Pour défendre le « droit à l’eau », l’ONU s’engage mais devra lutter contre la puissance des intérêts commerciaux

Pour défendre le « droit à l'eau », l'ONU s'engage mais devra lutter contre la puissance des intérêts commerciaux

In a photograph taken before the recent conflict in Sudan broke out, pupils at the al-Um secondary school for girls in El Fasher receive water delivered by tanker truck by the African Union-United Nations Hybrid Operation in Darfur (UNAMID). In March 2011, the UN mission supplied 100,000 litres of drinking water every day to 12,000 pupils during the exam period.

(Albert Gonzalez Farran/UN Photo)

En mars 2023, la Conférence des Nations unies sur l’eau a réuni de nombreux représentants des Etats-membres de l’ONU, d’ONG et d’entreprises, soit au total 10.000 personnes, à New York, et devant l’urgence de mieux assurer le droit des êtres humains à l’eau, a souhaité la nomination d’un « envoyé spécial de l’ONU pour l’eau », pour mieux faire respecter ce droit*.

Cet impératif s’appuie sur la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU adoptée le 28 juillet 2010, qui reconnaît pour la première fois « le droit à l’eau potable et à l’assainissement sûrs et propres comme un droit de l’homme essentiel à la pleine jouissance de la vie et du droit à l’exercice de tous les droits de l’homme ».

En effet, l’eau, ressource présente naturellement sur Terre, n’est pas une marchandise comme une autre, d’autant plus qu’elle est d’importance vitale pour les humains, donc il apparaît justifié qu’elle soit considérée comme un bien public mondial, autrement dit un bien commun.

À l’heure du réchauffement climatique, cette ressource vitale qu’est « l’or bleu » se révèle particulièrement cruciale. Quelques chiffres illustrent son caractère primordial, et mettent en évidence les conséquences dramatiques du manque d’eau :

– 2,2 milliards de personnes n’ont pas accès à des services d’eau potable gérés de manière sûre, et sont contraintes de boire de l’eau contaminée.

– Plus de la moitié de la population mondiale, soit 4,2 milliards de personnes, manquent de services d’assainissement gérés de manière sûre.

– 297.000 enfants de moins de 5 ans meurent encore chaque année de maladies diarrhéiques causées par l’insalubrité de l’eau.

– Près de 90 %, des catastrophes naturelles sont liées à l’eau (inondations, cyclones, tornades, sécheresses…)

– 80 % des eaux usées dans le monde sont rejetées dans l’environnement sans traitement.

L’ONU prend la mesure de la situation actuelle, déplorable, comptabilisant que, au total, chaque année, plus de 842.000 personnes dans les pays à revenu faible ou intermédiaire meurent à cause du manque d’eau. Les problèmes liés à l’eau sont accrus en outre par un gaspillage massif d’eau dans les pays du Nord.

Corollairement, concernant cette fois l’eau de mer, la pollution affecte dramatiquement l’eau sur Terre : un « continent de plastique » flotte sur le Pacifique, et, au moins d’août 2023, le Japon a commencé à rejeter les eaux contaminées dues à la catastrophe de Fukushima dans la mer.

À ces enjeux humains et environnementaux s’ajoute la menace de « guerres de l’eau ». L’eau est bel et bien aujourd’hui une redoutable arme, autant qu’un enjeu, dans les affrontements géopolitiques contemporains : en Ukraine la destruction du barrage de Kakhovka, début juin 2023, a provoqué de dramatiques inondations, ainsi que l’évacuation de plus de 8.000 habitants ; l’Égypte envisage « l’usage de la force, notamment aérienne, contre le grand barrage de la Renaissance que construit l’Éthiopie sur le cours du Nil bleu», l’Indus et le Brahmapoutre voient leurs eaux disputées entre la Chine, l’Inde et le Pakistan ; enfin, au Moyen-Orient, la Turquie lorgne le contrôle des grands fleuves de Mésopotamie.

Au sein des États aussi, l’eau donne lieu à des conflits et tensions qui se soldent parfois par des affrontements violents, de la Colombie à l’Afrique du Sud, en passant par la France, où, le 25 mars 2023, plus de 200 personnes ont été blessés dans les affrontements avec les forces de l’ordre lors des manifestations contre l’implantation de « méga-bassines», destinées à l’agriculture, à Sainte-Soline.

L’action de l’ONU

Cette résolution onusienne de 2010, qui affirme le droit à l’eau de tous les droits humains, est donc particulièrement importante. Ce texte chiffre ce droit à entre 50 et 100 litres d’eau par personne et par jour, pour un coût qui doit être abordable, soit inférieur à 3 % du revenu de la famille. Il précise aussi que chaque famille doit pouvoir trouver une source d’eau à moins d’un kilomètre de chez elle et le temps de collecte de cette eau ne doit pas dépasser 30 minutes.

Cinq ans plus tard, parmi les 17 « Objectifs de développement durable » (ODD) proclamés par l’ONU en 2015, l’objectif n°6 vise à garantir l’accès de tous à l’eau et à l’assainissement et à assurer une gestion durable des ressources en eau. Mais ces proclamations ne resteront-elles pas lettre morte dans une réalité où l’ONU est dépourvue de force contraignante et de pouvoir de sanction ?

Malgré son manque de force contraignante pour faire appliquer ses résolutions, l’ONU a néanmoins mené une action utile, d’autant plus qu’elle s’inscrit dans la durée, l’institution ayant commencé ses travaux, il y a près de 80 ans. Historiquement, l’action de l’ONU et de ses agences sur la question de l’eau avait déjà commencé dans les années 1970, période de l’émergence des préoccupations écologistes et environnementales, avec la Conférence des Nations unies sur l’eau en 1977, suivie par la Conférence internationale sur l’eau et l’environnement, lancée en 1992, l’année du Sommet de la Terre à Rio.

L’Unesco avait même été pionnière, lançant dès les années 1950 des programmes de recherche sur les « zones arides » et les « zones humides », puis créant la Commission océanographique internationale (COI) et lançant un Programme hydrologique international. En effet, son premier Directeur général, Julian Huxley (de 1946 à 1948) était un scientifique, très préoccupé par la préservation de la nature.

L’action de l’ONU passe aussi par une sensibilisation de la population mondiale à ces questions, à travers la « Journée mondiale de l’eau », chaque 22 mars, et la « Décennie internationale d’action de l’ONU sur l’eau » (2018-2028).

La conférence mondiale sur l’eau douce organisée par l’ONU en mars 2023, la première sur ce sujet depuis 40 ans, a abouti à un texte fort, bien que non-contraignant juridiquement : le « Programme d’action pour l’eau», qui recense tous les engagements volontaires liés à l’eau (plus de 700 engagements) et suivra leurs progrès.

Par exemple, l’Union européenne s’est engagée à «soutenir l’accès de 70 millions de personnes à une source d’eau potable améliorée et/ou à des installations sanitaires d’ici 2030 ». L’UE s’est en outre engagée à soutenir les États membres « avec un financement de 20 millions d’euros pour accélérer le déploiement de la surveillance des eaux usées ». Autre exemple : la multinationale française Danone s’est, elle, engagée à lancer « un fonds de financement mixte afin de permettre à 30 millions de personnes dans le besoin d’avoir accès à de l’eau salubre tous les jours ». Au total, ce sont 300 milliards de dollars d’engagements qui ont été promis pour soutenir le Programme d’action pour l’eau.

Cette conférence est donc très importante, car, comme l’observe le journaliste Akram Belkaïd, dans Le Monde diplomatique, « contrairement aux océans, qui font l’objet d’un accord mondial de protection, adopté aussi en mars, l’eau douce (…) ne bénéficie d’aucun texte majeur encadrant à la fois son usage, son partage et sa préservation ».

C’est donc un pas en avant vers un tel objectif. De plus, en même temps qu’avait lieu cette conférence, l’ONU a publié son « Rapport mondial sur la mise en valeur des ressources en eau 2023 ».

Les multinationales de l’eau et la défense de leurs intérêts financiers

Cependant, derrière ces belles paroles, se cache une pénétration croissante de l’ONU par les intérêts du secteur privé. C’est depuis les années 2000, sous le mandat du Ghanéen Kofi Annan, que date cette fâcheuse pénétration du secteur privé dans les arcanes de l’ONU. Ce Secrétaire général avait en effet fait en sorte d’associer les multinationales aux débats des Nations unies, à travers le « Pacte mondial » (Global Compact) qu’il avait mis en place.

Mais les multinationales de l’eau, souvent cotées en bourse, des firmes françaises Suez à Veolia en passant par American Water, Thames Water, le Brésilien Sabesp, ou encore le Suisse Nestlé, sont à la manœuvre pour influencer les discussions et l’orientation des textes adoptés.

Car l’eau – douce essentiellement – attise les convoitises des grandes entreprises multinationales.

Les grandes multinationales ont créé des lobbies pour défendre leurs intérêts dans un esprit néo-libéral et prédateur. Avec pour résultat une marchandisation croissante de l’eau.

Comme l’analyse l’économiste hétérodoxe Sylvain Leder, en réalité, « en 1992, lors de la Conférence des Nations unies sur l’eau à Dublin, […] pour la première fois, cette ressource a été officiellement reconnue internationalement comme un bien économique ».

Ainsi, s’est mise en place une véritable « oligarchie mondiale de l’eau », selon les termes de l’économiste et politiste Riccardo Petrella, une oligarchie qui, comme l’explique Sylvain Leder, a « à sa tête la Banque mondiale, à l’origine de la création en 1996 du Conseil mondial de l’eau, dirigé à l’époque par de hauts cadres de multinationales comme Suez et Vivendi (devenu Veolia) et dont le siège est installé à Marseille. Ce conseil a pour mission de définir une vision mondiale de cette ressource dans un cadre libéral. La dimension opérationnelle est assurée par le Partenariat mondial de l’eau, créé la même année pour favoriser les partenariats public-privé ».

En fin de compte, l’eau douce, qui représente un marché de plus de 600 milliards d’euros, se trouve toujours plus au cœur des enjeux économiques du XXIe siècle. Au sein de l’organisation internationale, on observe un tiraillement entre les impératifs humanistes du « droit à l’eau », et la logique du profit prédateur et de la marchandisation de toutes les ressources naturelles.

Il incombe donc à l’ONU de se libérer des intérêts du secteur privé, et des puissants lobbies qui y sont associés, et d’affirmer haut et fort la logique du droit à l’eau, dans l’esprit des « droits économiques et sociaux », qui avaient été proclamés dès 1966 en son sein.

 

This article has been translated from French.

* Note : Depuis 2011, il existe un rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme à l’eau potable et à l’assainissement, qui travaille sous les auspices du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Toutefois, les envoyés spéciaux des Nations unies sont nommés par le Secrétaire général des Nations unies.