Bhopal: 28 ans après

Des centaines de manifestant(e)s ont défilé à Delhi cette semaine pour demander justice en faveur des survivant(e)s de la pire catastrophe industrielle de l’histoire.

La manifestation a eu lieu le lundi 3 décembre, à la date anniversaire de la tragédie de Bhopal, dans l’État indien du Madhya Pradesh.

Il y a 28 ans, une fuite de gaz extrêmement toxique survenue à l’usine de pesticides de la société Union Carbide avait aussitôt provoqué la mort de 3000 personnes, puis de 15.000 autres en raison des effets secondaires, selon les estimations.

Au total, il apparaît que plus de 600.000 personnes ont été affectées par cette catastrophe, dont les répercussions se font encore ressentir aujourd’hui.

Les manifestant(e)s de lundi, représentant cinq organisations qui travaillent avec des survivant(e)s de la catastrophe, ont déclaré qu’ils voulaient «garantir la justice et assurer une vie digne aux survivant(e)s de Bhopal.»

Les participant(e)s au défilé, en se rendant devant le bureau du premier ministre, à New Delhi, étaient animés par le sentiment très fort que cet objectif de justice n’avait pas encore été atteint.

Les militant(e)s sont particulièrement furieux parce que Union Carbide India Limited (UCIL), ainsi que la société mère américaine Dow Chemical Company, n’ont toujours pas véritablement été traduits en justice, pas plus que les victimes n’ont reçu d’indemnités appropriées.

 

La catastrophe

UCIL est une société de chimie fondée en 1934, appartenant à 51% à Union Carbide Corporation (UCC, filiale de Dow depuis 2001) et à 49% à un groupe d’investisseurs indiens, dont le gouvernement indien.

Union Carbide a implanté son usine de pesticides à Bhopal en 1969.

Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, la fuite de gaz qui s’est produite à l’usine a exposé des centaines de milliers de personnes à l’isocyanate de méthyle, un composé chimique à l’origine de douleurs thoraciques, de lésions de la peau, de liquide dans les poumons, d’emphysème, de bronco-pneumonies, de décès.

Les recherches réalisées par la suite ont révélé que l’usine était mal conçue et mal entretenue, que le niveau de formation était inférieur au seuil requis et que les mesures de sécurité étaient insuffisantes, autant de facteurs qui ont contribué à la tragédie.

Le nombre de victimes varie en fonction des estimations, mais tout le monde s’accorde à dire que la fuite de gaz a entraîné des conséquences dramatiques.

Des familles entières ont été décimées; des milliers d’enfants se sont retrouvés orphelins, et les adultes et les enfants qui ont survécu ont souffert de lésions invalidantes.

À ce jour, des hommes refusent encore d’épouser des femmes de cette région parce que bon nombre d’entre elles ne peuvent avoir d’enfants et, lorsqu’elles peuvent en avoir, les bébés naissent avec des infirmités.

Les ravages continuent parce que les opérations de nettoyage ne sont toujours pas achevées. Des substances chimiques cancérigènes continuent de s’échapper de l’usine désaffectée et de contaminer les eaux souterraines locales.

Les chiffres les plus récents du Conseil indien de la recherche médicale révèlent qu’en 2009, au moins 20.000 personnes étaient décédées des suites des dommages corporels provoqués par la fuite de gaz.

Selon l’étude, environ 3500 fausses couches sont à déplorer entre 1984 et 1989 après l’exposition au gaz toxique.

 

Sur le sentier de guerre

Pour toutes ces raisons, les manifestant(e)s de lundi ne veulent rien moins que la justice.

 28 ans après la catastrophe, pas une personne ne s’est retrouvée derrière les barreaux pour la fuite de gaz de Bhopal, de même qu’aucun des représentant(e)s d’UCC et de Dow n’a comparu au tribunal pour ce dossier pénal toujours en attente.

Warren Anderson, le président-directeur général d’UCC au moment de la catastrophe, a été accusé d’homicide par les autorités indiennes, mais il s’est enfui du pays et a toujours refusé d’y retourner depuis.

Le gouvernement américain a également rejeté les demandes d’extradition.

Le premier jugement contre des employé(e)s de Union Carbide a été rendu en juin 2010 et huit travailleurs indiens d’UCIL ont été déclarés coupables «d’homicide involontaire».

Chacun d’entre eux a été condamné à deux ans de prison et à une amende de 100.000 INR (soit 2125 USD), mais ils ont aussitôt été libérés sous caution.

Les manifestant(e)s demandaient non seulement qu’UCC et Dow comparaissent au tribunal, mais aussi que des mesures financières soient prises pour indemniser les victimes en tenant compte du nombre réel de décès et de lésions, ce pour quoi les militant(e)s se battent depuis longtemps.

D’après les organisations qui œuvrent en faveur des victimes de Bhopal, le gouvernement de l’État de Madhya Pradesh n’a signalé que 5000 décès à la Cour suprême, c’est-à-dire trois fois moins que le nombre réel de morts.

Cette sous-évaluation extrême a eu une incidence négative sur le niveau d’indemnisation des victimes, qui s’élève à 494 USD par personne.

 «La société [UCC] a versé une indemnité de 470 millions USD aux personnes touchées par la catastrophe en 1989. Les 494 USD qu’elles ont reçus ont à peine suffi à payer les frais médicaux au cours des premiers mois. Au bout de 28 ans de souffrance, cela revient à 2,50 INR par jour, soit cinq centimes USD», précise la Campagne internationale pour la justice à Bhopal.

Les militant(e)s veulent également qu’UCC et Dow prévoient assez de fonds pour financer le nettoyage du sol et des eaux souterraines contaminés dans et autour de l’usine désaffectée, et pour évaluer le niveau de santé de la population touchée par la catastrophe.

À ce jour, aucun dédommagement n’a été sollicité ni proposé pour réparer le ravage écologique provoqué par la fuite de gaz.

D’après les détracteurs, la compensation devrait être comparable aux 7,8 milliards USD que BP doit payer aux victimes de la marée noire de 2010 dans le Golfe du Mexique.

Or, Dow Chemical a annoncé que l’indemnité de 470 millions USD versée par Union Carbide en 1989 était définitive.

La société a également refusé de payer d’autres sommes ou d’éliminer les déchets toxiques du site de Bhopal.

Les membres de la Campagne internationale pour la justice à Bhopal ont signalé aux reporters que 94% des personnes exposées aux gaz toxiques n’avaient été indemnisées que de 25.000 INR (soit environ 500 USD) car le gouvernement avait à tort classé leurs dommages corporels dans la catégorie des lésions temporaires.

Ils ont souligné le fait que la «requête curative» (il s’agit d’un acte remis à la Cour suprême en vertu de l’article 32 de la Constitution, par lequel le demandeur peut déposer une requête après avoir épuisé le droit de recours et de révision dans les cas d’extrême importance) déposée par le gouvernement indien pour remédier, en théorie, à la mauvaise solution de 1989, a elle-même contribué à minimiser la gravité des problèmes de santé et des décès résultant de la catastrophe.

Selon les membres de la Campagne, le gouvernement devrait demander 370 milliards INR (8,1 milliards USD) et non pas 60 milliards INR (1,2 milliard USD), pour garantir une indemnisation appropriée à toutes les victimes de Bhopal.

En outre, les militant(e)s veulent s’assurer que Dow Chemical ne sera pas autorisé à investir directement ou indirectement en Inde tant que la société n’aura pas admis les responsabilités de Union Carbide à Bhopal.

Le gouvernement doit prendre des mesures strictes pour veiller à ce que l’hôpital de Bhopal (Bhopal Memorial Hospital) dispose de toutes les infrastructures nécessaires pour traiter les maladies associées à l’exposition au poison émis par Union Carbide.

Par ailleurs, le gouvernement devrait mettre en place un programme scientifique complet pour évaluer la nature, la profondeur et l’étendue des eaux souterraines.

 Tant que ces mesures ne seront pas prises, les survivant(e)s de Bhopal et les personnes qui les soutiennent continueront de se battre pour la justice.