Les flux financiers illicites pénalisent le développement en Afrique - l’ONU peut relever le défi d’y mettre fin

Les flux financiers illicites pénalisent le développement en Afrique - l'ONU peut relever le défi d'y mettre fin

« Éliminer les flux financiers illicites n’est pas chose impossible comme beaucoup le pensent. Il faut d’abord que nous prenions tous conscience qu’ils constituent une véritable violation des droits humains », estime Jolie de Poukn, militante au sein d’ATTAC. Photo prise à proximité de l’aéroport de Khartoum au Soudan, en mars 2020.

(Mohammed Abdelmoneim Hashim Mohammed)

Chaque année, 88,6 milliards de dollars quittent l’Afrique sous forme de fuite illicite de capitaux, selon le rapport 2020 de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED), intitulé Lutter contre les flux financiers illicites pour le développement durable en Afrique. L’Afrique est plus touchée que les autres continents. Cela fait du continent un créancier net du monde, contrairement à l’idée reçue d’une Afrique assistée par les pays du Nord.

Les flux financiers illicites (ou FFI) sont un phénomène grave, ancré en partie dans des pratiques historiques d’économie d’exploitation colonialiste, qui prive les pays d’Afrique de ressources essentielles, qui leur seraient nécessaires pour financer leurs services publics, souvent défaillants, faute d’investissements. Concrètement, les FFI peuvent être aussi bien « un virement effectué par un particulier sur ses comptes privés à l’étranger sans payer d’impôts », que « des systèmes très compliqués reposant sur le recours à des réseaux criminels qui mettent en place des structures à plusieurs couches dans diverses juridictions, de manière à cacher l’identité du véritable propriétaire ».

Les FFI sont fortement liés à la corruption, qui peut être orchestrée par les dirigeants eux-mêmes. C’est l’exemple du dictateur Sani Abacha (qui a dirigé le Nigeria de 1993 à 1998), donné par Ben Dickinson, expert de l’OCDE, dans un article de la Revue d’économie du développement de 2014. L’autocrate a pillé l’argent de son pays à travers des « virements par l’intermédiaire de banques complices ou le transport transfrontalier de sommes liquides en grosses coupures », explique-t-il.

« Les FFI peuvent être aussi le résultat de virements bancaires sur des comptes offshore, de blanchiment d’argent, d’évasion fiscale et de corruption de la part de grandes entreprises multinationales  », ajoute Dereje Alemayehu, coordonnateur exécutif de la Global Alliance for Tax Justice, une ONG consacrée à promouvoir la justice fiscale, qu’Equal Times a rencontré.

Un engagement nécessaire de tous les acteurs au niveau mondial

Consciente du phénomène, la communauté internationale a mis en place plusieurs initiatives, comme le Forum mondial pour la transparence et l’échange d’information à des fins fiscales de l’OCDE, créé en 2000, et notamment sa Convention concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale. Mais ce texte, adopté en 1988 et amendé en 2010, reste sans effet concret.

C’est surtout l’ONU qui peut agir. Pour Dereje Alemayehu, « seule la communauté internationale peut agir, car il faut agir au niveau mondial. C’est la seule organisation où les pays ont des droits égaux et universels. Or, s’il y a des traités de l’ONU sur les droits de l’homme, sur le patrimoine ou l’environnement, il n’y en a pas sur les flux financiers illicites ; il n’y a pas de convention internationale sur la taxation des profits ».

Un seul instrument onusien existe concernant le domaine des FFI : c’est la Convention des Nations Unies contre la corruption, adoptée en 2003, et ratifiée par 187 pays.

En 2014, l’ONU, qui a mis en place un groupe de haut niveau ad hoc, a publié un rapport sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique. Le président de ce groupe était Thabo Mbeki, l’ancien président de l’Afrique du Sud. Surnommé le « rapport Mbeki », celui-ci mentionnait par exemple des données au Kenya, qui montraient que « la perte de recettes fiscales, pour le Kenya, du fait de la falsification des factures des transactions commerciales par les sociétés multinationales et d’autres acteurs pourrait représenter jusqu’à 8,3% des recettes publiques kényanes, ce qui retarde la croissance économique et entraîne des milliards de pertes de fonds publics ».

On apprend également que la République démocratique du Congo, le deuxième producteur mondial de diamants et premier exportateur mondial de minerai de cobalt, est le pays plus touché par l’exploitation illégale de ses ressources naturelles. Notamment par « l’exploitation et l’exportation illégales de produits minéraux » et que, plus grave encore, l’argent généré par ce trafic finance des groupes armés.

Les FFI peuvent aussi se développer par la falsification des prix du commerce par les multinationales, par la surfacturation des importations et la sous-facturation des exportations. Par exemple, au Mozambique, des crevettes exportées sont déclarées de qualité moindre qu’elles ne le sont réellement ; au Nigéria, du pétrole brut est sous-déclaré, de même pour du bois d’œuvre originaire du Mozambique, de RDC et du Libéria. Autre phénomène : le pétrole du Nigéria est pillé à grande échelle (corruption, détournement par la mafia et par des rebelles), faisant perdre l’équivalent de 100.000 barils par jour. Les pays tentent toutefois de réagir : le Libéria a introduit le marquage du bois d’œuvre exporté : une mesure efficace. Le rapport Mbeki préconise que la RDC suive cet exemple. Malheureusement, l’ONU constate que la plupart des pays africains « n’ont pas les moyens de vérifier les quantités de ressources naturelles qu’ils produisent, et s’en remettent aux déclarations des exportateurs ».

Le blanchiment d’argent concerne des membres des élites politiques ou économiques : le Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux (GAFI, groupe intergouvernemental créé en 1989) essaie de lutter contre ce phénomène, en publiant des recommandations. Mais ces dernières n’ont qu’une portée morale, elles sont non-contraignantes.

Moins de dépenses consacrées à la santé et l’éducation

La Conférence des nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED) dans son rapport montre que de 2000 à 2015, le total des capitaux illicites qui ont fui l’Afrique s’est élevé à 836 milliards de dollars. Une perte nette pour le continent qui pose un problème, non seulement, pour réussir à atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU, mais qui peut rendre aussi ces objectifs encore plus difficiles à atteindre.

Le rapport constate aussi que, dans les pays africains où les FFI sont élevés (Afrique du Sud, RDC, Ethiopie, Nigeria), les gouvernements dépensent pour la santé 25 % de moins que les pays où les FFI sont faibles et 58 % de moins pour l’éducation. Il établit également que les FFI en Afrique se concentrent sur les produits de faible poids et de grande valeur marchande, donc les activités extractives.

Le rapport émet des préconisations : il faut collecter des données commerciales plus nombreuses et de meilleure qualité.

Pour cela, l’ONU a mis en place en janvier 2020 un groupe d’experts de haut niveau sur la responsabilité, la transparence et l’intégrité financières (FACTI). Un exemple de réussite, en Zambie, est le système de traçabilité des minerais conçu par la CNUCED et la Zambian Revenue Authority (ZRA) : il facilite la détection des pratiques commerciales illicites. Il a permis à la Zambie de récupérer en un an 1 million de dollars de droits d’exportation impayés auprès des sociétés minières.

Actuellement, plusieurs signaux sont encourageants, comme l’adoption en 2016 de la Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), sous l’impulsion de l’OCDE et du G20, signée par 87 pays et entrée en vigueur en 2018 ; les pas en avant faits par plusieurs pays d’Afrique comme le Nigeria ; et les préconisations du rapport 2020 de la CNUCED, qui incitent à intensifier la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent, la collecte de données commerciales, et le soutien aux lanceurs d’alertes et aux journalistes d’investigation.

L’action militante de plusieurs ONG pour éliminer les FFI

Plusieurs ONG agissent aussi sur cette question, comme l’ITUC-CSI Africa, ATTAC-Afrique, le réseau Tax Justice Network Africa (TJNA) et la Global Alliance for Tax Justice. Cette dernière a développé le slogan « Make multinational pay their share ! » (« que les multinationales payent leur part ! »).

Alvin Mosioma, qu’Equal Times a rencontré, est le fondateur du TJNA, réseau pan-africain de 35 organisations présentes dans 18 pays d’Afrique et promouvant la justice fiscale. Il estime que la lutte contre les FFI « nécessite une approche à plusieurs volets, à plusieurs partenaires », qui consiste à « éveiller les consciences », faire comprendre cet enjeu à la population (travailleurs, journalistes, parlementaires africains). C’est pourquoi TJNA a développé la International Tax Justice Academy (ITJA), qui a lancé la campagne « Stop The Bleeding » (« arrêtons l’hémorragie »).

Alvin Mosioma estime que « les solutions pour éliminer les FFI doivent être trouvées au niveau national, régional et international ».

Au niveau national, « les gouvernements doivent prendre des mesures pour augmenter la transparence des entreprises, réviser leurs traités de double imposition, notamment ceux négociés avec les paradis fiscaux, réviser leurs régimes d’incitations fiscales, et renforcer les capacités institutionnelles pour la collecte des taxes ».

Au niveau régional, développer un traité régional sur la fiscalité et des réseaux d’échanges volontaires d’informations fiscales – peut-être envisageable au sein de la nouvelle zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA) qui vient d’entrer en vigueur au 1er Janvier 2021 ; et au niveau mondial, « éliminer les paradis fiscaux, établir une nouvelle gouvernance fiscale mondiale sous l’égide des Nations unies, en créant un corps fiscal multilatéral, faire une transition vers une forme unitaire de taxation, mettre en place des mesures mondiales pour la transparence fiscale comme l’échange automatique d’informations fiscales ».

Jolie de Poukn est juriste spécialiste en gestion et passation des marchés publics, et personne-ressource auprès d’ATTAC en Afrique. Elle estime que « chaque année, l’Afrique perd en moyenne 50 milliards de dollars du fait d’évitements fiscaux ». En Afrique, estime-t-elle, les plus récurrents des FFI sont « l’abus des prix de transfert ou la falsification des prix de transfert ».

Jolie de Poukn a participé à la 6e édition de l’Académie internationale sur la justice fiscale en juin 2019 à Dakar, et à la 7e édition de la Conférence panafricaine sur les flux financiers illicites et les impôts, tenue à Nairobi en octobre 2019. À la première de ces deux réunions, « les débats ont tourné autour de la fiscalité du numérique », c’est-à-dire aux réflexions sur les moyens de taxer en Afrique les grandes entreprises américaines du numérique, les GAFAM. « Les seuls engagements pris ont été de pousser la réflexion et d’influencer les politiques en Afrique sur la fiscalité du numérique. Aucune résolution n’a été prise, mais plutôt des communiqués finaux », raconte-t-elle à Equal Times. Elle se dit néanmoins très satisfaite des résultats de cette session, qui a permis aux participants d’échanger des analyses et de fixer des objectifs. Elle explique : « les résultats sont lents parce qu’il n’y a pas une forte implication des organisations de la société civile sur la thématique ».

Quant à la Conférence de Nairobi, « on y a réfléchi aux moyens d’influencer et de renforcer le réseau des parlementaires africains sur les FFI et la taxation ». Jolie de Poukn milite aussi au sein d’ATTAC-Togo, branche qui participe au réseau « Publiez ce que vous payez », qui milite pour un secteur extractif ouvert et responsable afin que les recettes du pétrole, du gaz et des industries minières n’échappent pas à l’impôt ; mais « ATTAC-Togo manque de partenaires et de moyens financiers, a du mal à avoir accès aux documentations des entreprises, et pâtit d’un manque de synergie entre les acteurs de la société civile togolaise. De plus, l’équipe est constituée en majorité de bénévoles, nous manquons de capacités  ».

Pourtant, selon elle, « éliminer les FFI n’est pas chose impossible comme beaucoup le pensent. Il faut d’abord que nous prenions tous conscience que les FFI constituent une véritable violation des droits humains. Éliminer les FFI doit être un combat de tous. Il faut promouvoir la transparence et la collecte des données à tous les niveaux décisionnels de nos pays, promouvoir la justice fiscale au niveau national par des politiques fiscales progressives et surtout faire cesser les activités criminelles liées aux FFI qui s’exercent en toute impunité ».