En Croatie, les partis conservateurs hostiles aux droits des femmes

En Croatie, les partis conservateurs hostiles aux droits des femmes

Some 5000 people rallied in the Croatian capital of Zagreb on 24 March 2018, to protest the ratification of the Istanbul Convention. The banner reads “Stop Istanbul

(Jelena Prtorić)

Le 24 mars 2018, plus de 5 000 personnes en provenance de toute la Croatie se sont rassemblées dans la capitale Zagreb pour manifester contre la ratification imminente de la Convention d’Istanbul par la Croatie. Il s’agit du premier traité contraignant au monde qui s’attaque à la violence faite aux femmes. Dans l’ensemble, ce document du Conseil de l’Europe a reçu un large soutien. En Croatie toutefois, il s’est heurté à une opposition féroce et soutenue par les médias de la part de groupes conservateurs, dont certains sont étroitement liés à l’Église catholique.

« Nous ne voulons pas que nos enfants apprennent à l’école qu’ils ne sont ni des “elle” ni des “lui”, mais qu’ils sont des “ça”», déclare Tomislav, un jeune manifestant âgé d’une vingtaine d’années. « Nous ne voulons pas que Bruxelles nous dicte ce que nous devons faire, ici [dans notre pays]. Le but n’est pas du tout de protéger les femmes ; il s’agit d’obtenir des fonds pour les ONG de gauche », déclare Neda, une quarantenaire qui ne mâche pas ses mots, lorsqu’on lui demande pourquoi elle marche.

En Croatie, les groupes conservateurs de droite s’opposent fermement à la Convention, qui a été ratifiée le 13 avril 2018, affirmant qu’elle « impose une idéologie de genre » aux femmes et qu’elle met en danger les « valeurs familiales traditionnelles ».

En fait, le texte de la Convention distingue les termes « sexe » (un groupe de caractéristiques biologiques) et « genre » (des rôles socialement construits qu’une société peut attribuer aux hommes ou aux femmes). Il promeut également une éducation basée sur l’égalité des sexes et la fin des rôles de genre. Toutefois, certains milieux ont interprété cela comme voulant dire que les enfants pourront « choisir leur propre sexe » dès l’école primaire et qu’un « troisième sexe » deviendra une nouvelle catégorie légalement reconnue.

« Dans notre société, certaines tendances cléricales dominantes s’opposent à l’égalité des sexes, mais aussi à une société démocratique qui respecte les différences [des gens] et qui réclame des droits égaux pour tous », explique Neva Tolle, coordinatrice d’Autonomna ženska kuća Zagreb (la Maison des femmes autonomes de Zagreb), une ONG qui fournit un logement et un soutien juridique aux femmes qui ont été victimes de violence domestique.

« Il est scandaleux que ce grave problème de société [la violence faite aux femmes] serve à marquer des points politiques. Les femmes qui ont été victimes de violence masculine forment un groupe marginalisé et sont extrêmement vulnérables. Nous ne devons pas oublier que la violence perpétrée contre les femmes est la forme la plus visible de discrimination et d’inégalité entre les sexes », déclare-t-elle.

Pour Neva Tolle, cela fait des années que la ratification de la Convention d’Istanbul est une nécessité en Croatie. « Le système juridique actuel de la Croatie n’est pas satisfaisant, car il n’offre pas de protection adéquate aux femmes victimes de violence domestique », explique-t-elle. Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, de 2013 à 2017, 159 personnes ont été tuées en Croatie : 91 étaient des femmes, dont 63 ont été tuées par une personne de leur entourage, et 46 par leur partenaire.

Neva Tolle estime que la Convention poussera les législateurs du pays à adapter les lois croates aux normes internationales du traité, tout en introduisant des peines plus sévères pour les personnes reconnues coupables de crimes liés à la violence domestique. De plus, les programmes scolaires devront inclure du matériel pédagogique portant sur l’égalité entre les sexes, souligne-t-elle.

Sur le sentier d’une « démocratie illibérale »

Même si la Convention a provoqué des divisions au sein du parti conservateur au pouvoir, l’Union démocratique croate (HDZ), elle a finalement été ratifiée en avril dernier par le Parlement par 110 voix pour et 30 voix contre (et deux abstentions).

« Je pense que la ratification de la Convention est une très bonne nouvelle. Non pas parce que nous nous attendons à de grands changements immédiatement, mais parce que symboliquement, quand il s’agit de l’équilibre du pouvoir entre les forces conservatrices et progressistes, elle représente une victoire importante [pour ces dernières] », déclare Bojana Genov, une activiste et coordinatrice de Ženska mreža Hrvatske (Réseau des femmes de Croatie).

Pour Bojana Genov, la mobilisation contre la Convention d’Istanbul ne représentait que « la partie émergée de l’iceberg », la partie la mieux coordonnée et la plus visible de la riposte conservatrice contre les droits des femmes et les droits civiques en Croatie.

En 2013, lorsque la Croatie adhéra à l’Union européenne, une ONG alors inconnue, U ime obitelji (Au nom de la famille), organisa un référendum qui afin d’y inscrire que le mariage ne peut être une union qu’entre un homme et une femme. Le pays poursuivit son virage vers la droite en 2016 lorsque le ministre de la Culture alors en poste, Zlatko Hasanbegović (à l’époque, une personnalité de la droite nationaliste) supprimant les fonds destinés aux médias indépendants et aux ONG subventionnés par l’État.

Dans le même temps, HRT, la société publique nationale de radiotélévision, commença à diffuser des émissions plus conformes à l’idéologie conservatrice et religieuse de la coalition au pouvoir.

La montée des idéologies conservatrices n’est pas propre à la Croatie, pas plus que son impact négatif sur les femmes : la Bulgarie et la Slovaquie n’ont pas ratifié la Convention d’Istanbul ; en Pologne,la répression du parti au pouvoir sur la démocratie et les libertés civiles s’est étendue à l’accès à l’avortement des femmes et la Hongrie s’est positionnée comme gardienne des valeurs traditionnelles et d’une « démocratie illibérale ».

« Je pense que ces tendances existent dans le pays depuis 1991 [année où la Croatie est devenue un État indépendant après s’être séparée de la Yougoslavie], et pas seulement ces dernières années », explique Hrvoje Klasic, professeur d’histoire à l’Université de Zagreb. « Les acteurs conservateurs et de droite acquièrent davantage de pouvoir lorsque le leader du HDZ est faible », ajoute-t-il. Autrement dit, lorsque le plus grand parti de droite de Croatie ne dispose pas d’une majorité parlementaire solide (comme c’est le cas depuis 2015), le parti de droite n’hésite pas à courtiser tous ceux qui se situent encore plus à droite sur l’échiquier politique, et ce, afin de se constituer des alliés politiques parlementaires.

Le corps des femmes : un champ de bataille idéologique

En Croatie, les mouvements conservateurs se sont trouvé un allié précieux dans l’Église catholique. Malgré la laïcité officielle du pays, plus de 85 % de la population croate est catholique. En conséquence, l’Église exerce une influence considérable dans tous les domaines de la vie et celle-ci se ressent le plus vivement dans le débat sur le droit à l’avortement.

Depuis 1978, l’avortement est légal en Croatie au cours des dix premières semaines de la grossesse. Après dix semaines, les femmes ne sont autorisées à avorter que dans les cas de comportements sexuels répréhensibles ou de malformations congénitales potentielles. En outre, une loi adoptée en 2003 permet aux professionnels de la santé d’exercer leur droit de faire objection de conscience face à un avortement.

« Bien que le droit à l’avortement existe théoriquement, il est en fait très difficile de le faire pratiquer », déclare M. Genov.

« Dans certains hôpitaux, tous les médecins, ainsi que le personnel médical, refusent de le pratiquer », déclare-t-elle, ajoutant que si le droit à l’avortement est déjà limité, une modification de la loi ne fera que le restreindre encore davantage.

Étant donné que la Croatie a « hérité » de sa loi actuelle de la législation yougoslave, cela fait des décennies que les groupes anti-avortement réclament une interdiction de l’avortement, déclarant que la loi actuelle est « inconstitutionnelle ». En mars 2017, la Cour constitutionnelle croate a établi que, bien que la loi actuelle ne viole pas la Constitution, le Parlement doit adopter une nouvelle législation dans un délai de deux ans. Cette nouvelle loi n’interdira pas l’avortement, mais elle doit « trouver un équilibre entre le droit des femmes à la protection de la vie privée et la protection des enfants à naître ».

Pour M. Genov, le concept de « consultation de conseil préalable à l’avortement », que la nouvelle loi pourrait introduire, pose particulièrement problème : « Il n’y a aucune raison de penser que les femmes doivent être conseillées comme si elles n’étaient pas capables de prendre une telle décision par elles-mêmes. »

« En Croatie, par exemple, il n’y a pas de cours d’éducation sexuelle à l’école. C’est un paradoxe : les législateurs pourraient instaurer des consultations de conseil pour les femmes âgées de plus de 18 ans, et donc déjà adultes et enceintes, avant de les autoriser à pratiquer un avortement, sans toutefois donner la possibilité aux jeunes filles d’en apprendre davantage sur leur sexualité, leur santé reproductive et leurs droits » déplore M. Genov.