Kenya: comment les élections high-tech ont failli menacer la démocratie

 

Les élections tenues au Kenya le 4 mars se sont déroulées dans le calme et la transparence, dans un esprit démocratique.

Les élections ont été bien organisées et, grâce à une réforme en profondeur de la législation, elles se sont inscrites dans un cadre juridique tout à fait conforme aux normes internationales.

Le taux de participation a atteint le niveau extraordinaire de 86 pour cent, un chiffre qui fait rêver de nombreux pays.

C’est ce qu’on aurait dû lire en gros titres le 5 mars.

Ce ne fut pas le cas.

 

[caption id="attachment_7067" align="alignnone" width="530"]Les partisans du vainqueur des élections kenyanes, Uhuru Muigai Kenyatta, fêtent sa victoire à Nairobi, en dépit d’un très court avantage sur son adversaire (AP Photo/Ben Curtis)

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Le Kenya a pourtant fait beaucoup d’efforts pour que cet événement ne ressemble en rien aux élections sanglantes de 2005.

En effet, le pays a procédé à une grande réforme de la législation électorale, il a élaboré une nouvelle constitution et, plus important encore, il a entrepris une réforme du système judiciaire.

Aujourd’hui, bien que les résultats des élections soient contestés en justice, toutes ces mesures se sont révélées fructueuses et se traduiront par une profonde transformation dans les jours à venir.

Mais il est une autre réforme qui n’a pas connu le même succès – celle de la technologie.

La plupart des journalistes et des commentateurs se sont focalisés sur le décompte des voix. L’ambitieux projet de transmission électronique des résultats des bureaux de votes vers une base de données centrale a échoué, en raison d’une surcharge du système, semble-t-il.

Cette situation a certes provoqué un embarras considérable, mais l’idée de départ n’était pas mauvaise et la transmission numérique aurait pu se révéler plus efficace et plus rapide, tout en évitant le risque de fraude.

La plupart des experts estiment que la décision de la commission électorale de passer tout de suite au plan B – consistant à transmettre à Nairobi le décompte manuel des suffrages – a été prise dans la plus grande transparence, conformément à la législation kenyane et internationale, et que cela n’a probablement pas eu d’incidence sur le résultat des élections, bien que l’opposition conteste ce dernier point.

Au final, c’est toujours le comptage manuel qui est pris en considération pour déterminer le nombre définitif et officiel des suffrages.

Mais on a moins entendu parler de la défaillance technologique du système biométrique d’inscription et de reconnaissance des électeurs, qui est très coûteux et dont l’utilité est discutable.

L’année dernière, lorsque le gouvernement a décidé d’adopter ce système biométrique pour éviter certains problèmes rencontrés lors des dernières élections, il a été demandé aux électeurs d’aller présenter leur carte nationale d’identité au bureau de vote, comme d’habitude, mais cette fois, ils devaient compléter leurs données personnelles avec leur empreinte digitale et leur photo.

Cette nouvelle carte d’électeur biométrique leur a ensuite été remise et, le jour des élections, ils/elles devaient la présenter pour prouver leur identité au bureau de vote. La mise en place de ce système a nécessité l’utilisation de «kits d’inscription biométrique des électeurs».

 

Un instrument infaillible?

La biométrie fait fureur dans l’ensemble de l’Afrique, où elle passe pour un instrument infaillible contre la fraude électorale. Mais comme le montrent les élections kenyanes, ces systèmes biométriques sont extrêmement coûteux, sans être des plus efficaces contre la fraude ni forcément adaptés à la situation du pays.

Par exemple, un des problèmes des kits biométriques aurait pu être pris en compte plus tôt, étant donné que seulement 23 pour cent du pays a accès à l’électricité.

Au Kenya, les problèmes de ces kits biométriques ont commencé bien avant le 4 mars. Le processus d’achat des kits était «truffé de controverses» et de retards, «qui ont provoqué l’inquiétude du public et entraîné des allégations de sabotage politique.»

Le 19 novembre 2012, le Kenya a enfin commencé l’inscription biométrique des électeurs.

Bien qu’il y ait effectivement eu dans le passé des problèmes d’erreurs et des dénonciations de fraude concernant les listes électorales, il faut tout de même rappeler que les 15.000 kits ont coûté 54 millions USD au pays.

Par ailleurs, des problèmes sont apparus dès la mise en place des kits, tels que l’expiration des mots de passe des kits, les pannes d’électricité des batteries des kits dues au manque de lumière solaire, ainsi que des problèmes de transport et de logistique.

Les kits sont tombés en panne dans plusieurs endroits.

Ensuite, seulement 13 millions d’électeurs ont été enregistrés, sur les 18 millions de personnes concernées, et ce pour diverses raisons, notamment le fait que de nombreux Kenyan(e)s vivant dans les communautés marginalisées n’ont pas de carte nationale d’identité, ce qui les exclut d’office du processus électoral.

Et pour finir, le jour même des élections, le système biométrique s’est soldé par un véritable fiasco.

Le groupe d’observation kenyan des élections a découvert que, dans plus de la moitié des bureaux de vote, les registres électroniques permettant d’identifier chaque électeur par ses données biométriques, ont mal fonctionné ou sont tombés en panne, et que les assesseurs ont dû utiliser les listes habituelles sur papier.

Ces incidents n’ont sans doute pas eu de répercussion directe sur le résultat des élections, mais ils ont très certainement contribué aux considérables retards qui ont obligé les électeurs à faire la queue pendant des heures.

 

De nombreuses pannes

À quoi sont dues les défaillances des kits biométriques?

D’après la BBC, la raison en est principalement le manque d’électricité dans les bureaux de vote; la radio NPR affirme quant à elle que «les organisateurs n’ont pas tenu compte du fait que les établissements scolaires africains, dans lesquels ont été installés de nombreux bureaux de vote, n’ont pas de prises électriques.

Ensuite, les kits d’identification biométriques ont commencé à mal fonctionner… Les assesseurs n’avaient pas le code PIN ni les mots de passe nécessaires pour redémarrer le logiciel.

Des bulletins papier ont été distribués aux électeurs et les files d’attente se sont peu à peu allongées, obligeant certaines personnes à attendre sept à neuf heures sous le soleil avant de pouvoir voter.»

L’expérience kenyane n’est pas la seule.

Il y a tout juste quelques mois, le Ghana a lui aussi été confronté à d’importants problèmes avec des kits biométriques.

Le dysfonctionnement des kits fut tel le jour des élections que les électeurs ont dû patienter de longues heures et que les autorités ont été contraintes de prolonger les élections d’une journée, ce qui a conduit l’opposition à dénoncer des fraudes électorales.

La biométrie peut être utile dans certains cas, mais il faut garder à l’esprit que ces systèmes ne résolvent qu’un seul aspect des éventuelles fraudes électorales: les inscriptions multiples.

La biométrie ne règle pas d’autres problèmes liés aux listes électorales, tels que l’inscription de non-ressortissant(e)s ou de personnes n’ayant pas l’âge légal pour voter.

Il est possible que les inscriptions multiples constituent le problème le plus grave du système électoral d’un pays, mais ce n’est pas forcément le cas.

Dans la plupart des pays, de manière comparative, c’est même assez peu probable.

De plus, il peut être remédié à la question du vote multiple, qui est en soi le véritable problème, en recourant à des alternatives qui nécessitent une faible technologie, telles que les empreintes digitales à l’encre indélébile dans les bureaux de vote, une transparence accrue et une publication plus étendue des listes électorales avant les élections.

Uhuru Kenyatta a désormais été déclaré vainqueur des élections au Kenya, dépassant le seuil de 50 pour cent des voix de seulement 8000 suffrages, sur 12 millions de votes, soit 0,07 pour cent.

Comme il se doit, l’opposition menée par Raila Odinga, conteste ce résultat devant la justice et promet de respecter le processus judiciaire. Il est difficile de savoir pour l’instant ce que décidera la justice, si décision il y a.

Mais une chose est sûre: les Kenyan(e)s ont fait preuve d’un engagement extraordinaire à l’égard de la démocratie. Il est regrettable que les machines n’aient pas été aussi infaillibles.

L’économie kenyane se développe. Malgré cela, plus de la moitié des Kenyan(e)s vivent dans la pauvreté, avec moins d’un dollar par jour.

Le Kenya est l’un des 30 pays les plus pauvres du monde; d’après l’Indice de développement humain de 2006, il occupe la 152ème place, sur les 177 pays pris en compte.

Au Kenya, les conditions économiques, l’espérance de vie et l’enseignement sont en progression, mais sont encore d’un niveau insuffisant.

À quoi auraient pu servir ces 54 millions USD? Si ce n’était pas pour résoudre une partie des problèmes les plus cruciaux du pays, n’auraient-ils pas pu être utilisés pour améliorer la démocratie au Kenya?

Alors que nombreux pays à travers le monde semblent se tourner vers une utilisation inexorable de la biométrie pour les élections, l’expérience kenyane mérite d’être sérieusement prise en considération.