Décès, blessures et maladies : le combat pour améliorer les conditions de travail sur les chantiers de démolition des navires en Asie du Sud

Décès, blessures et maladies : le combat pour améliorer les conditions de travail sur les chantiers de démolition des navires en Asie du Sud

Workers at a shipbreaking site in Bangladesh. In this country, according to NGOs, “the life expectancy of men working in the shipbreaking industry is less than 20 years”.

(NGO Shipbreaking Platform)

L’Organisation internationale du Travail (OIT) l’a classé comme un « problème environnemental et sanitaire majeur dans le monde ». Avec l’essor de la navigation, puis le vieillissement des flottes, le secteur de la démolition de navires est devenu une mine d’or pour certains, mais un cauchemar pour des milliers de travailleurs. Notamment en raison des pratiques de nombreux armateurs qui, pour réduire leurs coûts et faire des bénéfices, envoient leurs navires marchands, tankers et autres bateaux de croisière terminer leur vie dans des chantiers dangereux et polluants.

Des manœuvres qui se déroulent principalement dans quatre pays : le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan et la Turquie. Les trois premiers représentent à eux seuls plus de 70% des démolitions de navires dans le monde, selon les chiffres de l’ONG Shipbreaking Platform, une coalition internationale d’organisations qui dénonce les atteintes à l’environnement et les violations des droits humains dans ce secteur.

Selon le bulletin « À la casse », publié par l’ONG française Robin des Bois, qui fait référence dans ce domaine, sur les seuls mois de juin, juillet et août 2023, 271 bateaux sont arrivés en fin de vie. Sur ce nombre, 106 (39%) ont été construits en Europe, 88 (32%) appartenaient à des armateurs européens et 241 (89%) ont été envoyés en Asie pour démolition. Les autres ont été envoyés en Chine ou en Turquie, alors que les installations opérant dans le reste du monde ne représentent que 3% des navires démantelés chaque année.

Alang, Chattogram et Gadani

Les bâtiments à désosser arrivent pour la plupart sur trois plages : Alang-Sosita, en Inde, Chattogram, au Bangladesh et Gadani au Pakistan, où les activités se déroulent « dans des conditions terribles et dangereuses », alerte auprès d’Equal Times Nicola Mulinaris, chargé de communication pour l’ONG Shipbreaking Plateform. Parmi les pratiques les plus décriées, celle du « beaching » (ou « échouage » en français).

Si les lois internationales interdisent l’exportation de navires vers ces chantiers qui manquent de protections adéquates pour l’environnement ou les travailleurs, de nombreuses entreprises parviennent à contourner ces législations. Elles vendent leurs bateaux devenus inutiles à des intermédiaires, appelés « cash-buyers » ou « cash-dealers ». Ces derniers modifient ensuite le pavillon d’origine des navires pour opter pour des « pavillons corbillards » dans des États peu regardants sur les conventions internationales, comme les Comores, Palau et Saint-Kitts et Nevis et les enregistrent sous de nouveaux noms et de nouvelles boîtes postales pour les rendre intraçables.

Les bateaux sont alors emmenés en Inde, au Bangladesh ou au Pakistan où ils sont revendus aux chantiers de démantèlement. Là, à marée haute, ils sont échoués sur les plages et voués à patienter jusqu’à ce que l’eau se retire et que les travailleurs puissent commencer les opérations de désossement directement sur la plage d’échouage où sont installés les chantiers.

« En l’absence de rétention comme dans une cale sèche, les polluants divers contenus dans les navires et ses équipements ou intégrés à la structure (eaux huileuses, hydrocarbures, PCB, peintures, poussières d’amiante…) se déversent alors sur le sable et dans les eaux », détaille pour Equal Times l’ONG Robin des Bois.

447 morts en 13 ans : l’enfer des plages asiatiques

Des matières toxiques également dangereuses pour la santé des travailleurs qui ne bénéficient que rarement d’équipements de protection adéquats pour exercer sur de tels sites. Exposés à des toxines mortelles, à des gaz explosifs ou à des chutes de plaques d’acier dues aux découpes, les ouvriers d’Alang, Chattogram et Gadani risquent leur vie.

Selon les chiffres compilés par The Shipbreaking Platform, depuis 2009, 447 travailleurs sont morts en travaillant sur des chantiers en Inde, au Pakistan ou au Bangladesh et 393 ont été blessés. Un bilan qui pourrait être largement sous-estimé.

« Il y a un manque cruel de transparence de la part de l’industrie. Surtout en Inde, où une grande partie du travail se déroule. Les acteurs y cachent ce qu’il s’y passe et les ONG n’y sont pas les bienvenues », détaille Nicola Mulinaris.

Il affirme également que « la corruption » et « les pratiques illégales » sont légion sur ces chantiers. L’OIT, elle, pointe « un niveau inacceptable de décès, blessures et des maladies liées à ces emplois ».

Selon un rapport publié par The Shipbreaking Platform et Human Rights Watch en septembre dernier, au Bangladesh, « l’espérance de vie des hommes travaillant dans l’industrie de la démolition navale est inférieure de 20 ans à la moyenne ».

« Les entreprises qui démolissent des navires dans les chantiers dangereux et polluants du Bangladesh réalisent des bénéfices au détriment des vies des Bangladais et de l’environnement », dénonce ainsi auprès d’Equal Times Julia Bleckner, chercheuse principale sur l’Asie de Human Rights Watch. D’autant que les navires déposés sur les plages sont envoyés à la casse « dans leur jus », sans dépollution préalable ou sans inertage des citernes ce qui accroît les risques d’explosions meurtrières et d’intoxications pour les ouvriers.

Des employés d’autant plus fragiles que la plupart sont des travailleurs immigrés sous-payés, quand ils bénéficient d’un réel contrat de travail. « Nous avons enregistré plusieurs violations des droits du travail, avec, par exemple, l’absence de congés payés. Et dans les trois sites [Inde, Pakistan, Bangladesh, NDLR], il n’y a pas d’hôpital digne de ce nom à proximité des chantiers, capables de traiter les blessures des travailleurs », alerte Nicola Mulinaris.

Des améliorations encore trop discrètes

Si ces pratiques sont encore en vigueur aujourd’hui, c’est qu’une partie de ces activités est particulièrement lucrative pour les pays. Avant de devenir l’un des leaders de la démolition de navires, le Bangladesh importait toutes ses ferrailles d’acier. Aujourd’hui, il les prélève directement sur les bateaux qui lui sont amenés. Les chantiers font également vivre toute une économie locale, où les matériaux récupérés sur les sites de démantèlement sont revendus sur des marchés quelques mètres plus loin. Selon les chiffres estimés par les autorités, au Bangladesh, environ 200.000 personnes bénéficient de ce commerce. Un chiffre qui atteindrait 500.000 en Inde.

Mais des initiatives émergent pour tenter de changer les conditions de travail sur les plages. « Des réglementations nationales ont été mises en place pour encadrer la pratique et limiter les risques pour l’environnement et les travailleurs. Il s’agit notamment de définir des zones de découpe primaires et secondaires, des zones de stockage des matériaux extraits et des déchets, etc. », salue Robin des Bois qui estime toutefois que « leur application reste sujette à caution vu le manque de moyens de contrôle des autorités et la puissance économique des chantiers ».

Même constat pour Nicola Mulinaris qui, s’il souligne que « l’Inde a connu une certaine amélioration au cours des dernières années avec certains chantiers, par exemple, qui fournissent désormais aux travailleurs des équipements de sécurité », rappelle que « ces améliorations sont loin d’être acceptables (…) et même les meilleurs chantiers en Inde souffrent d’un manque d’hôpitaux ».

« Vous pouvez améliorer un chantier tant que vous voulez, une plage reste une plage et ces chantiers, même les meilleurs en Inde, ne seraient jamais autorisés à opérer en France ou en Europe », constate-t-il.

La question de la Convention de Hong Kong

Pourtant, des normes internationales existent pour réguler ce secteur. Les navires étant considérés comme des déchets, leur fin de vie est encadrée par la Convention de Bâle, entrée en vigueur en 1992 et qui régule les mouvements transfrontaliers des déchets dangereux et leur élimination. Mais le texte, bien que précis, est difficile à faire respecter.

« Les législations sont assez claires, mais elles ne sont pas appliquées correctement dans de nombreux pays, parce que les autorités passent outre », déplore Nicola Mulinaris. Un constat partagé par Julia Bleckner d’HRW qui estime que « les chantiers navals, notamment au Bangladesh, rognent sur les coûts pour continuer à proposer des prix compétitifs ».

Pour tenter de rendre le démantèlement des navires plus responsable, l’Organisation maritime internationale (OMI) a lancé, en 2009, la Convention de Hong Kong. Un texte élaboré, notamment, en coopération avec l’OIT et les parties de la Convention de Bâle. Le texte, qui doit entrer en vigueur en 2025 après avoir été ratifié par 15 États, impose notamment de faire un inventaire des matières potentiellement dangereuses de chaque navire destiné au recyclage, de fournir un plan de recyclage pour indiquer la manière dont chaque navire va être traité afin d’améliorer les conditions de sécurité et de travail des ouvriers et de garantir un meilleur respect de l’environnement.

Mais le texte reste décrié, notamment par The Shipbreaking Plateform. « La convention a été créée par l’OMI, qui est entièrement guidé par les intérêts de l’industrie. L’industrie du transport maritime peut donc édicter ses propres règles, ses propres lois. Les plus grands partisans de la convention de Hong Kong sont les chantiers navals d’Asie du Sud, les ‘cash-buyers’ et les compagnies qui tirent profit des navires échoués », fustige Nicola Mulinaris qui demande une révision du texte pour aligner les impératifs de sécurité et de protection de l’environnement sur ceux en vigueur dans les chantiers occidentaux.

Constat, là encore, partagé par HRW qui pointe le risque de « greenwashing ». « Elle risque de permettre au secteur d’avoir une meilleure conscience sans exiger les améliorations nécessaires pour rendre le démantèlement des navires sûr et durable. Par exemple, la Convention n’interdit pas l’échouage et offre un niveau de contrôle inférieur à celui de la Convention de Bâle », pointe Julia Bleckner.

Des propos modérés par Walton Pantland, directeur des campagnes sur la construction navale et le démantèlement de navires pour la confédération IndustriALL Global Union. S’il reconnaît auprès d’Equal Times que la Convention de Hong Kong n’est pas « une baguette magique qui va automatiquement régler tous les problèmes », il estime que c’est « un bon point de départ qui nous donne une feuille de route pour régler la situation ».

« Je me suis rendu en Inde et au Bangladesh et j’ai vu les chantiers qui avaient été améliorés et la différence est réelle. En elle-même, la Convention de Hong Kong n’est pas suffisante, mais elle permet d’opérer un changement dans le mode de fonctionnement », assure-t-il.

Des améliorations constatées par Robin des Bois qui salue notamment l’attitude des chantiers indiens qui ont été « les premiers à investir pour obtenir une certification de compatibilité à la Convention de Hong Kong, quand bien même elle n’était pas entrée en vigueur » alors que « les chantiers bangladais commencent à suivre ». L’ONG pointe notamment des « progrès accomplis avec notamment la mise en place de dalles étanches pour la 2e phase de découpe et l’utilisation de moyens mécaniques ».

De bonnes avancées qui doivent, pour Walton Pantland, s’accompagner d’un réel dialogue social autour des chantiers. « Les syndicats devraient être reconnus. Nous plaidons en faveur d’un dialogue social tripartite, car dans ces pays [Inde, Pakistan, Bangladesh, NDLR], il existe une autorité gouvernementale chargée du démantèlement des navires et une association d’employeurs, et ces deux entités travaillent actuellement ensemble. Nous estimons qu’ils devraient également reconnaître les syndicats en tant que partenaires sociaux égaux ». Si cela se développe en Inde, d’après lui, les efforts restent encore faibles au Bangladesh et sont quasi-inexistants au Pakistan.

Justice et cercle vertueux

En parallèle, certains pays européens, avec l’aide des ONG, n’hésitent plus aujourd’hui à condamner en justice les armateurs qui ont recours aux « cash-buyers » pour la démolition de leurs navires. En juillet dernier, la compagnie néerlandaise Jumbo et deux de ses responsables ont été condamnés par le tribunal de Rotterdam pour leur implication dans le démantèlement illicite de navires en Turquie, tandis que la Norvège et l’Allemagne ont mis en place des procédures similaires.

Une implication indispensable pour mettre fin aux abus dans le secteur, alors que The Shipbreaking Plateform appelle à la mobilisation de tous. « Nous demandons aux pays du monde entier de participer au processus de traitement des navires en fin de vie. Nous ne voyons pas pourquoi le démantèlement des navires devrait se limiter à deux ou trois plages. Il devrait devenir une pratique généralisée où les entreprises et les pays acceptent de traiter leurs propres déchets au lieu de les envoyer à l’autre bout du monde ».

Un appel qui commence à être entendu. L’Union européenne a mis en place, en 2013, un règlement précis sur le recyclage des navires de plus de 500 tonnes et a durci en 2022 son règlement sur le transfert des déchets. Depuis 2019, le recyclage des navires battant pavillon européen doit également se faire dans un des quarante sites agréés par les autorités européennes, dont certains se trouvent en Turquie ou en Norvège.

 

This article has been translated from French.