Voici comment les gouvernements peuvent combattre la crise du coût de la vie et protéger les travailleurs des pressions inflationnistes

Voici comment les gouvernements peuvent combattre la crise du coût de la vie et protéger les travailleurs des pressions inflationnistes

Protesters in Nantes hold a banner against inflation during a nationwide day of action on 13 October 2023 called by French trade unions to push for an end to austerity measures, and to demand wages hikes and equal pay for workers.

(Sebastien Salom-Gomis/AFP)

La crise du coût de la vie frappe les travailleurs de plein fouet. En 2021 et 2022, l’accélération de l’inflation a réduit le pouvoir d’achat des salaires. Le Rapport mondial sur les salaires 2022-23 de l’Organisation internationale du Travail a révélé que les salaires mensuels dans le monde ont baissé de 0,9 % à 1,4 % au premier semestre 2022. La baisse du pouvoir d’achat des salaires a continué : en 2022 et jusqu’au premier trimestre 2023, les salaires réels ont diminué de près de 4 % à travers l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques).

Les politiques mises en œuvre laissent beaucoup à désirer. De nombreux gouvernements, et c’est tout à leur honneur, ont tenté de protéger les ménages et les entreprises des pires effets de l’inflation en leur apportant un soutien financier, par exemple pour les tarifs du gaz et de l’électricité. Cependant, les actions des banques centrales (qui augmentent les taux d’intérêt à un rythme jamais vu au cours des quatre dernières décennies et qui maintiennent désormais les taux d’intérêt « plus élevés pendant plus longtemps ») contrecarrent ces efforts visant à réduire l’impact de l’inflation sur les travailleurs.

Aux yeux des banquiers centraux, une inflation élevée est le signe d’une surchauffe de l’économie, qui exige que le crédit devienne plus cher afin de comprimer la demande globale, de ralentir l’économie et de maîtriser à nouveau l’inflation. Ce point de vue est erroné. Dès le départ, il est apparu clairement que l’inflation avait accéléré en 2021 et 2022, non pas en raison d’une demande excessive, mais à cause d’une série de perturbations de l’offre mondiale qui ont créé des chocs inflationnistes.

En premier lieu, la pandémie de Covid-19 a bouleversé les chaînes d’approvisionnement mondiales, ce qui a eu des répercussions sur tout, de la production de puces informatiques au bois de charpente, et ce, bien après la fin des confinements. Les prix de l’énergie, des denrées alimentaires et des matières premières ont ensuite enregistré une nouvelle hausse lorsque la Russie a envahi l’Ukraine. Une troisième vague d’inflation s’est produite lorsque les entreprises ont profité de la tendance générale à l’accélération de l’inflation, non seulement pour répercuter la hausse des coûts des intrants, mais aussi pour augmenter les marges bénéficiaires sur les prix de vente.

La réalité est que la politique monétaire ne peut pas faire grand-chose contre ces chocs liés à l’offre. Le principal outil dont disposent les banques centrales consiste à manipuler le coût du crédit. Cette mesure affectera les travailleurs en provoquant un ralentissement économique accompagné d’une destruction d’emplois. Mais cela n’empêchera pas une offensive russe ni El Niño de détruire les récoltes. Au contraire, le durcissement de la politique monétaire constituera un obstacle majeur aux investissements massifs dont nous avons besoin pour mettre fin à notre dépendance excessive aux combustibles fossiles et rendre nos économies moins sujettes à l’inflation.

Cinq mesures pour protéger les travailleurs contre les pressions inflationnistes

En lieu et place, nous avons besoin de nouvelles politiques économiques grâce auxquelles les gouvernements et les partenaires sociaux pilotent les politiques et orientent les marchés dans la bonne direction, pendant que les banques centrales se mettent en retrait.

En premier lieu, les gouvernements ne devraient pas se concentrer uniquement sur le soutien financier public après le déclenchement de l’inflation. Ils doivent également prévenir l’apparition de l’inflation. Pour ce faire, ils doivent mettre en place une politique des prix visant à empêcher les entreprises de profiter d’un choc général sur les coûts pour accroître leurs bénéfices en augmentant leurs prix au-delà de la seule hausse des coûts. Cela ne signifie pas que les gouvernements doivent gérer l’économie par le menu en fixant les prix de chaque produit ou service.

En revanche, cela signifie que les prix des biens et services essentiels au fonctionnement d’une économie doivent être plafonnés lorsque cela s’avère nécessaire. Par exemple, lorsque les prix du gaz sont montés en flèche sur les marchés internationaux, l’Espagne a plafonné le prix du gaz utilisé pour la production d’électricité, avec de bons résultats sur l’inflation générale. Par ailleurs, la politique de contrôle des prix présente l’avantage supplémentaire de mobiliser les consommateurs contre la cupidité opportuniste des entreprises. Les consommateurs conscients de la « greedflation » (ou « cupideflation ») des entreprises n’accepteront pas facilement que tout devienne plus cher et résisteront aux hausses de prix de leurs produits préférés.

Deuxièmement, grâce à des institutions salariales solides et à un dialogue social fort, les travailleurs peuvent rattraper l’inflation en négociant des salaires plus élevés et, plus généralement, une répartition équitable de la crise du coût de la vie. Il est choquant de constater qu’en 2022, les PDG les mieux payés ont bénéficié d’augmentations de salaire substantielles alors même que les travailleurs subissaient une baisse de leur pouvoir d’achat. Une négociation collective bien coordonnée, qui réduit l’incertitude quant à l’évolution future des salaires, permet également d’éviter que les banques centrales ne commettent l’erreur de lutter contre des spirales imaginaires de hausse des salaires et des prix.

Au fil des dernières décennies, les institutions salariales ont toutefois été affaiblies, notamment en raison de la déréglementation du marché du travail. À quelques exceptions près, le taux de syndicalisation et le taux de couverture des négociations collectives ont considérablement diminué. Un autre axe consiste à renforcer et à soutenir la négociation collective et les salaires minimums en collaboration avec les partenaires sociaux.
Par exemple, l’accord tripartite de 2022 au Portugal fixe l’objectif d’augmenter de trois points de pourcentage la part du revenu national consacrée aux salaires d’ici 2026. Il prévoit des mesures d’incitation fiscale pour les entreprises qui concluent des conventions collectives visant à augmenter les salaires conformément à cet objectif et à réduire l’écart entre les 10 % de travailleurs les mieux payés et les 10 % les moins bien payés. La Colombie constitue un autre exemple : l’indexation des salaires minimums y est mise en œuvre si les partenaires sociaux ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la marche à suivre.

Troisièmement, outre le fait que les salaires doivent rattraper l’inflation, les prestations de sécurité sociale doivent également être renforcées, en particulier afin de prévenir la pauvreté des enfants. Les personnes à faible revenu subissent de façon disproportionnée la crise du coût de la vie, car elles consacrent une part plus importante de leur revenu à l’achat de produits de base tels que l’énergie et les denrées alimentaires. Par conséquent, il est particulièrement important de déployer des efforts destinés à rendre les prestations sociales résistantes à la pauvreté. Les syndicats ont un rôle important à jouer pour inciter les gouvernements à renforcer les systèmes de prestations sociales, comme le montre une étude du Fonds monétaire international (FMI) qui a établi un lien étroit entre le taux de syndicalisation et la capacité des systèmes de prestations sociales à redistribuer les revenus de manière plus équitable.

Quatrièmement, les impôts sur les bénéfices exceptionnels des entreprises (à l’instar de ceux imposés par des pays comme le Royaume-Uni et l’Espagne au secteur de l’énergie) peuvent cibler les bénéfices excessifs des entreprises et les redistribuer aux travailleurs, aux prestations sociales et/ou à l’investissement public. Dans le même ordre d’idées, l’impôt minimum mondial de 15 % sur les bénéfices des entreprises multinationales (élément de l’accord de l’OCDE d’octobre 2021 visant à réformer le système international d’imposition des sociétés, signé par 136 pays et juridictions) pourrait, s’il était appliqué, générer environ 150 milliards de dollars US de recettes fiscales supplémentaires par an.

Enfin, nous arrivons à l’objectif à plus long terme de construire une économie plus résistante aux conséquences inflationnistes des chocs extérieurs. L’ère d’une économie mondiale et ouverte offrant la stabilité et des intrants à faible coût (souvent au détriment des travailleurs et des droits du travail) est révolue. Les chocs inflationnistes liés au changement climatique, aux tensions géopolitiques et à d’autres perturbations des chaînes d’approvisionnement mondiales sont de plus en plus probables. Afin que l’approvisionnement en combustibles fossiles et en composants clés pour les chaînes de valeur mondiales ne se fasse pas auprès de pays instables ou de pays ne partageant pas un ensemble de valeurs et de principes fondamentaux (sans parler d’un bilan médiocre sur le plan des droits humains), il est impératif de mettre en place un programme d’investissement massif dans l’efficacité énergétique, la production d’énergie durable, les réseaux électriques intelligents ainsi que la relocalisation ou le « friendshoring » [soit la construction de chaînes d’approvisionnement entre « pays amis », ndt] de biens et de services essentiels.

Ces défis sont considérables et nécessitent des politiques qui doivent être décidées et mises en œuvre par des gouvernements et des partenaires sociaux responsables, la politique monétaire devant soutenir, et non entraver, les politiques et les investissements publics qui ont été choisis.