Nous avons empêché la « mainmise sur l’Internet »

 

Plus de 80 nations – de l’Australie au Qatar, en passant par la Grande-Bretagne – ont repoussé un projet fortement controversé qui visait à soumettre l’Internet au contrôle d’un organisme de l’ONU.

La Conférence mondiale sur les télécommunications internationales, à Dubaï, s’est soldée par un cinglant désaveu du plan des Nations unies lorsque les 80 pays qui assistaient à la rencontre, États-Unis en tête, ont annoncé qu’ils ne signeraient pas le nouveau projet de régulation. 

L’échec des négociations a fait suite à une campagne mondiale à la onzième heure menée sous l’égide de la Confédération syndicale internationale (CSI) et du mouvement syndical, qui se sont unis aux organisations de défense des droits humains, aux écologistes et aux groupes de la société civile pour bloquer les réformes proposées.

La CSI a même adressé un appel en direct au secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-Moon, invitant celui-ci à rejeter les changements proposés en matière de régulation de l’Internet qui, selon les avertissements des dirigeants syndicaux, pourraient permettre à des régimes répressifs de surveiller et de censurer la navigation sur le net, et ce sous le prétexte d’améliorer la cyber-sécurité.

La campagne syndicale à elle seule a permis de recueillir plus de 100.000 signatures.

La proposition de réforme des réglementations sur les télécommunications internationales (RTI) émane de l’Union internationale des télécommunications (UIT), organisme peu connu de l’ONU chargé, depuis un certain nombre d’années, de la régulation dans divers domaines des télécommunications tels que les indicatifs de zone, les régimes de recharge pour téléphonie mobile et l’assignation d’orbites pour les satellites de télécom.

L’UIT a fait valoir que la dernière révision des traités remontait à la conférence de Melbourne, Australie, en 1988 et que, pour autant, une redéfinition des cadres de réglementation était requise d’urgence pour reconnaître l’Internet et la révolution qui a vu le jour dans le domaine des communications depuis l’avènement de l’ère numérique.

Toutefois, à l’approche de la conférence, l’UIT s’est de plus en plus vue accusée de formuler son nouveau projet de traité à la dérobée et aurait même refusé de divulguer ou d’ouvrir au débat public ses propositions par pays.

Ce voile de secret n’a pas tardé à alarmer les grands opérateurs du net comme Google, qui ont mobilisé leurs ressources considérables pour bloquer le plan.

« We are the web » (Nous sommes le Net) a dit Google dans sa campagne.

« Un monde libre et ouvert dépend d’un Internet libre et ouvert. Les gouvernements agissant isolément et à huis-clos devraient s’abstenir de contrôler son avenir. »

Une université américaine est allée jusqu’à créer un site web spécifiquement dédié au téléchargement de fuites d’informations tirées de documents émanant des nations signataires.

En définitive, ces fuites ont permis de renforcer l’opinion selon laquelle loin d’être de simples mises à jour permettant de suivre le rythme des évolutions technologiques, des nations comme la Chine, l’Arabie saoudite et la Russie faisaient pression en faveur de l’adoption de nouvelles règles qui accorderaient l’aval des Nations unies à une ingérence étatique et politique à grande échelle sur l’Internet.

Prenant la parole lors de la conférence de Dubaï, Terry Kramer, ambassadeur des États-Unis, a annoncé aux délégations présentes que c’était « le cœur lourd et avec le sentiment d’être passé à côté d’une occasion » que les États-Unis communiqueraient leur refus de signer le traité.

« L’Internet a apporté au monde des bienfaits économiques et sociaux inimaginables au fil des 24 dernières années. Le tout sans régulation de l’ONU. En toute franchise, nous ne pouvons soutenir un traité de l’UIT qui ne soit pas conforme au modèle multipartite de la gouvernance de l’Internet.

De nombreux autres pays ont emboîté le pas aux États-Unis, y compris le Royaume-Uni, l’Australie, la Suède, le Canada, la Pologne, les Pays-Bas, le Danemark, le Kenya, la Nouvelle-Zélande, le Costa Rica, le Qatar, l’Égypte et la République tchèque.

D’une manière générale, l’issue de la conférence a été interprétée, de par le monde, comme un cinglant échec pour l’UIT, exposant cet organisme onusien comme étant en déphasage par rapport aux secteurs les plus technologiquement avancés de la société globale.

Sa volonté de consensus, bien que digne de considération, apparaissait, tour à tour, prolixe et empreinte d’un style rappelant la bureaucratie conférencière des années 1980.

D’après les critiques, les dirigeants de l’UIT dénotent un manque de compréhension et de reconnaissance réelles de la vitesse des outils de communication en ligne et de la demande croissante de transparence de la part de la société.

D’après la secrétaire générale de la CSI, Sharan Burrow, la campagne contre le projet de l’ONU a certes été couronnée de succès mais les cybercitoyens aux quatre coins du monde ne peuvent s’endormir sur leurs lauriers.

« Une nouvelle norme sur l’Inspection approfondie des paquets (de l’anglais « Deep Packet Inspection » - technologie hautement intrusive utilisée dans la surveillance, le contrôle, voire la modification du trafic Internet) - présentée furtivement par l’UIT lors d’une réunion technique à quelques jours de la CMTI, a de quoi susciter une vive préoccupation », a-t-elle déclaré.

Vu qu’il a été pratiquement impossible pour la société civile d’examiner cette norme avant qu’elle ne fût torpillée sur la table des négociations, l’examen de ses implications possibles est toujours en cours.

Il apparaît néanmoins absolument clair que les préoccupations afférentes à la protection de la vie privée et à la liberté d’expression n’ont pas été adéquatement prises en compte dans le cadre des discussions et des conclusions relatives à cette norme (et ce malgré les objections exprimées par plusieurs pays, dont l’Allemagne).

Sharan Burrow a relevé que la conférence de Dubaï a aussi mis en exergue la profonde division qui existe entre les partisans d’un Internet ouvert et sans entrave et ceux qui veulent que les communications par Internet soient contrôlées par les gouvernements, même lorsque cela va à l’encontre de la liberté d’expression.

« En réalité, la conférence a probablement même exacerbé ces divisions, notamment en raison du manque de transparence patent, à la fois avant et durant l’événement. Les gouvernements qui veulent avoir la mainmise sur l’Internet ne s’arrêteront pas à Dubaï », a-t-elle averti.

« À l’échelle nationale, la plupart de ces pays continueront à réprimer d’une main de fer les activités de leurs citoyens sur le Net et continueront à solliciter l’aval de l’ONU pour parvenir à leurs fins. Le débat se poursuivra sans aucun doute et risque de se polariser de plus belle. Aussi, une bonne dose de vigilance et d’engagement de la société civile sera-t-elle nécessaire pour préserver l’accès libre et ouvert à Internet et permettre, ainsi, aux militants des droits de l’homme, aux défenseurs des droits des travailleurs, aux écologistes et autres activistes de mener leurs activités en toute liberté et en toute sécurité. Il conviendra, par ailleurs, de surveiller de près les projets des grandes corporations de l’Internet qui envisagent le Net purement en termes de profit. »

Les commentaires de Sharan Burrow s’inscrivent à la suite de l’appel en faveur d’une participation accrue de la société civile lancé par Frank La Rue, rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à la liberté d’opinion et d’expression.

La Rue, qui travaille au sein du Bureau du Commissaire des droits de l’homme de l’ONU, à Genève, a dit que c’était impératif pour assurer la légitimité des discussions internationales sur l’avenir de l’Internet :

« L’unique consensus atteint jusqu’à présent sur cette question est que le futur de l’Internet doit être déterminé par le biais d’un dialogue entre toutes les parties concernées, où aucune position ne pourra être imposée unilatéralement. »

« Une attention mondiale est requise pour faire en sorte qu’aucune régulation internationale ou nationale afférente à l’Internet ne puisse ouvrir la voie à la répression de la liberté d’opinion et d’expression à travers le Net. »

« Malheureusement, à l’heure qu’il est, l’expression légitime sur l’Internet est d’ores et déjà pénalisée dans une série de pays. Les efforts internationaux doivent renverser cette tendance et non la renforcer. »