Au Paraguay, pays ancré dans le conservatisme, les femmes sont la cible de l’injustice

Au Paraguay, pays ancré dans le conservatisme, les femmes sont la cible de l'injustice

As Santiago Peña’s tenure begins, women’s organisations are reflecting on the challenges that lie ahead with the new administration. As they well understand, making progress on women’s rights in a country deeply rooted in machismo and patriarchy and shaped by religious fundamentalism will be no easy task.

(Santi Carneri)
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« Dans un pays où ce sont les femmes qui soutiennent l’économie, et surtout les femmes pauvres, puisque nous sommes celles qui nous occupons de tout ce qui est lié aux soins au niveau de la communauté, de la famille et dans le territoire ; dans un pays qui n’accorde aucune valeur aux femmes, surtout sur le plan politique, nous ne pouvons que continuer de tisser des alliances à l’échelon national dans l’espoir de contrer le très puissant conservatisme machiste », commente Perla Álvarez, une militante reconnue de l’Organisation des femmes paysannes et indigènes (Conamuri), affiliée à la CLOC-Vía Campesina.

Le Paraguay fait rarement les gros titres internationaux, mais au mois d’avril dernier ce pays du cône sud de l’Amérique Latine a connu une certaine couverture médiatique du fait des élections présidentielles : les Paraguayens ont élu Santiago Peña, un économiste conservateur de 44 ans, qui a pris ses fonctions le 15 août. Cette victoire assoit la continuité du Parti Colorado qui s’est maintenu au pouvoir sans interruption au cours des sept dernières décennies, entre dictature et démocratie, à l’exception de la parenthèse de Fernando Lugo (2008-2012).

Durant toute cette période, le Parti Colorado s’est illustré par son approche conservatrice. Tout au long de son histoire, il a favorisé l’économie de marché, encouragé les investissements étrangers et défendu la libéralisation et la privatisation pour relancer l’économie. Dans le domaine social, il a adopté des positions controversées sur les droits des femmes, la communauté LGBTIQ+, l’avortement ou l’éducation sexuelle.

Dès l’entrée en fonction de M. Peña, les organisations de femmes ont réfléchi aux défis que laisse entrevoir ce nouveau gouvernement. Elles savent que progresser sur les questions liées aux droits des femmes ne sera pas une tâche aisée, dans ce pays pétri de culture machiste et patriarcale, et fortement imprégné de fondamentalisme religieux.

« Toutes les femmes, que ce soit en milieu urbain ou en milieu rural, percevons bien que nous vivons dans une société où nous subissons des violences pour le simple fait d’être femmes. Nous observons une tendance visant à sanctionner systématiquement le désir d’être une femme libre, une femme qui participe, une femme autonome, et cette tendance s’est renforcée dernièrement », déclare la militante de Conamuri.

Elle estime que les inégalités criantes et la prévalence de la violence exercée contre les femmes représentent un défi majeur au Paraguay. Pour tenter de le relever, il ne faudra pas perdre de vue trois aspects essentiels, à savoir le régime foncier, l’absence d’une éducation complète à la sexualité, et la violence structurelle et symbolique.

Alors qu’elles s’occupent des terres, les femmes sont les premières à en être chassées

« La question de la terre est probablement au cœur de tous les problèmes sociaux du pays », déclare Perla Álvarez à Equal Times, en insistant sur le fait que la plupart des problèmes sont apparus pendant la dictature d’Alfredo Stroessner (1954-1989), période où des terres étaient octroyées « pour récompenser la loyauté des militaires, des chefs d’entreprise et des commerçants sympathisants du régime ». C’est ainsi, ajoute-t-elle, que le régime a commencé à rogner le territoire des communautés paysannes, tendance qui s’est poursuivie et renforcée.

D’après le rapport présenté par la Commission vérité et justice (CVJ), Las tierras malhabidas siguen intactas (Les terres spoliées restent inamovibles), les concessions de terres ont été illégales à 64,1 %. Parmi ces terres, 3.054 lots (1.507.535 hectares) se trouvent dans la région orientale et 1.178 lots (6.298.834 hectares) dans la région occidentale. La CVJ signale qu’une même personne a pu recevoir plusieurs lots.

Après la chute du régime, près d’un million d’hectares supplémentaires ont été concédées illégalement jusqu’en 2003. Au total, les concessions illégales concernent 8 millions d’hectares, soit presque la moitié de la région orientale et 36 % de la superficie agricole nationale. Ces terres sont aujourd’hui tournées vers « l’agro-industrie et l’agriculture d’exportation, qu’il s’agisse de la monoculture du soja, du blé ou du maïs, ou bien de l’élevage, également destiné au commerce extérieur et non à l’alimentation du pays », affirme la militante.

« Qui sont les premiers affectés par un processus de dépaysannisation ou d’avancée du capitalisme en zone rurale ? Ce sont surtout les femmes, les premières à être expulsées. Ce sont les femmes qui partent vers les villes pour y être embauchées dans le service domestique ou le commerce, ou qui émigrent en quête d’opportunités et se retrouvent dans des emplois précaires pour subvenir aux besoins de leur famille », souligne-t-elle.

Les inégalités entre les femmes et les hommes en matière de propriété de la terre constituent un défi supplémentaire dans ce pays sud-américain. Depuis toujours, l’accès à la terre a favorisé les hommes ce qui a créé cette inégalité. De ce fait, les femmes se voient contraintes de surmonter des barrières culturelles et sociales, mais aussi d’autres obstacles très concrets, notamment juridiques.

« Lorsqu’une rupture familiale ou une séparation des époux se produit, c’est en général la femme qui est dépouillée de la terre », précise Mme Álvarez, car les terrains sont le plus souvent enregistrés au nom de l’homme.

Éducation complète à la sexualité : il y a urgence

« Outre le fait qu’il s’agit d’un pays très conservateur, la double morale sévit au Paraguay et il est impossible de discuter de certaines questions qui restent taboues, comme la dépénalisation de l’avortement ou l’éducation complète à la sexualité. En effet, une résolution de 2017 adoptée par le ministère de l’Éducation interdit tout recours à du matériel pédagogique incluant une perspective de genre […] ; cette résolution a été utilisée dans la pratique pour poursuivre les enseignants qui tentent d’aborder des questions liées au genre », souligne Mirta Moragas, avocate et fondatrice de l’association Consultorio Jurídico Feminista (Aide juridique féministe).

D’après les militantes interviewées, l’interdiction de la perspective de genre inscrite dans la législation paraguayenne en 2017, alors que la Constitution consacre la liberté religieuse et idéologique, est due en partie à la très forte influence exercée sur les institutions de l’État par les secteurs conservateurs, très souvent liés à des groupes religieux ou ultraconservateurs (tels que les mouvements pro-vie ou en faveur de la famille). Cette emprise est un frein à l’adoption de lois et de politiques visant à aborder ou réduire les profondes inégalités structurelles du pays.

Mme Moragas confirme que c’est dans ce contexte que « le Paraguay est devenu un laboratoire d’idées opposées aux droits et à l’égalité entre les sexes » dans la région.

Cette singularité s’appuie à son avis sur deux facteurs fondamentaux, la relative invisibilité du pays sur le plan international et son profond conservatisme idéologique.

La loi qui autorise l’enregistrement des embryons ou des fœtus non nés avec leur propre nom sur un acte de décès en est un exemple emblématique, dit l’avocate. Cette législation controversée, qui a vu le jour au Paraguay et a ensuite été adoptée dans d’autres pays, reflète l’influence de groupes liés en majorité à l’église catholique ou à des églises évangéliques, qui sont parvenues à renforcer leur présence et leur portée dans le contexte politique et social du pays.

C’est pourquoi, pour Perla Álvarez, la question de l’éducation sexuelle est véritablement, « une des préoccupations majeures exprimées par de nombreux secteurs sociaux face au besoin d’assurer un développement sain et sans danger aux nouvelles générations ». La perpétuation des tabous dans la société, affirme-t-elle, pérennise non seulement l’ignorance, la désinformation et les stéréotypes genrés, mais joue également un rôle dans les taux élevés de grossesse chez les adolescentes et de maladies sexuellement transmissibles ainsi que dans la violence dirigée contre les femmes.

« Nous sommes parmi les pays détenant un taux record de filles et d’adolescentes enceintes. L’on ne peut aujourd’hui justifier sous aucun motif que les petites filles deviennent mères, parce que cela démontre que notre société tolère les sévices et les viols commis sur des filles et des adolescentes », insiste-t-elle.

Violence structurelle

Selon Mme Álvarez, les femmes paraguayennes sont confrontées à des formes de violence qui dépassent l’expérience individuelle et sont ancrées dans une violence structurelle et symbolique présente dans la vie quotidienne.

Ce qui signifie que les femmes sont affectées de manière disproportionnée par les injustices systémiques, comme l’accès réduit à l’éducation, les débouchés limités sur le marché du travail, les écarts de salaire persistants et la sous-représentation aux postes de direction. C’est d’autant plus frappant que le pays est partie à plusieurs accords internationaux, dont la Convention de l’OIT sur l’égalité de rémunération. Certes, il n’a toujours pas ratifié la Convention 190, adoptée en 2019, qui reconnaît, dans une approche inclusive, le droit de toute personne à travailler dans un environnement exempt de violence et de harcèlement.

« Nous vivons dans une culture très machiste. S’il est vrai que des progrès ont été accomplis sur le plan législatif pour la reconnaissance et l’égalité des femmes et des hommes, en réalité, nous les femmes, nous n’avons toujours pas atteint l’égalité, nous avons encore une rémunération inférieure de 20 % à celle des hommes. »

« Il n’existe pas au Paraguay de loi interdisant la discrimination sous toutes ses formes, d’où l’absence de mécanisme permettant de dénoncer les cas de discrimination et le fait que la reconnaissance des droits des femmes soit loin d’être généralisée », ajoute Mme Moragas.

Par ailleurs, les femmes subissent une violence intrafamiliale et des abus sexuels, dont la forme la plus tragique est le féminicide. La situation est exacerbée en raison de l’impunité généralisée, de la difficulté d’accès à la justice, des obstacles à franchir pour porter plainte et du manque de ressources pour assurer la protection des femmes. Selon les données du Ministère public, 17 féminicides ont été dénombrés dans le pays au cours du premier semestre 2023, un chiffre élevé dans un pays d’un peu plus de 6 millions d’habitants.

« Lorsque nous appelons les institutions […] chargées de veiller au respect des droits des femmes, elles font valoir leur manque de ressources. La police, les tribunaux, le Secrétariat du ministère de la Femme n’ont pas de ressources ni de moyens d’intervenir, ce dernier n’étant qu’un organisme de contrôle sans capacité opérationnelle. L’État invoque donc ces prétextes pour ne pas assurer l’égalité des hommes et des femmes, c’est-à-dire pour ne pas respecter nos droits », signale la militante de Conamuri.

Quel avenir face à la poussée du conservatisme ?

« Le principal risque est que [le gouvernement de Santiago Peña] ne propage un discours lié à toute cette conception du fondamentalisme hégémonique, pro-vie, prônant le patriotisme, Dieu et la famille. C’est vraiment un discours alarmant, surtout parce qu’il instaure un recul de l’autonomie des femmes à tous les niveaux, sur les questions de santé, pour les décisions concernant leur corps, mais également sur le plan de la participation politique », alerte Perla Álvarez.

« Les perspectives s’annoncent largement défavorables ; pour les femmes et les diversités, le temps de la résistance est maintenant venu », ajoute Mirta Moragas.

En effet, dans ce pays dominé durant des décennies par un parti conservateur enraciné dans des traditions patriarcales, machistes et religieuses, les deux femmes interviewées n’envisagent que des timides percées et, à moins d’un retournement inattendu de situation, plutôt « une pérennisation et un renforcement des inégalités existantes ». La militante de Conamuri voit se profiler à l’horizon la nécessité d’« assurer les arrières » et souligne à quel point il est essentiel que la société civile et les organisations de femmes effectuent une veille constante afin de repérer les éventuelles tendances radicales et les reculs qui mettraient en cause les modestes progrès accomplis dans la construction d’une société paraguayenne plus juste et inclusive.

This article has been translated from Spanish.