Portée par les pays du Sud, la défense des droits des paysans désormais soutenue par l’ONU

Portée par les pays du Sud, la défense des droits des paysans désormais soutenue par l'ONU

The Malian farmer in this photo from May 2017 is supported by a Quick Impact Project set up by the UN in Gao, Mali. The “Declaration on the Rights of Peasants” defends, for instance, the rights to food sovereignty, land, seeds, a decent income and livelihood, and the right to a safe, clean and healthy environment.

(UN Photo/Harandane Dicko)

Le 17 décembre 2018, la 73e session de l’Assemblée générale de l’ONU a voté en faveur de la Déclaration sur les droits des paysans et autres personnes travaillant en zone rurale. Cette déclaration est un grand pas en avant pour les paysans du monde entier, et notamment des pays du Sud, car elle leur reconnaît plusieurs droits comme le droit à la terre, le droit à l’eau et le droit à la souveraineté alimentaire. Cela s’inscrit dans une préoccupation actuelle de l’ONU, qui a déclaré la décennie 2019-2028 « décennie de l’agriculture familiale ».

Aujourd’hui encore, le métier d’agriculteur est le plus pratiqué au monde: 45 % de la population active du monde. Et ce nombre est en augmentation. Les paysans produisent 70 % des aliments mondiaux. Pourtant, de nos jours, ils représentent 80 % des personnes souffrant de la faim dans le monde et 70 % de celles souffrant d’extrême pauvreté, comme l’indique l’ONG FIAN, qui se consacre à promouvoir le droit à l’alimentation dans le monde.

L’adoption de cette déclaration est due au « formidable travail de Via Campesina », le plus grand mouvement international qui coordonne des organisations paysannes, selon le sociologue suisse Jean Ziegler, vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, et ancien Rapporteur de l’ONU sur le droit à l’alimentation. Il salue cette adoption, qui est, dit-il, une « grande avancée » : « Cela a été une grande victoire. Cela donne de l’espoir pour l’avenir ».

La déclaration a été adoptée par 121 voix pour, 8 votes contre et 54 abstentions. Sans surprise, les pays du Nord, comme les États-Unis et la France n’ont pas voté pour cette déclaration. En effet, ces pays sont exportateurs de semences et de produits phytosanitaires, et sont liés aux intérêts des grandes firmes multinationales de l’agro-alimentaire.

« Bayer et Monsanto ont fait pression, ils étaient contre le principe de droit aux semences, car ils ont le monopole des semences », complète Jean Ziegler.

Cet aboutissement résulte de l’initiative des syndicats indonésiens et du long travail de Via Campesina. L’idée de droits des paysans est née en Indonésie, en 1993, à l’initiative du syndicat paysan Serikat Petani Sumatera Utara, comme le rappelle l’ONG FIAN. En effet, les petits paysans en Indonésie étaient alors confrontés à des accaparements de terre en raison des plantations croissantes de palmiers à huile. En 2002, l’Union syndicale indonésienne a présenté son projet de déclaration sur les droits des paysans à Via Campesina. Cette dernière a alors commencé à travailler à ce projet. La demande initiale était une convention, demandée par Via Campesina, donc un texte normatif avec un mécanisme de sanctions. « En cours de route, on est passé à une simple déclaration, car on n’aurait pas eu la majorité », précise Jean Ziegler.

En 2008, année marquée par une crise alimentaire et par des émeutes de la faim dans le monde, Via Campesina a adopté une Déclaration des droits des paysannes et des paysans avec le soutien de groupes de la société civile, et l’a présentée au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, pour dénoncer les déplacements forcés et la discrimination dont font l’objet les petits paysans dans certains pays, et pour mettre en œuvre une réforme agraire mondiale et une meilleure protection des petits paysans contre l’accaparement des terres. En effet, selon Jean Ziegler, « 41 millions d’hectares ont été volés aux paysans en Afrique rien qu’en 2017 », notamment par des grandes firmes de l’agro-business.

La création du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU, en 2006, et l’implication du nouveau Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation, le Belge Olivier De Schutter, nommé en 2008 pour succéder à Jean Ziegler, ont favorisé ce processus. Parmi les pays moteurs pour faire adopter ce projet, on trouve la Bolivie et l’Indonésie. La Bolivie a présidé le groupe de travail intergouvernemental mis en place pour l’adoption de la déclaration par le Conseil des droits de l’homme. Jean Ziegler souligne : « le moteur pour cette déclaration a été le président bolivien, Evo Morales. Et l’ambassadeur bolivien à l’ONU a fait un travail formidable ».

La réticence des pays occidentaux

Seuls quelques pays d’Europe se sont joints aux pays du Sud qui ont voté pour les droits des paysans : la Suisse, l’Ukraine et le Portugal. Beaucoup de pays européens se sont abstenus. Pourtant, en juillet 2018, le Parlement européen avait adopté une résolution appelant l’Union européenne et ses États membres à soutenir la Déclaration et à la voter. L’actuelle Rapporteuse spéciale des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, la Turque Hilal Elver, a elle-même exhorté tous les États membres de l’ONU à voter en faveur de la Déclaration. Mais les représentant des États européens se sont montrés réticents, privilégiant leurs intérêts économiques au combat contre l’exploitation des paysans dans les pays du Sud.

La Déclaration sur les droits des paysans est novatrice, comme l’analyse l’ONG FIAN : certains articles sont des droits dits « nouveaux » ou « émergents »,
comme le droit à la souveraineté alimentaire, le droit à la terre et aux autres ressources naturelles, le droit aux semences, le droit à un environnement sûr, propre et sain, et le droit à un revenu et à des conditions de vie décentes ; ainsi la Déclaration affirme que « la souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine et adaptée à leur culture produite par des méthodes équitables sur le plan social et respectueuses de l’environnement ».

Et le droit à la terre entend protéger les paysans des risques de dépossession et de déplacement forcé. Il s’agit avec cette déclaration de donner un pouvoir décisionnaire aux populations rurales, contre le pouvoir des grandes industries.

La France, elle, s’est abstenue lors du vote le 19 novembre 2018. En effet, comme nous l’explique Pierre Maison, membre du comité de coordination de Via Campesina, « bien qu’elle reconnaisse de nombreuses avancées à cette déclaration, la France explique son abstention pour deux raisons principales : elle est attachée à une vision universelle des droits de l’homme et elle considère que cette déclaration spécifique aux paysans participe à une segmentation des droits ». Les États-Unis, eux aussi, ont voté contre. Pierre Maison précise aussi que beaucoup de pays ont voulu édulcorer le texte de la déclaration, demandant à remplacer le mot « droit » par « accès », mais finalement l’essentiel du texte a pu être voté sans modification.

Jean Ziegler précise : « les États-Unis, l’Union européenne et l’Australie étaient très opposés à la Déclaration. Ils estiment que les droits humains existants [ceux énoncés dans la DUDH de 1948] sont suffisants. Les adversaires à la Déclaration affirmaient que cela porterait atteinte à l’universalité des droits humais si on spécifiait des droits particuliers pour les paysans. Cela a été très dur à obtenir. Le groupe de travail intergouvernemental a travaillé sept ans pour arriver à ce résultat. Les pays d’Amérique latine, au sein du Conseil des droits de l’homme, voulaient une convention sur les droits des paysans », c’est-à-dire un texte plus contraignant qu’une simple déclaration.

L’affirmation de droits nouveaux, pour améliorer la condition paysanne

Que va changer concrètement cette déclaration ? Pour Pierre Maison, « on peut espérer que les États qui ont voté en faveur de cette déclaration se référeront à celle-ci lorsqu’ils voteront des lois au niveau national. Par exemple, sur la problématique de l’accaparement de terres, nous espérons que les législations nationales permettront de les freiner, particulièrement dans les pays du sud. Cette déclaration pourra également donner davantage de poids aux États qui luttent contre les accords de libre-échange qui mettent en péril de pans entiers de leur agriculture. Nous avons confiance en ce que cette déclaration permettra aux paysans d’améliorer leurs conditions d’existence et de relever la tête partout dans le monde. »

« Plusieurs États ont déjà reconnu ce droit des paysans, soit en l’inscrivant dans leur Constitution comme la Bolivie, l’Équateur et le Venezuela, soit en adoptant des lois et des politiques spécifiques comme le Nicaragua, le Mali et le Sénégal. D’autres États ont amorcé un processus de reconnaissance de la souveraineté alimentaire, notamment le Pérou, la République Dominicaine et le Salvador », comme l’indique l’ONG FIAN. L’Indonésie vient de voter un décret présidentiel à l’appui de la réforme agraire qui favorise les paysans.

Jean Ziegler estime : « la Déclaration, c’est du ‘soft power’, mais c’est très utile car les paysans peuvent la faire valoir. » Il précise que certains points ont été particulièrement discutés : le fait qu’on puisse porter plainte contre le vol de terres : des paysans, des syndicats paysans peuvent porter plainte ; et qu’on puisse faire cela dans le pays d’origine de la multinationale. Par exemple, contre les agissements de Bolloré au Bénin, on peut porter plainte auprès de la France, pays où se trouve le siège de Bolloré. « Il y a eu des débats très virulents, et on a gagné. »

Les régions du monde concernées par cette Déclaration sont notamment l’Amérique latine et l’Afrique. Ndiakhate Fall représentant du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (CNCR/SENEGAL) à la Via Campesina, souligne le grave problème de l’accaparement des terres en Afrique, et les lois semencières qui règnent dans plusieurs pays africains, « qui privent les paysans de produire, conserver, de commercialiser et échanger leurs semences traditionnelles ».

Ainsi, « les pays africains dans leur majorité sont favorables à la Déclaration. Ils sont conscients qu’il y a certaines politiques internationales contraignantes pour notre développement et que la déclaration pourrait les alléger. »

Les multinationales, elles, font « beaucoup de pression et de lobbying auprès des gouvernements et autres institutions pour un vote négatif ».

Ndiakhate Fall témoigne que certains des droits énoncés dans la déclaration ont été plus difficiles que d’autres à obtenir, notamment « le droit aux ressources naturelles, le droit aux semences et à la biodiversité ». Et certains droits n’ont pas pu être inclus, comme « la responsabilité extra territoriale et la question de la migration ». Il ajoute qu’il faudrait « que les déclarations de l’ONU soient contraignantes et que tous pays qui ne les respectent pas reçoivent des sanctions au niveau international ».

Cette Déclaration de l’ONU est en tout cas un pas en avant important pour une amélioration des conditions des paysans dans le monde, et montre que l’action de l’ONU peut avoir des impacts positifs concrets. « C’est la preuve que la société civile peut imposer des droits nouveaux », d’après Jean Ziegler. Et en décembre 2018, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté sa toute première résolution visant à lutter contre la pauvreté dans les zones rurales des pays en développement, à l’initiative de la Chine.

This article has been translated from French.