Malgré une forte percée de l’électrification des transports en Amérique latine, elle reste inégale

Malgré une forte percée de l'électrification des transports en Amérique latine, elle reste inégale

A vehicle of the public transport operator TransMilenio in Bogotá, the capital of Colombia, one of the Latin American countries that has made great strides in the race to embrace electromobility.

(María de los Ángeles Graterol)

Au cours des cinq dernières années, la mobilité électrique s’est progressivement installée dans de nombreuses régions des Amériques. Plusieurs gouvernements ont présenté des stratégies visant à promouvoir l’électrification de leurs systèmes de transport en vue de respecter les engagements en matière de réduction des émissions de carbone, ce qui implique, notamment, une réduction du nombre de véhicules et de parcs automobiles utilisant des combustibles fossiles comme source d’énergie.

Compte tenu du fait que le secteur des transports (aussi bien publics que privés) constitue le principal générateur d’émissions de gaz à effet de serre dans la région (à hauteur de 39 % des émissions totales), la mise en place d’une transition juste est un objectif qui pose de nombreux défis.

En 2019, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) indiquait que l’Amérique latine pourrait économiser 621 milliards de dollars par an et réduire ses émissions de dioxyde de carbone de 1,1 milliard de tonnes si elle électrifiait complètement tous ses réseaux de transport (maritimes et terrestres) d’ici à 2050. En 2021, deux ans plus tard, malgré la pandémie, un rapport publié par la même organisation indiquait que 27 pays d’Amérique latine et des Caraïbes sur 33 avaient déjà accordé la priorité à ce secteur à titre de composante majeure de leur stratégie visant à atteindre les objectifs de réduction des émissions.

Les données fournies par E-Bus Radar (une plateforme qui surveille la pénétration des bus électriques dans les systèmes de transport public en Amérique latine, développée par des organisations telles que l’International Council on Clean Transportation [ICCT, Conseil international pour des transports propres]) reflètent une partie de cet engagement : en six ans, le nombre de bus électriques a pratiquement été multiplié par sept dans la région, passant de 725 en 2017 à 4.998 en 2023. Même si la croissance de ces parcs de véhicules ne suit pas celle des villes, le PNUE précise que c’est précisément cette « urbanisation rapide » qui crée les circonstances opportunes de prioriser les autobus électriques.

Mayra Madriz, experte en mobilité durable, a indiqué à Equal Times qu’il conviendrait d’intégrer les systèmes de transport électrique à d’autres systèmes, en y incluant les vélos et les trottinettes électriques. « Les gens doivent pouvoir se dire “Bon, en descendant du bus je peux compter sur une trottinette pour terminer mon trajet, ou alors je l’utilise pour atteindre mon moyen de transport suivant ou encore j’utilise mon vélo pour une distance plus limitée” ». Cet objectif passe notamment par le réaménagement des voies de circulation pour permettre d’effectuer ces trajets. Cela passe également par un renforcement du nombre de stations de recharge, faute de quoi l’intérêt pour les véhicules électriques s’en trouve réduit.

« En Amérique latine, les autobus et la voiture privée étaient en grande partie associés à des niveaux économiques différents. Dans une conception moderne de la mobilité, fondamentalement, cette notion est abandonnée. En lieu et place, ce sont des cadres de mobilité qui sont adoptés en guise de système, incorporant une gamme de modes de transport propres, notamment les déplacements à pied comme mode de transport légitime, et des investissements sont réalisés dans les infrastructures les étayant, du vélo aux transports de masse ou transports publics, et à leurs différentes échelles, les petits bus électriques, les trains, etc. », détaille la spécialiste en urbanisme.

Un bulletin des Nations unies sur le dialogue public-privé en matière de mobilité électrique appuie ses propos. Le document souligne que la mise en œuvre de la mobilité par le secteur public passe par le remplacement des parcs de véhicules et l’extension de la couverture des différentes modalités de transport électrique, telles que le métro ou les trolleybus, tant au niveau national que régional. Cela permettrait une plus grande accessibilité qui, à son tour, doit être accompagnée d’un financement gouvernemental ou de subventions permettant de garantir que ces services ne sont pas considérés comme un luxe en raison de leur coût élevé.

« L’amélioration de l’accès au système s’avère indispensable. Toute tentative d’amélioration de la qualité par l’intermédiaire d’augmentations de prix qui rendent les tarifs inaccessibles à une certaine population présentant des différences marquées de pouvoir d’achat porte atteinte à son caractère de service public », met en garde le document.

En Argentine, par exemple, afin de remédier aux inégalités au sein du secteur, la Banque mondiale a accordé des prêts pour l’électrification des services de transport desservant les zones à faibles revenus, les plus vulnérables, de Buenos Aires, ainsi que les banlieues nord et ouest de la ville.

Pendant ce temps, la Colombie s’efforce de créer des trajets qui soient utiles aux personnes aux ressources les plus modestes. À Bogota, par exemple, la société de transport public La Rolita, dont le parc est composé à 100 % de bus électriques, dessert 21 quartiers de Ciudad Bolívar, le plus grand district de Bogota, considéré comme une zone rurale à faibles revenus.

Par ailleurs, conformément au rapport « La mobilité électrique dans les transports publics d’Amérique latine », les villes de Santiago (Chili) et Montevideo (Uruguay) évaluent actuellement les ajustements technologiques et infrastructurels à apporter afin de s’assurer qu’elles ont la capacité de terminer les itinéraires actuels, de manière à ce qu’aucune localité ne soit privée de service.

Edgar Díaz, secrétaire responsable de l’Amérique latine à la Fédération internationale des ouvriers du transport, a déclaré que son organisation avait promu des « systèmes multimodaux [une combinaison de différents moyens de transport] », avec des transports électriques spécifiques pouvant atteindre les zones les plus reculées. « Nous évoquons la mobilité électrique des pays ou des régions, mais nous oublions les asymétries à l’intérieur même des villes où le progrès ne se répand pas de manière uniforme », indique-t-il.

Qui plus est, même si « la quasi-totalité des pays d’Amérique latine et des Caraïbes dispose d’une législation favorisant l’introduction et l’utilisation de véhicules électriques au niveau national », le rapport des Nations unies estime que cela ne suffit pas à assurer une transition juste (c.-à-d. qu’elle est respectueuse de l’environnement, mais pas des travailleurs, qui pourraient perdre leur emploi). Dans ce sens, M. Díaz estime qu’il est essentiel que les syndicats soient représentés et que la parole des travailleurs soit entendue dans la prise de décision, surtout parce que la transition vers les transports verts, tout en créant des emplois, en détruit d’autres dans certains secteurs.

Le rapport conjoint « El empleo en un futuro de cero emisiones netas en América Latina y el Caribe » (L’emploi dans un avenir sans émissions nettes en Amérique latine et dans les Caraïbes) de l’Organisation internationale du travail (OIT) et de la Banque interaméricaine de développement (BID), même s’il évoque le potentiel de création de millions d’emplois dans le monde si la fabrication de véhicules électriques venait à être stimulée et si les investissements dans les transports publics étaient multipliés par deux, ne fait pas l’impasse sur le fait qu’« il y aura des gagnants et des perdants dans cette transition, mais que l’impact net sera positif ».

À ce propos, Edgar Díaz a fait remarquer que « la question de la reconversion [recyclage et relocalisation des travailleurs] est importante parce que le progrès technologique fait qu’à un moment donné certaines personnes dans certains départements deviennent superflues ». Il est donc important que ces employés ne perdent pas leur poste, mais qu’un poste parallèle soit créé avec les mêmes avantages et conditions que ceux du poste actuel.

L’OIT a insisté sur l’importance de la participation des organisations des employeurs et des travailleurs (surtout des travailleurs informels qui ont peu d’accès à la protection sociale et ceux qui occupent des postes de niveau inférieur) à la planification des projets de transport durable, sachant que le dialogue social est un facteur déterminant pour parvenir à une transition véritablement juste qui comprend des « mécanismes de requalification et de perfectionnement des compétences des travailleurs ». Malgré ses propres recommandations, l’organisation affirme que « la majorité des organisations de travailleurs de l’économie informelle des transports prennent la forme de groupes d’entraide coopératifs, qui ne sont ni reconnus ni enregistrés à titre de syndicats. Ils sont très rarement inclus dans les processus ou les structures tripartites officielles ».

La Colombie a déjà fait l’expérience d’une situation de ce type. Après la création de TransMilenio, avec l’incorporation de bus électriques, ce sont entre 1.900 et 2.800 emplois qui ont été créés. Ces emplois en ont remplacé d’autres qui relevaient de la définition du travail informel et peu sûr. Cependant, tous les travailleurs n’ont pas été retenus et de nombreux chauffeurs de minibus ont perdu leur emploi.

M. Díaz explique que les syndicats ont encouragé le dialogue entre les principaux acteurs, à savoir les gouvernements, les employeurs et les transporteurs. Toutefois, des progrès plus ou moins réels ont été réalisés en termes de conditions de travail et de protection sociale en fonction de la situation politique et de la culture du transport propre dans chaque pays.

Il considère le Mexique et le Chili comme les pays les plus avancés d’Amérique latine, car ils ont encouragé l’adoption des véhicules électriques au moyen de mécanismes de financement et de crédit ainsi que de mesures incitatives. Et, même s’ils restent confrontés à des défis liés aux coûts pour parvenir à une adoption massive de ce type de transport, les deux gouvernements ont favorisé la conclusion d’accords avec les compagnies en vue de l’électrification de leurs parcs de véhicules. En outre, l’OIT indique que les deux pays ont fait participer toutes les parties prenantes, des exploitants aux percepteurs, aux processus de prise de décision relatifs aux plans et aux projets d’électrification des transports.

L’égalité des sexes et la mobilité électrique avancent de concert

L’essor de la mobilité électrique a également entraîné l’émergence d’une question cruciale, celle de l’égalité des sexes dans le secteur des transports, où les femmes représentent entre 8 % et 21 % des effectifs régionaux.

En vue de combler les écarts entre les sexes dans ce secteur, ou du moins de tenter d’y parvenir (puisqu’il s’agit de l’un des piliers du développement pour les Amériques), la BID a créé le Transport Gender Lab (TGL), un réseau de 12 villes au sein duquel un dialogue technique est encouragé concernant l’intégration des femmes dans les systèmes de transport, tant dans leur rôle d’usagères que dans celui de prestataires de services.

L’organisation a recommandé aux gouvernements d’Amérique latine de promouvoir des programmes spéciaux de formation et d’éducation pour que davantage de femmes se consacrent à la conduite, à la mécanique et à la fabrication d’autobus et de véhicules électriques voire de concevoir des politiques qui encouragent les entreprises de transport à promouvoir une mobilité électrique inclusive en employant davantage de femmes à des postes de gestion et d’exploitation.

Dans le cadre de la plateforme Moviliblog – Idées sur le transport et la mobilité pour l’Amérique latine, les consultants de la BID soulignent que « l’avenir de la mobilité » créera de nouveaux emplois qui pourraient s’adresser à un plus grand nombre de femmes ; emplois qui vont de la fabrication de batteries et de moteurs électriques aux postes de conductrices, en passant par les postes d’experts en réparation ou encore l’innovation numérique.

À Bogota, ville membre du TGL, la mise en œuvre de ces recommandations a commencé.

Catherine Contreras a débuté comme conductrice de camionnettes scolaires et de véhicules sanitaires qui fonctionnaient tous au diesel et dont l’entretien était très fastidieux. Depuis l’année dernière, cependant, sa vie professionnelle s’est améliorée à certains égards, puisque, grâce à un projet de la mairie, elle a aujourd’hui rejoint La Rolita, la société (de transport en commun) du district.

Elle a suivi des cours organisés conjointement par le Secrétariat aux femmes et le Secrétariat à la mobilité du district dans le cadre du programme Éco-conduite qui prévoyait la formation de conductrices mères ou chefs de famille à la conduite et à la mobilité électrique. Elle a passé des entretiens et suivi une formation pour figurer parmi les 450 femmes dont le permis de conduire a été requalifié et qui ont rejoint la société.

« Au sein de La Rolita, des femmes ont été intégrées aux effectifs et c’est la raison pour laquelle d’autres entreprises privées s’adaptent et forment davantage de femmes. Ici, nous encourageons l’autonomisation et les opportunités sont plus nombreuses ; on a une plus grande estime de soi et un plus grand sentiment de fierté lorsqu’on excelle dans un travail qui était autrefois réservé aux hommes. Aujourd’hui, nous faisons partie du bon service public et de la mobilité de la ville », déclare Mme Contreras à Equal Times.

Pour cette conductrice, un autre avantage est que La Rolita opère dans le sud de la métropole, dans des zones « vulnérables » comme Ciudad Bolívar, qui étaient desservies par peu de lignes parce que, « en raison de la fraude liée aux billets, les opérateurs privés ne généraient que peu de revenus ». Ces personnes peuvent désormais se déplacer en bus électriques sur les 10 différentes lignes qui couvrent ce secteur de la ville.

Néanmoins, ces mêmes travailleuses considèrent que certains aménagements devraient être apportés au niveau des rythmes de travail et des salaires. « Nous avons demandé que les heures de travail ne soient pas si longues, parce que la plupart d’entre nous sommes mères ou chefs de famille, et que nous élevons de jeunes enfants », ajoute-t-elle.

Contractuellement, chaque employé est censé travailler huit heures par jour, mais nombre d’entre eux accumulent jusqu’à 14 voire 16 heures par jour, une situation qui affecte aussi bien les hommes que les femmes. De fait, comme l’ont rapporté des médias locaux tels que El Espectador, en février de cette année, La Rolita a licencié un chauffeur (réintégré par la suite) parce qu’il s’était plaint auprès du Conseil municipal de Bogota des mauvaises conditions de travail au sein de la société. Il s’était plaint qu’ils devaient effectuer de très longues journées de travail en raison d’un « manque de personnel » et avait également demandé une rémunération fixe pour l’ensemble des conducteurs.

À l’heure actuelle, plus de huit pays sur dix des Amériques se sont engagés dans des plans de mobilité électrique destinés à réduire les émissions de CO2 et à avancer ainsi sur la voie de la décarbonisation. Des améliorations ont ainsi pu être apportées aux infrastructures qui permettent au secteur de rester opérationnel. Même si, selon la Chambre chilienne du commerce automobile (Cavem), un pays comme le Chili dispose aujourd’hui du deuxième plus grand parc mondial de bus électriques derrière la Chine, nombreux sont ceux pour qui l’électrification des transports reste un défi. Malgré les progrès réalisés en matière d’éducation et de sensibilisation aux avantages environnementaux de l’électrification des transports, l’investissement dans ce secteur balance entre défi et nécessité.

This article has been translated from Spanish by Charles Katsidonis