La Bolivie, dix ans après la « Guerre du gaz »

 

« À la vue des blindés qui tiraient des coups de semonce en l’air, tout le monde a déguerpi, sauf une femme. Je me suis cachée derrière un muret. La femme brandissait une pierre qu’elle a posée devant le char, et le char a roulé dessus. Sur ce, la femme est allée chercher une autre pierre qu’elle a de nouveau posée là », se souvient Luis Saucedo.

En octobre 2003 il n’était encore qu’un adolescent lorsqu’est survenue ce qu’on nomme désormais la « Guerre du gaz ». Celle-ci avait pour épicentre El Alto, ville voisine de La Paz, siège du gouvernement bolivien.

À l’origine des manifestations se trouvait le plan du gouvernement de Gonzalo Sanchez de Lozada pour l’exportation de gaz naturel vers les États-Unis et le Mexique à travers des ports du Chili, populairement considéré comme une nation ennemie pour avoir amputé la Bolivie d’un accès au Pacifique.

L’opposition aux mesures du gouvernement s’articulerait bientôt sous forme d’une plateforme de revendications appelée « agenda d’octobre », qui réclamait la nationalisation et l’industrialisation du gaz.

Les mobilisations ont inclus une grève générale convoquée par la Centrale ouvrière bolivienne (COB), des défilés de mineurs et d’agriculteurs jusqu’au siège du gouvernement et une action collective citoyenne indéfinie à El Alto.

Le gouvernement de Sanchez de Lozada a réagi violemment aux mobilisations et a imposé la loi martiale à El Alto, coupant, par là-même, les lignes de ravitaillement vers La Paz.

À sa démission et sa fuite en exil vers les États-Unis, le 17 octobre 2003, Sanchez de Lozada laissait derrière lui un bilan de 58 morts et de plus de 400 blessés, dont le plus grand nombre se concentrait dans la ville d’El Alto.

Les commémorations récentes du dixième anniversaire de ce qu’on nomme désormais « octobre noir » se sont déroulées au milieu d’une société bolivienne divisée qui n’a pas fini d’en digérer les conséquences.

Aux polémiques que suscite l’accomplissement de l’agenda d’octobre s’ajoute le procès des responsabilités de l’administration Lozada qui, bien qu’il demeure en instance, voit émerger des résultats initiaux.

 

La nationalisation controversée des hydrocarbures

Que représente la journée du 17 octobre ? La fin du modèle néolibéral (…), la culmination d’une longue lutte qui a vu le peuple bolivien récupérer ses ressources naturelles », a proclamé le président bolivien Evo Morales devant une foule réunie à l’occasion de la cérémonie d’hommage qui s’est tenue le mois passé à El Alto.

Morales fut élu en 2005, après que Carlos Mesa, vice-président et successeur de Sanchez de Lozada a, lui aussi, démissionné au milieu de mobilisations sociales massives qui revendiquaient, une fois de plus, la nationalisation du gaz.

Conséquemment, l’une des toutes premières mesures prises par le gouvernement de Morales en mai 2006 a été le décret relatif à la nationalisation des hydrocarbures.

En réalité, ce décret établissait les conditions pour la renégociation des contrats existants avec les entreprises. Cette législation avait pour principal objectif de garantir à l’État bolivien 82% de la valeur de la production d’hydrocarbures.

Cette disposition ne resterait, toutefois, en vigueur que jusqu’à la renégociation des contrats.

Dans les faits, les contrats furent signés subséquemment, conformément à la législation votée sous l’administration de Mesa. Cette législation garantissait 50% des impôts et des redevances à l’État bolivien, un montant considérablement supérieur aux 18% en vigueur sous l’administration de Sanchez de Lozada.

À l’occasion de la cérémonie officielle du 17 octobre, Morales a défendu son legs en ces termes : « À combien s’élevaient les revenus pétroliers en 2005? (…) À seulement 300 millions de dollars. Et cette année, à combien s’élevaient nos revenus pétroliers? À plus de 5 milliards de dollars ».

Certains critiques dénoncent, toutefois, le fait que ces politiques ne s’accordent pas avec l’agenda d’octobre.

« Il s’agissait d’une nécessité impérieuse, d’expulser les transnationales, de récupérer nos hydrocarbures ; une nationalisation totale, sans indemnisation », affirme Florian Calcina, ancien dirigeant de la Fédération des associations de quartiers (FEJUVE) d’El Alto.

Un autre aspect de la politique du gouvernement qui suscite controverse est l’exportation du gaz. Justo Zapata, expert des questions énergétiques, a articulé cette préoccupation lors d’une conférence d’évaluation en octobre : « La politique de Goni [Sanchez de Lozada] qui était d’exporter le gaz vers le Brésil est pratiquement restée inchangée sous Evo. Le projet d’Evo est d’exporter le gaz vers l’Argentine. »

Zapata abonde dans le sens des partisans d’une politique davantage axée sur l’industrialisation et critique la priorité accordée à l’exportation des hydrocarbures.

« J’ignore pourquoi notre gouvernement, à l’instar de son prédécesseur, n’arrive pas à concevoir l’énergie comme un instrument au service du développement », a-t-il dit.

 

Le procès des responsabilités

Mais au-delà de l’agenda d’octobre, il y a un autre enjeu de la « Guerre du gaz » qui a profondément marqué la société bolivienne.

Le procès concernant les responsabilités des instances gouvernementales.

Des actions en justice ont été intentées contre Sanchez de Lozada, plusieurs ministres de son cabinet et cinq officiers de l’armée bolivienne.

Selon Rogelio Mayta, l’avocat des victimes, le gouvernement avait, dès le début de son mandat, préparé l’armée à des massacres.

La déclassification de documents militaires a permis de dévoiler le « Plan Republica », qui « autorise le déploiement du plein potentiel belliqueux de l’armée, y compris les forces spéciales, en cas de troubles civils », explique l’avocat.

Cependant, les procès d’une majorité des accusés, notamment celui du président, sont en suspens parce qu’ils ont obtenu l’asile politique ou élu résidence à l’étranger. Ils devront être extradés afin de pouvoir assumer leur défense dans le cadre du procès.

Nonobstant, en octobre 2011, huit ans après la « Guerre du gaz », les cinq militaires et deux des anciens ministres ont été jugés et condamnés à des peines de trois à 15 années de prison.

Une décision que Mayta considère sans précédent : « À l’avenir, aucun président ne pourra faire appel aux forces armées et leur donner l’ordre de « contrôler les troubles civils, de prendre les armes et de se livrer à une répression débridée. »

C’est, en quelque sorte, l’autre legs important de notre octobre noir. « Ce qui a été notre guerre pour la dignité avec, d’un côté, les canons et les balles et de l’autre, le peuple avec rien d’autre que ses mains nues », conclut Mayta.

Pour lui, le procès a représenté un « revirement de situation » au sein d’une société inique et injuste : « Ils ont assassiné nos aïeux et il n’y a pas eu de procès alors que c’était ce qu’il y avait de plus naturel, d’acceptable. »

Le procès servirait donc « à revendiquer le fait que nous ne sommes point différents, non pas que nous valons moins ou plus, mais que nous avons les mêmes droits ».