui a consisté à fédérer des gens d’horizons culturels des plus divers. Nous nous sommes attelés à améliorer notre démocratie depuis le jour où nous l’avons créée. Aussi avons-nous toujours été des gens de la diversité et non des nationalistes par tradition comme en Europe. Alors qu’à l’exception des Amérindiens, tout le monde a migré vers les États-Unis.

Le Southern Poverty Law Center a averti que l’actuel gouvernement des États-Unis est en train de procéder au démantèlement stratégique de « protections des droits civiques acquises de haute lutte ». Quels sont les signes révélateurs des pressions qui pèsent sur les droits civiques aux États-Unis ?

Les exemples sont légion, mais l’un des plus évocateurs est la révocation du statut DACA [Deferred Action for Childhood Arrivals, l’Action différée pour les arrivées d’enfance, un dispositif de politique migratoire mis en place par le gouvernement Obama en 2012.], qui rend éligible à une forme de régularisation discrétionnaire les jeunes migrants qui sont arrivées dans le pays durant leur enfance. Obama avait institué cette politique, qui a désormais été révoquée par Trump. Par conséquent, toutes ces jeunes personnes s’exposent désormais à la déportation.

Trump a également mandaté une commission sur la fraude électorale et s’est employé à faire courir des rumeurs fabriquées alléguant la présence de fraude électorale dans les élections présidentielles de 2016. Or quiconque ayant entrepris des recherches sur l’activité des électeurs vous dira qu’il n’y a pas eu de problème de fraude électorale ; le vrai problème se situe au niveau de la suppression des électeurs. Il cherche aussi à supprimer les protections pour les enfants transgenres dans les écoles ; c’est notamment le cas des projets de loi « bathroom bills ». Vous avez ensuite des cas comme celui de Ben Carson, l’actuel secrétaire au Logement et au Développement urbain des États-Unis, qui propose d’empêcher les personnes ayant un casier judiciaire d’accéder aux logements sociaux.

Quelle incidence le discours anti-immigration du président Trump a-t-il sur les réalités quotidiennes des immigrés aux États-Unis ?

En qualifiant les immigrés mexicains de « violeurs » et les membres de gangs centraméricains d’« animaux », Trump se livre à la déshumanisation de tout un segment de la population. Lorsque le discours officiel cible de la sorte un segment particulier de la population – qu’il s’agisse des musulmans ou des immigrés – s’ensuivra une recrudescence de la haine, de la discrimination ou d’agressions contre ce groupe, et c’est ce qui est en train de se produire sous nos yeux.

Son discours a enhardi des gens à passer à l’acte et à dire tout haut tout ce qui leur passe par la tête. Le Southern Poverty Law Center dispose d’un portail Internet où nous invitons les gens à signaler les cas de discrimination ou de haine. Il y a eu une légère augmentation au lendemain-même de l’élection, sous l’effet de la liesse populaire. Un peu partout dans le pays, des individus ont harcelé des immigrés et des musulmans en leur lançant : « Trump a gagné et vous allez être expulsés ! » C’est arrivé dans des salles de classes du primaire et du secondaire, dans des collèges et des universités et dans des entreprises – partout. Nous n’avions jamais rien connu de pareil.

Dans le courant des années 1970, le Southern Poverty Law Center avait mené avec succès une stratégie d’activisme juridique qui visait à mettre en œuvre la législation anti-ségrégation à travers tous les tribunaux. Quelle valeur revêt à vos yeux à l’heure actuelle un mouvement comme Black Lives Matter ?

Black Lives Matter tire son importance du fait qu’il a braqué l’attention sur le problème de la violence policière et du profilage racial. Je ne pense pas que nous nous trouverions dans la position où nous sommes aujourd’hui, à savoir que des gens puissent documenter toutes sortes de profilage racial ou de discrimination implicite comme ce que nous avons pu voir dans le cas de Starbucks [un employé a appelé la police pour interpeller deux hommes noirs alors qu’ils attendaient un ami dans un café Starbucks]. Black Lives Matter a donc fait énormément pour ce qui est de transférer la responsabilité et de souligner que les blancs doivent eux aussi assumer leur rôle. Il y a, par exemple, SURJ, abréviation de Showing Up for Racial Justice, un groupe blanc qui discute des problèmes de racisme systémique et de ce qu’il est possible de faire pour démanteler le système – non pas à partir d’un sentiment de culpabilité mais bien d’une compréhension réelle de l’oppression systémique. Tout cela me semble extrêmement encourageant, de fait il n’y aurait pas de SURJ s’il n’y avait pas eu Black Lives Matter.

En fin de compte, qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?

La question de l’immigration me fait énormément de peine. Cette façon qu’ont les gens de tromper et balancer leurs prochains – comment nommer ça autrement que des procédés à la Gestapo. C’est tout bonnement impensable comment nous traitons notre prochain. Des enfants sont séparés de leurs parents, ça fend le cœur. Et nous sommes complices. Nous invitons ces personnes au sein de notre communauté en leur offrant des emplois faiblement rémunérés, nous les engageons en tant que nounous, puis nous les trompons en les balançant. C’est ça qui me dérange plus que tout. Et tout cela se déroule en notre nom. Je pourrais dire que c’est la faute à Jeff Sessions [le Procureur général], ou à Trump, mais en réalité, c’est notre faute à nous car nous ne faisons rien pour que ça change.