Croisade européenne contre les salaires et la négociation

 

Les temps sont durs pour les syndicats et les travailleurs.

Ils font face dans toute l’Europe à un consensus politique fort prétendant que les états membres devraient sortir de la crise en réduisant les salaires et en affaiblissant les systèmes de négociation collective.

L’ancien instrument de la dévaluation de la monnaie nationale est en passe d’être remplacé par des dévaluations salariales.

Au Portugal, en Espagne et en Grèce, ce consensus est déjà en place. Les employeurs de ces pays ont aujourd’hui à leur disposition plusieurs options pour diminuer les salaires.

Ils peuvent aisément éluder les conventions collectives de niveau supérieur et renégocier au niveau de l’entreprise des niveaux de rémunération inférieurs.

Il leur est possible également de contourner les syndicats représentatifs ou d’imposer des modalités concertées avec des « comités de travailleurs », voire avec chaque travailleur ou travailleuse à titre individuel.

En France, en Belgique et en Italie, les systèmes de fixation des salaires sont pour l’instant encore préservés, mais des propositions visant à les assouplir sont envisagées, voire déjà en préparation.

Malheureusement, les élites européennes ne s’en tiennent pas là.

Outre la compétition qui se livre déjà afin de parvenir à la flexibilité salariale, le Conseil et la Commission européens mettent en place désormais un système de gouvernance économique qui revient à obliger les États membres à entrer dans cette course sous la menace de sanctions financières imposées par la Commission.

Témoin de cette évolution, les récentes conclusions du Conseil européen.

Hormis une référence extrêmement vague à la dimension sociale de l’union monétaire, la feuille de route et l’échéancier qui devront être présentés au Conseil de juin 2013 insistent à nouveau sur l’idée d’arrangements de nature contractuelle que devraient souscrire les États membres, en matière de compétitivité et de croissance, avec les institutions européennes.

Les conclusions du Conseil ne vont pas plus loin, mais le dernier rapport du président du Conseil (rédigé en coopération avec les présidents de la Commission, de la BCE et de l’Eurogroupe) décrivant la voie « Vers une véritable union économique et monétaire » donne davantage de détails.

 

Au prétexte de la rigidité

L’idée fondamentale en est de renforcer encore davantage la gouvernance économique en Europe.

L’on étendrait à l’ensemble de la zone euro les examens approfondis des pays pour lesquels on perçoit un danger potentiel de déséquilibre macro-économique.

De tels examens sont à l’heure actuelle entrepris par la Direction générale Affaires économiques et financières (DG ECFIN). Les recommandations spécifiques par pays élaborées par la Commission dans le cadre de la Stratégie Europe 2020 jetteraient les bases permettant de préparer les mesures spécifiques et détaillées (remarquez la précision de cette formulation !) de ces arrangements de nature contractuelle sur les réformes.

La finalité ultime de tout ceci est de s’attaquer aux encombrantes « rigidités » existantes et de les éliminer, ce qu’il est plus difficile de faire au niveau des États démocratiques nationaux.

Les salaires et les systèmes de négociation collective sont perçus comme faisant partie de ces « rigidités », comme on peut l’observer très clairement dans les recommandations spécifiques par pays de 2012, dans lesquelles la Commission a mis en exergue 16 États membres.

Elle appelait ces derniers à réformer leurs systèmes d’indexation salariale, à affaiblir les systèmes de négociation sectorielle, à limiter l’augmentation des salaires minimum et à accroître la flexibilité dans la tranche inférieure de l’échelle des rémunérations.

Si de telles recommandations venaient à faire partie d’un contrat contraignant entre la Commission et les États membres, l’Europe sociale sera définitivement reléguée au passé.

 

Une gouvernance qui repose sur des bases juridiques fragiles

L’on observe toutefois quelque chose d’étrange dans les conclusions du Conseil. Jusqu’à il y a peu, l’élite européenne avait l’intention de faire adopter un nouveau traité international ou de modifier le Traité européen lui-même.

Ainsi, les interventions en matière salariale reposeraient sur le plus haut fondement juridique qui soit.

Or, ce n’est plus le cas. Le Conseil du mois de décembre a soudainement changé de cap et décidé que ces arrangements de nature contractuelle sur les réformes seraient élaborés par la Commission en recourant à la législation secondaire.

À cet égard, deux éléments sont d’une grande importance pour les syndicats et leur stratégie de défense de la négociation collective.

Tour d’abord, la rumeur qui se fait entendre dans les couloirs de la DG ECFIN soutient que l’élite financière européenne aurait préféré que l’on aille dans le sens d’un amendement au Traité européen lui-même, car de cette manière l’on aurait fait disparaître tous les doutes quant à la légalité des interventions européennes dans les systèmes salariaux nationaux.

Les décideurs européens se sont toutefois gardés de procéder de la sorte car un amendement au Traité aurait impliqué des consultations nationales et, dans certains cas, des référendums.

En effet, ils ne pouvaient avoir la certitude que les démocraties nationales fussent disposées à transposer leur compétence, dans une matière aussi cruciale que la fixation des salaires, à une Commission technocrate.

Ils craignaient une réaction hostile contre la création d’une superpuissance européenne perçue comme agissant dans l’intérêt du milieu des affaires et qui aurait officiellement le pouvoir de passer outre aux décideurs nationaux et aux partenaires sociaux nationaux.

Ensuite, ceci vient confirmer également l’analyse des syndicats selon laquelle le système de gouvernance économique européenne, notamment en matière salariale, n’a pas de fondement juridique solide.

Les services juridiques de la Commission peuvent certes prétendre que les articles du Traité cocnernant les orientations économiques générales fournissent une base juridique permettant à la Commission et au Conseil de pénétrer dans la sphère salariale.

Cependant, l’aptitude à formuler des recommandations est bien distincte du pouvoir d’imposer une politique.

En ce qui concerne les sanctions, la plus forte de celles qui sont prévues au Traité pour un État membre qui ne respecterait pas les orientations économiques générales est la divulgation publique par la Commission du fait que cet État n’ait pas suivi ses conseils.

La gouvernance économique européenne, avec ses sanctions financières et son recours à la majorité qualifiée inversée, n’est pas compatible avec le Traité européen.

 

Les syndicats doivent riposter

Les syndicats européens peuvent appuyer leur stratégie sur ce constat. Lorsque la Commission conçoit de nouvelles réglementations économiques telles que les arrangements susmentionnés de nature contractuelle sur les réformes, les syndicats doivent veiller à ce que ces réglementations contiennent une « clause de sauvegarde salariale » et s’appuient sur une base juridique faisant référence aux articles du Traité qui protègent les salaires et le dialogue social.

Lorsqu’ils entament un dialogue avec les institutions européennes en matière salariale, qu’il s’agisse du Dialogue social européen, du Dialogue macro-économique ou du nouveau Groupe de surveillance salariale récemment proposé au titre du paquet emploi de la Commission, les syndicats devraient faire référence de manière systématique aux limites de la constitutionalité dans le but de renforcer leur position et leur argumentation dans le cadre de ce dialogue institutionnel.

Enfin, il serait possible de faire le lien entre l’absence de base juridique convaincante en vertu du Traité et d’autres instruments juridiques.

Le fait de pousser les États membres à réduire les salaires minimum et à émietter la négociation collective institutionnalisée non seulement dépasse les limites des compétences de l’Union européenne, mais entre en conflit également avec les conventions de l’OIT et avec la Charte des droits fondamentaux du Conseil de l’Europe.

Il convient de cerner quelles possibilités institutionnelles sont disponibles en vue de mettre au point une stratégie complète et globale contre les pernicieuses interventions salariales européennes.

Le Traité européen protège l’autonomie du dialogue social et contraint l’Union européenne à respecter les systèmes nationaux de relations industrielles.

Cette garantie, ainsi que la force du mouvement syndical qui découle du poids électoral de ses membres, donne aux syndicats l’occasion de s’opposer aux diktats de la Commission contre les salaires et de s’attaquer aux fanatiques de la concurrence salariale par le bas, afin de reconquérir la cause de l’intégration européenne.