Les paysans en lutte pour l’accès à la terre et l’acquisition de la souveraineté alimentaire dans le monde entier

Les paysans en lutte pour l'accès à la terre et l'acquisition de la souveraineté alimentaire dans le monde entier

At the 8th International Conference of La Via Campesina in Bogotá, members of the movement discuss their work with other social movements and civil society actors. More than 400 members of La Vía Campesina from 185 member organisations around the world, gathered in the Colombian capital to mark the 30th anniversary of the movement.

(Antonio Cascio)

Du 1er au 8 décembre 2023, la 8e Conférence internationale de La Via Campesina (LVC) s’est tenue à Bogota, en Colombie. L’événement a réuni plus de 400 petits exploitants agricoles représentant quelque 200 millions de producteurs de denrées alimentaires à petite échelle, appartenant à 182 mouvements dans 81 pays du monde. Pour la première fois depuis la pandémie de Covid-19, les militants ont pu se réunir en présentiel pour discuter des questions les plus pressantes pour les paysans du monde entier et pour élaborer un programme commun. L’événement a également marqué le 30e anniversaire d’un mouvement qui a vu le jour à Mons, en Belgique, en 1993.

Parmi l’éventail de thèmes abordés – tels que la justice climatique, le féminisme et l’agroécologie – la lutte pour l’accès à la terre et la réforme agraire s’est imposée comme l’un des piliers essentiels de l’accès à la nourriture et de la souveraineté alimentaire, ainsi que de la justice sociale au sens le plus large du terme.

L’un des exemples les plus criants de la corrélation qui existe entre l’accès à la terre, la souveraineté alimentaire et la justice sociale nous vient de Palestine, où, après des décennies d’occupation violente, plus de 30.000 Palestiniens ont été tués dans le bombardement de Gaza, alors même que l’accaparement des terres par les colons israéliens en Cisjordanie ne cesse de s’intensifier, avec un bilan de plus en plus meurtrier.

Selon les données les plus récentes de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), près de 42,6 % de l’ensemble des terres cultivables de Gaza ont été endommagées. Ce problème s’étend à la Cisjordanie, où 50 % des cultivateurs de légumes ont été empêchés d’accéder à leurs terres au moins une fois. Selon les Nations Unies, plus d’un demi-million de personnes sont menacées de famine imminente.

« Les paysans palestiniens souffrent et sont empêchés d’avoir accès à leurs terres. C’était le cas même avant 1948 et c’est toujours le cas aujourd’hui. Des oliviers de plus de 600 ans sont abattus pour donner des terres aux colons », explique Hatem Aouini, du mouvement Million de femmes rurales et sans terre de Tunisie.

« Les colons s’opposent à la souveraineté alimentaire des Palestiniens, à leur accès à la terre et à leur existence-même. C’est pourquoi la Palestine est au cœur du combat que mène La Via Campesina dans le monde entier. »

Face à une crise alimentaire d’une ampleur sans précédent, entraînée par les conflits, les chocs économiques, les extrêmes climatiques et la flambée des prix des engrais, LVC poursuit son action en faveur de la souveraineté alimentaire comme solution à cette situation d’urgence. </

« Le capitalisme est la principale cause des problèmes actuels. Nous nous trouvons face à un système alimentaire mondial défaillant qui produit tellement de nourriture que si vous redistribuiez le tout, il y aurait plus qu’assez pour nourrir les huit milliards d’habitants de la planète. Et pourtant, ce système coexiste avec [presque] un milliard de personnes souffrant de faim chronique », explique à Equal Times Jun Borras, professeur d’études agraires à l’Institut international d’études sociales de l’université Erasmus aux Pays-Bas et l’un des fondateurs de LVC.

Depuis trois décennies, LVC œuvre à l’autonomisation des paysans dans le monde entier avec un objectif fondamental : l’acquisition de la souveraineté alimentaire, un concept défini par le l’organisation comme « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite par des méthodes écologiquement saines et durables, et leur droit de définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles ».

Bien que différents facteurs soient requis pour acquérir la souveraineté alimentaire, LVC estime qu’un accès plus équitable à la terre est essentiel pour garantir le droit des personnes à des produits alimentaires sains et durables. « Il est inconcevable de parler de souveraineté alimentaire sans accès démocratique à la terre. Comment peut-on promouvoir l’agroécologie sans démocratiser ce même système agroécologique pour ce qui concerne la terre et la nature ? C’est impossible », souligne M. Borras.

Selon une enquête réalisée en 2020, les 10 % les plus riches de la population rurale dans les pays de l’échantillon accaparent 60 % de la valeur des terres agricoles, tandis que les 50 % les plus pauvres, généralement plus dépendants de l’agriculture, ne contrôlent que 3 % de cette valeur. L’étude conclut que l’inégalité foncière est plus importante que ce qui avait été rapporté précédemment et qu’elle menace les moyens de subsistance d’environ 2,5 milliards de personnes dans le monde qui pratiquent l’agriculture à petite échelle.

La lutte pour la terre et l’acquisition de la souveraineté alimentaire

La situation de la Palestine ne constitue pas un cas isolé de recours à la violence en vue de l’appropriation des terres d’un groupe de personnes. Selon M. Borras, les atrocités commises actuellement contre les musulmans rohingyas au Myanmar [ndlr : depuis 2016-2017] présentent certaines similitudes.

« Le gouvernement militaire du Myanmar, qui a pris le pouvoir par la force à la suite d’un coup d’État en 2021, a incendié des [de nombreux] villages. Il s’agit d’une forme d’accaparement des terres qui vise, non pas, à produire quelque chose, mais au contraire. Il s’agit de s’assurer que rien ne puisse être produit afin d’affamer les groupes de résistance. » D’autres facteurs qui contribuent à l’inégalité foncière sont les inégalités de genre, les inégalités sociales et politiques ainsi que les forces du marché.

L’agro-industrie et le secteur minier sont deux exemples de forces du marché qui favorisent l’accumulation foncière et conduisent à la dégradation de l’eau et des sols. Cette situation a des répercussions sur les paysans, les pêcheurs et les femmes du monde entier, limitant leur accès à la terre et la possibilité de subvenir à leurs besoins grâce à l’agriculture.

Selon Josana Pinto, du Mouvement des hommes et des femmes de la pêche artisanale (MPP, Movimento de Pescadores e Pescadoras Artesanais, en portugais) au Brésil, la contamination de l’eau par les activités minières, la limitation de l’accès à la terre par les grandes industries et la destruction des mangroves par les élevages de crevettes sont quelques-uns des plus grands défis auxquels se heurtent les hommes et les femmes de la pêche artisanale au Brésil. « Pour nous, sans accès à nos territoires, nous n’avons ni production, ni histoire, ni vie », dit-elle.

« Alors que le Banc rural [une fraction puissante au sein du Congrès national du Brésil alliée aux intérêts de l’agrobusiness] continue de veiller aux profits de l’agro-industrie, notre mouvement, lui, est un mouvement populaire. Nous sommes alignés avec les autres mouvements de La Via Campesina et nos frères et sœurs indigènes. Nous pensons que seul le syndicat peut faire la différence et garantir nos droits à la terre et à l’eau », ajoute Mme Pinto.

Partout dans le monde, des mouvements de paysans et de pêcheurs s’organisent pour défendre leurs droits fonciers et acquérir la souveraineté alimentaire. Cela va d’actions directes, telles que l’occupation de terres, aux actions légales, telles que les projets de loi ou la création de réserves paysannes.

Certaines de ces luttes sont également associées à d’autres types d’inégalités, comme au Sri Lanka, où la dimension de genre est directement liée à l’inégalité en matière de droits fonciers. En 2020, les femmes se sont vu garantir des droits de succession foncière par le biais d’une loi portant modification de l’ordonnance sur le développement foncier (Land Development Ordinance Amendment Act).

« De nombreux cas se sont présentés où des femmes ont dû quitter leur terre parce que le frère aîné est venu en disant : “Cette terre ne t’appartient pas. Tu dois partir.” Dans ces cas, on a même assisté à de nombreux actes de violence physique et psychologique », déclare Anuka De Silva, membre de l’organisation Women for Land and Agricultural Reform au Sri Lanka et du comité international de coordination de LVC.

En Tunisie, après la révolution de 2011, une vague d’occupations a eu lieu dans le sud du pays, près de la ville de Kébili. Pour M. Aouini, le cas de l’occupation des terres par l’Association pour la protection de l’oasis de Jemna est un exemple à suivre. Cette plantation de dattes, d’abord exploitée par les colons français puis par l’État tunisien, est aujourd’hui gérée par la communauté. Cinq ans après son occupation, la communauté a réussi à doubler la production de cette exploitation, d’une superficie de 185 hectares, engendrant d’importants bénéfices pour la population locale.

« Aujourd’hui, les bénéfices sont redistribués dans le cadre d’une coopérative. Une partie va aux petits paysans, et le reste pour améliorer les conditions de vie de la communauté. Ils ont acheté une ambulance, construit une école et un terrain de football pour les enfants », explique Hatem Aouini.

En Tunisie, la vague d’occupations a été réprimée à coups de poursuites judiciaires par l’État, ce qui a entraîné la faillite de nombreuses exploitations agricoles occupées. « Malheureusement, après l’occupation des terres, nombre de nos camarades ont été arrêtés, incarcérés, et jusqu’à aujourd’hui – alors que plus de dix années se sont écoulées – ils n’ont toujours pas fini d’en découdre avec les tribunaux », a déclaré M. Aouini. Malgré ces revers, les mouvements paysans en Tunisie continuent de se mobiliser pour acquérir la souveraineté alimentaire. Ils sont inspirés, notamment, par le succès de la plantation de dattes de Jemna et du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) au Brésil, où 370.000 familles se sont installées sur 7,5 millions d’hectares de terres, ce qui leur a permis d’accéder à la scolarisation, aux crédits agricoles et aux soins de santé.

« Nous pensons que l’occupation est une tactique révolutionnaire qui peut aider les petits paysans à accéder à la terre. Néanmoins, les coopératives, les sociétés communautaires, l’économie solidaire et d’autres alternatives peuvent également constituer une solution pour les jeunes, les femmes et les petits paysans qui souhaitent accéder à la terre », explique M. Aouini.

En 2020, les pêcheurs brésiliens ont déposé une proposition de loi visant à reconnaître et à garantir le droit au territoire des communautés de pêche traditionnelles, entendu comme un patrimoine culturel matériel et immatériel. « Pour l’heure, nous avons soumis un projet de loi d’initiative populaire au Congrès national. Nous visons à travers ce projet à régulariser nos territoires afin de garantir la souveraineté alimentaire et de meilleures conditions de vie pour tous », a indiqué M. Pinto.

La Colombie progresse également dans la protection des droits fonciers des communautés paysannes grâce à la création de Zones de réserve paysanne (ZRP). Jusqu’à présent, le pays compte 12 de ces ZRC qui couvrent une superficie totale d’environ 403.000 hectares. Cinq d’entre elles ont été créées sous l’actuel gouvernement de gauche de Gustavo Petro. La création de ces zones vise à privilégier les pratiques agricoles traditionnelles par rapport aux monocultures, à limiter l’accaparement des terres par l’agro-industrie et à servir de zone tampon pour limiter l’impact du développement sur les zones protégées.

Pour M. Borras, la lutte pour la souveraineté alimentaire est un processus et il reste encore beaucoup à faire. « Les luttes pour la démocratisation de l’accès à la terre sont trop dispersées et trop peu nombreuses », reconnaît M. Borras. « À l’heure qu’il est, quelque 100 millions de personnes sont déplacées de force dans le monde entier. Ces personnes ont besoin de terres pour reconstruire leur vie et restaurer leurs communautés, or pas une seule politique de restitution efficace n’a encore vu le jour dans le monde jusqu’à présent. »

Malgré tous ces défis, M. Borras continue de voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. « Nous savons qu’il n’y a pas d’avenir pour ce système alimentaire capitaliste. Il est voué à disparaître, mais il n’a pas encore rendu son dernier soupir. Entre-temps, les militants pour la souveraineté alimentaire sont comme un collectif de sage-femmes qui assistent à la naissance d’un nouveau système. »