Les marchés urbains de contrebande en Bolivie : une planche de salut insoutenable pour un pays en proie à des indices élevés d’emploi informel

Les marchés urbains de contrebande en Bolivie : une planche de salut insoutenable pour un pays en proie à des indices élevés d'emploi informel

Bolivia’s urban contraband markets are a reflection of the country’s economic, social and historical reality. Operating on the margins of legality, they provide a vital lifeline for many families and reveal a complex relationship between necessity, informality and economic adaptability. La Paz (Bolivia), 2024.

(Roxana Baspineiro)
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Il est 17 heures, un samedi après-midi animé dans la ville de Cochabamba, en Bolivie, lorsqu’une avenue centrale se transforme en épicentre de ce que l’on nomme désormais communément le « marché de la contrebande ». Les marchands s’empressent d’installer leurs étals, créant une ambiance trépidante à la tombée du jour. L’offre est variée et les produits, acheminés par des voies irrégulières, sont proposés à des prix alléchants.

La contrebande, activité illicite consistant à faire du commerce de marchandises sans payer de taxes, est un problème persistant dans ce pays andin et reflète une réalité largement répandue en Amérique latine. Selon l’Organisation mondiale des douanes, 80 % de la contrebande mondiale se trouve concentrée dans cette région. De par sa position géographique et le laxisme dont elle fait preuve en matière de contrôle de ce commerce irrégulier, la Bolivie s’est avérée un terrain fertile pour ce type d’activité.

Selon une étude présentée par la Chambre nationale des industries (Camara Nacional de Industrias, CNI), la contrebande en Bolivie aurait généré plus de 26 milliards de dollars US au cours de la dernière décennie, ce qui représente une augmentation de 44 % entre 2013 et 2022. Pour la seule année 2022, ce chiffre dépassait les 3,3 milliards USD, soit environ 8 % du produit intérieur brut (PIB) du pays.

Dans un entretien avec Equal Times, la directrice exécutive de l’INESAD (Instituto de Estudios Avanzados en Desarrollo), Beatriz Muriel, explique que le commerce de contrebande est devenu pour les travailleurs une source de revenus dans un contexte de coûts élevés, entraînant par-là même un déplacement important de la population active vers ce secteur d’activité, a fortiori dans un contexte où le contrôle de l’État est rendu difficile par la forte concentration de travailleurs dans l’économie informelle.

Outre l’impact économique de la contrebande, une autre réalité s’impose indéniablement dans ce pays andin : plus de 80 % de la population vit dans l’informalité économique, selon l’Organisation internationale du travail (OIT). Ce taux, l’un des plus élevés de la région, touche principalement les femmes, qui représentent 87 % des personnes qui en vivent.

« Ces gens sont en quête de travail et le commerce représente une entrée facile. Il faut signaler, en outre, une grande expérience du commerce, les peuples Aymara et Quechua étant porteurs d’une longue tradition commerciale, qui remonte à l’époque coloniale. Le commerce n’a donc pas de secrets pour eux. Qui plus est, il se transmet de génération en génération », explique Fernanda Wanderley, directrice et chercheuse principale auprès de l’Institut des recherches socio-économiques (IISEC) à l’Université catholique bolivienne.

Dans ce contexte, la contrebande se nourrit de l’informalité économique, tirant parti de la carence de débouchés et de la désillusion associées à un emploi formel qui ne se matérialise jamais. Selon les estimations, deux millions de personnes (sur une population d’environ 12 millions) travaillent dans le marché de la contrebande. Cette voie ne garantit toutefois pas la sécurité sociale, la retraite et les autres prestations liées à l’emploi formel.

Néanmoins, « les familles qui se consacrent à la vente vont de la subsistance aux hauts revenus, en fonction du produit de contrebande. Les articles en vente sur les marchés de contrebande peuvent aller des simples fournitures scolaires jusqu’aux voitures », explique Mme Muriel.

Entre-temps, la croissance manifeste des activités de contrebande en Bolivie se trouve reflétée dans l’expansion de ces marchés informels vers les principaux centres urbains. La présence de familles est aussi révélatrice de la réalité que vivent ces marchands qui, malgré le fait qu’ils occupent le dernier maillon dans la chaîne de la contrebande, se voient criminalisés, ce qui est d’autant plus paradoxal dans un milieu social qui consomme ouvertement les produits de contrebande écoulés sur ces marchés.

L’économie informelle et la contrebande, un phénomène structurel persistant

« Dans de nombreux pays d’Amérique latine, l’informalité s’est intensifiée à partir des années 1980 et 1990, lorsque sont entrées en jeu les politiques néolibérales. Dans le cas bolivien, cette informalité était antérieure et est allée croissant au cours de la période en question. La Bolivie n’a, en effet, jamais connu une majorité de travailleurs formels, ça n’a jamais été le cas au cours de son histoire contemporaine », indique Mme Wanderley, précisant que l’informalité économique en Bolivie est structurelle et historique et que, dans ce contexte, le commerce a de tous temps constitué une activité dominante.

Au milieu de la cohue des marchés urbains, on entend des phrases comme « Que vas a llevar, case ? » (littéralement « Que vas-tu emporter l’ami »), une façon affectueuse d’interpeler les clients. Les étals sont tenus majoritairement par des femmes, qui excellent dans l’art de la persuasion et proposent une variété de produits alimentaires, de produits d’entretien et de produits cosmétiques. Parmi la foule, une cliente explique qu’elle fréquente ces marchés principalement en raison des « prix plus abordables » qui y sont proposés par rapport aux commerces officiels, révélant là une réalité économique partagée par de nombreux Boliviens.

« Dans une population où les salaires sont bas, la contrebande permet de contrôler l’inflation, tout en rendant possible une consommation accrue. Par exemple, les vêtements ou les appareils électroménagers usagés reviennent moins chers. Les jouets sont meilleur marché que dans n’importe quel commerce officiel qui est soumis à l’impôt et qui cotise pour les travailleurs. Ici [dans les marchés clandestins], il n’y a pas de salariés [avec une fiche de paie]. Tout est informel. Les prix sont donc moins élevés », explique Fernanda Wanderley.

C’est aussi pourquoi les transactions qui ont lieu sur ces marchés très animés ne se résument pas, loin s’en faut, à de simples échanges commerciaux, mais racontent plutôt l’histoire de liens humains qui se tissent au hasard des besoins et de la résilience.

Lorsque les vendeurs exposent leurs marchandises de contrebande, la population réagit et est consciente de sa participation à cette dynamique. Le bénéfice est mutuel.

« Au début, ils vendaient exclusivement à partir de leurs voitures, généralement des breaks. Les ventes se faisaient à la sauvette, en ouvrant et en fermant les portières. Petit à petit, ils se sont installés sur les trottoirs et dans les rues », explique Virginia Flores, analyste indépendante.

Selon Mme Flores, pendant la pandémie, de nombreuses familles des villes ont eu recours à la contrebande pour faire face à la crise. Ce qui était autrefois une réalité propre aux zones frontalières et qui fait désormais partie du quotidien des principales villes du pays, est le reflet, selon la chercheuse, d’un jeu intriqué de dynamiques et de modes de consommation qui fournissent des informations précieuses sur les différents acteurs intervenant dans la contrebande et, donc, sur la complexité de ce phénomène dans le contexte actuel.

« Ce groupe de personnes [au sein de la chaîne de contrebande] ne constitue pas une masse homogène, et il est très important de le comprendre. On distingue parmi ces personnes une stratification sociale, alors que beaucoup d’entre elles appartiennent à des groupements familiaux. Ce qui n’empêche qu’elles peuvent être de classe supérieure, moyenne ou inférieure [...]. Puis, il y a celles qui gagnent beaucoup d’argent, que l’on pourrait qualifier de riches. Il y a les intermédiaires. Et enfin, il y a les petits vendeurs [des marchés], qui se trouvent dans une situation précaire », ajoute Mme Wanderley.

Derrière chaque offre, un monde d’histoires personnelles

Dans le contexte économique bolivien, « derrière les grands groupes d’entreprises, tels que l’industrie pétrolière, se trouvent les grandes entreprises importatrices, qui appartiennent généralement à la classe moyenne ou supérieure. On y trouve des familles d’origine aymara et quechua, par exemple celles qui font construire les “cholets” d’El Alto [bâtiments au style architectural détonnant unique à La Paz], mais aussi des personnes [d’ascendance espagnole] de milieu aisé, qui gagnent beaucoup plus d’argent et s’enrichissent grâce aux marchés de contrebande. En fait, quand on se rend dans les marchés, on ne voit que les vendeurs, on ne voit pas toute la chaîne qui se cache derrière », explique Mme Wanderley.

Or, il suffit de visiter les marchés de contrebande, qui fonctionnent sans restriction même pendant la journée, pour découvrir des histoires bien connues relatant les expériences vécues par les personnes qui se trouvent au bas de la chaîne de contrebande, celles qui portent le fardeau du commerce de la contrebande : vendre dans un contexte d’extrême vulnérabilité.

Juana (nom d’emprunt), 38 ans, mère de cinq enfants, incarne parfaitement la situation des familles qui écoulent sur leurs étals les marchandises distribuées par les importateurs. « Le besoin t’oblige à aller de l’avant », confie Juana, qui, avec énormément de charisme et de joie, rend hommage à la résilience notoire des femmes boliviennes.

L’histoire de Juana reflète également la réalité que vivent un grand nombre de femmes qui sont, en quelque sorte, le visage du commerce informel dans le pays andin. En plus d’affronter les dangers de la nuit ou de porter de lourdes caisses, elles doivent faire face aux aléas de la météo. Elles doivent en outre endosser le double rôle de mère et de chef de famille, en conciliant les soins prodigués à leurs enfants et les exigences du travail de la rue.

« Je fais tout moi-même. Pendant la journée, je m’organise, je me lève, je m’occupe de mes enfants. À midi, je leur donne bien à manger, je termine ce que j’ai à faire à la maison et à 16 heures, je vais vendre sur le marché jusqu’à 10 ou 11 heures du soir et je rentre à la maison à minuit. Même chose le lendemain. C’est fatiguant », explique Juana. Prothésiste de formation, la difficulté à trouver un emploi formel l’a contrainte à travailler pour le compte d’autrui, en vendant des produits de contrebande.

Selon Mme Wanderley, les marchés de contrebande révèlent clairement une situation d’exploitation, caractérisée par la prédominance d’emplois informels, précaires et non réglementés. Prédominance féminine aussi, qui conduit, à terme, au regroupement de nombreux autres membres de la famille (dans certains cas, de nouveaux arrivants en provenance des zones rurales).

Lucia (nom d’emprunt), une jeune femme de 20 ans venue de la campagne à la ville pour aider sa tante à vendre sur les marchés, relate les complexités de cette réalité, qui s’accompagne parfois d’expériences de harcèlement. « C’est compliqué car, en plus des tracas de la vente, en tant que jeune femme, on ne peut même pas vendre sans être inquiétée. Il y a toujours quelqu’un [qui essaie, au cours de la transaction] de dépasser les bornes », explique-t-elle.

Sœur aînée de deux filles dont elle doit également s’occuper, Lucia rêve d’émigrer à l’étranger à la recherche de meilleures opportunités. Contrainte par les bas salaires qui sont la norme dans le secteur formel en Bolivie, elle ne considère pas non plus la vente de produits de contrebande comme une solution viable pour améliorer la situation de sa famille.

« Les prix [que nous donnent les intermédiaires] sont maintenant plus élevés. C’est-à-dire que ce ne sont plus les prix d’avant, et c’est ce qui est compliqué aujourd’hui. Avant on vendait bien, maintenant on ne vend plus, on vend très peu », explique Lucia.

Juana attire également l’attention sur la criminalisation dont elles font l’objet en tant que vendeuses. « On est contraint par le besoin, il n’y a pas d’autre issue. Combien de professionnels travaillent aujourd’hui comme chauffeurs de taxi ou comme chauffeurs ? C’est-à-dire qu’ils ne travaillent pas dans leur profession. C’est une bien triste réalité », dit-elle.

Bien que les droits des travailleurs soient inscrits dans la Constitution bolivienne, la majorité des citoyens de ce pays d’Amérique du Sud se trouvent toujours piégés dans des emplois précaires, selon le rapport El desafío de contar con trabajos dignos para todos (Le défi de l’emploi décent pour tous) de l’INESAD.

Le rapport souligne l’informalité et la contrebande comme des facteurs clés contribuant à cette situation et affectant négativement le secteur formel, soulignant la nécessité d’améliorer les conditions. La lutte contre l’informalité en Bolivie est toutefois entravée par des problèmes structurels et historiques profondément enracinés qui freinent l’émergence de nouvelles alternatives.

« La situation est d’autant plus préoccupante lorsque l’on sait que 70 % de la population ne contribue pas aux caisses de retraite [AFP]. Les gens ne peuvent donc pas arrêter de travailler, de générer des revenus. La situation des personnes âgées, dont le nombre augmente, devient de plus en plus compliquée. Il est interdit de vieillir », affirme Mme Wanderley à propos des répercussions futures.

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus