L’échec du système d’immigration légale de l’Europe à l’origine de ses crises frontalières

L'échec du système d'immigration légale de l'Europe à l'origine de ses crises frontalières

This photograph taken on 9 March 2023, shows a view of a bamboo cross with a rosary, set as a memorial on a beach near Cutro, with the Mediterranean Sea in the background, where at least 72 migrants died on 26 February, after their boat sank off Italy’s southern Calabria region.

(AFP/Tiziana Fabi)
Opinions

Les bateaux ne cessent d’arriver. Malgré les visées dissuasives des lois de plus en plus restrictives sur la sécurité des frontières, de la criminalisation de la solidarité, des refoulements illégaux et violents et du nombre croissant de disparus en mer, l’immigration « illégale » vers l’Europe ne montre aucun signe d’affaiblissement.

Cette situation tient, en partie, à notre incapacité à prendre la pleine mesure du désespoir qui pousse les gens à quitter leur pays à la recherche de sécurité et de perspectives d’avenir. Mais aussi au fait que nous tenons pour acquise la notion d’illégalité.

Les discours de l’extrême droite et des conservateurs s’évertuent à présenter le franchissement « illégal » des frontières comme un enjeu sécuritaire, alors qu’en réalité, l’illégalité est un phénomène résultant de l’échec du système d’immigration légale de l’Europe, qui trouve ses racines dans une suspicion profonde et infondée à l’égard de certains migrants.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a recensé plus de 1.900 décès de migrants en mer Méditerranée cette année. Ce bilan tragique est imputable, en grande partie, à la lenteur des opérations de sauvetage menées par les États, voire, dans certains cas, à l’absence pure et simple de toute mission de sauvetage.

Ainsi, le 14 juin, dans ce que la Commissaire européenne chargée des Affaires intérieures a qualifié comme « la pire tragédie jamais vue en Méditerranée », un chalutier avec à son bord environ 750 migrants a coulé au large des côtes grecques, ne laissant qu’une poignée de survivants. Selon le récit officiel des garde-côtes grecs, le bateau aurait refusé toute aide. Cette version est toutefois contestée par une enquête de la BBC selon laquelle le chalutier serait resté inactif pendant plus de sept heures avant de sombrer.

À la suite d’un si grand nombre de décès de migrants qui auraient pu être évités, l’Italie a déclaré l’état d’urgence. Il ne s’agit cependant pas pour elle de dresser un bilan des conséquences mortelles de ses politiques de contrôle des frontières, mais bien d’accélérer les expulsions, de durcir les sanctions pénales à l’encontre des passeurs de migrants et de bloquer les missions de sauvetage menées par la société civile et les organismes de défense des droits humains opérant dans la région méditerranéenne.

La Première ministre italienne Giorgia Meloni et les membres de son cabinet, alliés aux gouvernements d’extrême droite, autocratiques et conservateurs de toute l’Europe, se sont engagés à bloquer les missions de sauvetage menées par la société civile et les défenseurs des droits humains en Méditerranée. Qui plus est, Mme Meloni et ses collègues se sont employés à dépeindre les migrations depuis les pays du Sud comme étant essentiellement le fait d’hommes potentiellement violents, issus de milieux culturels incompatibles. Ils se font en outre les porte-voix de la « théorie du grand remplacement », selon laquelle une conspiration mondiale chercherait à remplacer les Blancs et à démanteler leurs cultures par le biais d’ « invasions » de migrants. En Hongrie, cette théorie du complot participe désormais de l’idéologie de l’État.

Le résultat est catastrophique. Shahida Raza, célèbre joueuse de football et de hockey pakistanaise, issue de la très persécutée communauté hazara et mère d’un enfant de quatre ans, gravement handicapé, n’est qu’une des milliers de personnes qui se sont noyées en tentant d’atteindre l’Europe cette année.

Mme Raza a péri dans une tempête en mars dernier, alors qu’elle se trouvait à seulement 150 mètres des côtes italiennes. Selon son entourage, elle a quitté le Pakistan en quête d’opportunités, de sécurité et d’un meilleur traitement pour son enfant. Son histoire, à l’instar de celle des dizaines d’autres personnes qui ont péri avec elle, ne cadre pas avec l’idée selon laquelle les franchissements irréguliers des frontières sont principalement le fait d’hommes violents et criminels qui abusent des protections accordées à des personnes par ailleurs véritablement vulnérables et dignes de protection.

Ce qui soulève la question suivante : s’il se trouve parmi les personnes qui bravent la mer au moins quelques-unes qui sont véritablement vulnérables et désespérées, pourquoi ne disposent-elles pas de voies d’accès alternatives ?

Le devoir de protéger tout le monde, et pas seulement les personnes considérées comme « méritantes »

Les voies légales accessibles aux visiteurs et aux migrants sont relativement discriminatoires en ce qui concerne le profil racial, social et économique des demandeurs. Une multitude d’études ont démontré l’existence d’une discrimination raciale systématique dans l’élaboration des politiques internationales en matière de visas.

Pour ce qui est des demandes d’asile, les critères d’éligibilité déterminés sur la base du degré de persécution sont si stricts et la suspicion concernant les « fausses demandes » si intense que les demandeurs sont présumés mentir avant même d’avoir introduit leur dossier de demande.

Comme l’ont évoqué de nombreux journalistes et universitaires, le droit d’asile tel qu’il est appliqué en Europe a mis la barre très haut en termes de légitimité et établi une hiérarchie de la souffrance (opérant une distinction entre les « réfugiés » et les « migrants économiques », par exemple) afin de juger de la légitimité des demandes. Certains demandeurs d’asile se voient ainsi contraints de mentir, de peur que leur vraie situation ne soit pas perçue comme suffisamment grave pour leur permettre d’obtenir l’aide et la protection dont ils ont désespérément besoin.

Ce qui, à terme, attise les soupçons autour des demandes et conduit à des politiques plus strictes qui, à leur tour, incitent les migrants à faire des déclarations de plus en plus invraisemblables, et ce, parce que le système leur impose d’agir de la sorte. Comme le souligne James Souter, chercheur britannique spécialisé dans le droit des réfugiés : les migrants peuvent être amenés à mentir en raison du risque de refoulement, plutôt que de l’absence de risque. Or, le système européen de contrôle des frontières, inadapté à la réalité complexe des persécutions et des souffrances dans diverses parties du monde, n’en tient aucunement compte. Au lieu de cela, les déclarations en apparence invraisemblables sont traitées comme étant à la fois « fausses et sans fondement », de même que l’illégalité est traitée comme immorale. Ces notions doivent être dissociées, étant donné qu’elles subordonnent l’obligation de protéger au caractère perçu du demandeur.

De fait, l’interprétation biaisée des vulnérabilités et des difficultés des personnes se manifeste non seulement dans la façon arbitraire et insensible dont nous faisons la distinction entre les réfugiés et les « migrants économiques », mais aussi dans la façon dont nous désignons un groupe de réfugiés plus digne d’être aidé que d’autres.

Pensez à la politique de la porte ouverte et des bras ouverts menée dans le cas de l’accueil des réfugiés ukrainiens et comparez-la à la culture de la suspicion invétérée qui caractérise la politique d’asile à l’égard des Syriens et des Soudanais.

En Italie, Giorgia Meloni et Matteo Salvini – vice-Premier ministre et chef du parti d’extrême droite de la Ligue – n’ont pas hésité à présenter les réfugiés ukrainiens comme plus méritants que ceux des pays du Sud. Matteo Salvini a affirmé : « Nous accueillons 150.000 enfants et femmes en provenance d’Ukraine. Il s’agit de véritables réfugiés fuyant une véritable guerre, bien différents de ceux qui débarquent par milliers sur les côtes de Calabre, des Pouilles et de Sicile, avec leurs téléphones portables et leurs tennis. »

Le discours anti-immigration est également très présent sur la scène politique au Royaume-Uni. L’une des principales priorités du Premier ministre Rishi Sunak est d’empêcher l’arrivée sur l’île d’embarcations illégales. Sous sa direction, le Royaume-Uni multiplie les détentions et diligente l’expulsion des demandeurs d’asile vers des « pays sûrs » tels que le Rwanda – une politique contestée, critiquée pour son mépris du droit international des réfugiés. Dans le même temps, le gouvernement britannique a mis en place des routes migratoires sécurisées pour les réfugiés ukrainiens.

Le parti conservateur du Premier ministre Sunak n’y voit pas de contradiction ni de deux poids, deux mesures. En mai, lorsque la BBC a demandé à la ministre britannique de l’Intérieur, Suella Braverman, si le gouvernement prévoyait de mettre en place des voies d’accès pour les demandeurs d’asile soudanais à la suite du déclenchement d’un conflit armé en avril – à l’instar de ce qui avait été fait pour les Ukrainiens un an plus tôt –, Mme Braverman a affirmé que la situation était « très différente » en raison des « implications à plus long terme » du conflit. Elle a également apporté son soutien au ministre de l’Immigration, Robert Jenrick, qui a déclaré qu’une immigration incontrôlée risquait de « cannibaliser » la compassion du peuple britannique. Pour reprendre les propos de Mme Braverman : « Nous voyons des gens arriver ici de manière illégale. Il s’agit en soi d’un comportement criminel. » Mais pourquoi accorde-t-on des voies d’accès « légales » aux réfugiés ukrainiens alors que les réfugiés soudanais sont traités au statut d’illégaux ?

27.000 noyés : un bilan effroyable

L’Europe demande aux migrants de respecter ses frontières, de respecter ses lois, or elle bafoue ses propres lois lorsqu’il s’agit de contrôler ses frontières. Les refoulements illégaux et violents de migrants sont devenus une pratique institutionnelle courante dans l’Union européenne, privant les migrants des droits consacrés par la législation européenne.

Entre-temps, le bilan humain de ces politiques est effroyable : plus de 27.000 personnes noyées en mer Méditerranée depuis 2014. Des accords douteux passés avec des « pays de transit sûrs » pour étouffer dans l’œuf les mouvements irréguliers ont donné lieu à l’émergence de marchés d’esclaves migrants en Libye. La politique de refoulement sommaire a conduit à des massacres tels que celui survenu à Melilla en juin 2022, lorsqu’un groupe de demandeurs d’asile africains qui tentaient de passer du Maroc à l’enclave espagnole ont été la cible de violences meurtrières de la part des forces de sécurité, qui ont fait entre 23 et 37 morts. Personne n’a jamais été amené à rendre compte de ces décès.

L’Occident ne cesse de rejeter la responsabilité de ces événements sur les passeurs et les migrants économiques au statut légal douteux, or il est grand temps qu’il reconnaisse le rôle actif qu’il a joué dans la gestation de ce cadre mortifère. Les discours sur l’illégalité, la sécurité et la légitimité occultent les lacunes de l’immigration « légale » et les raisons pour lesquelles un si grand nombre de personnes dans des conditions désespérées n’ont d’autre choix que d’emprunter des voies illégales.

Nous sommes bien conscients que les bateaux continueront d’affluer. Avec les guerres, les catastrophes climatiques et la pauvreté dans le monde, les bateaux continueront d’affluer.

Des personnes comme Shahida Raza s’exposeront aux dangers de la mer parce que la possibilité de migrer est nécessaire à leur bien-être et à leur survie. Face à une telle situation, il est important que nous cessions de dépeindre les mouvements irréguliers ou sans papiers comme une atteinte à nos valeurs ou à notre sécurité, et que nous les considérions plutôt comme un processus remettant en cause nos propres convictions concernant les frontières européennes et les valeurs qu’elles incarnent. Comme le souligne Robin Celikates, professeur de philosophie sociale à l’Université libre de Berlin : la migration irrégulière peut être considérée « à la fois comme le produit d’un régime frontalier mondial illégitime et comme une forme de contestation politique contre ce régime ».

Il est temps de juger la crise frontalière pour ce qu’elle est : un échec patent et catastrophique des politiques de contrôle des frontières, ancré dans les préjugés de l’Europe à l’égard des migrants du Sud. Ce que nous voyons dans la figure du migrant irrégulier est ce que M. Celikates décrit comme une forme de « désobéissance politique », une remise en question des régimes frontaliers mondiaux qui est susceptible de conduire à une recomposition de la communauté politique et à la redéfinition du « sens même de l’appartenance ».

Jusqu’à présent, l’Europe a rejeté cette possibilité par un « non » catégorique et brutal. La surenchère sur les conceptions grossières de l’illégalité n’a eu d’autre effet que de criminaliser certains migrants et de normaliser la violence aux frontières. En réalité, ce sont précisément ces propos sur la légalité et la sécurité qui ont « cannibalisé » l’empathie du public, en dépeignant les migrants désespérés comme des criminels et des personnes dangereuses. Le plus souvent, nous ne découvrons et ne prenons conscience de leur sort qu’une fois que nos frontières ont scellé leur fin tragique. Il doit exister une meilleure façon de traiter les personnes qui font appel à notre aide.