Repenser la fonction sociale de l’entreprise

Repenser la fonction sociale de l'entreprise

“Over the last 25 years, environmental degradation and inequality have continued to worsen. The damage done by climate change, due to externalities that were not adequately internalised in the past, is already fully visible. Meanwhile, technological advances have created new social problems,” say this authors of this article. In this image, wild elephants forage for food in a plastic waste dump in Sri Lanka.

(Ishara S. Kodikara/AFP)

L’économie de marché, caractérisée par la propriété privée et la liberté contractuelle, permet à l’entreprise de remplir la fonction économique de production de biens et de services destinés à la vente. La nécessité de produire pour la consommation de personnes, autres que celles impliquées dans la production, est une conséquence de la spécialisation et de la division du travail qui améliorent la productivité, mais rendent les personnes mutuellement interdépendantes dans la production et l’échange.

La société découlant de cette division du travail soulève d’importants problèmes organisationnels en matière de coordination et de motivation. L’entreprise contribue à les résoudre en superposant des relations technologiques, organisationnelles et de gouvernance, différentes de celles du système de prix du marché et différentes également de celles de l’autorité coercitive de l’État.

Dans la répartition traditionnelle des responsabilités entre le marché (système de prix), l’entreprise (organisation) et l’État (pouvoir), l’État a pour mission de défendre l’intérêt général, de dicter les lois et les règlements, de collecter les impôts et d’en transférer les rentes. La nécessité d’un État en tant qu’action collective découle précisément de la prise de conscience théorique et empirique des limites des relations commerciales et de marché pour rendre l’intérêt privé compatible avec le bien-être social (ce que l’on appelle les défaillances du marché).

Une réponse affirmative à la question de savoir si l’entreprise doit avoir une fonction sociale, en plus de sa fonction économique, signifie que l’on attribue à l’entreprise des responsabilités d’intérêt général qui, en principe, appartiennent à l’État (d’où les termes de responsabilité sociale des entreprises ou d’entreprises agissant dans le sens de l’État).

Entreprises et objectifs d’intérêt général

Les mouvements favorisant l’implication directe des entreprises dans la poursuite d’objectifs socialement souhaitables voient le jour à un moment où la société prend conscience des mauvais résultats collectifs à l’échelle mondiale, à savoir la dégradation de l’environnement, l’accroissement des inégalités et de l’exclusion ainsi que la stagnation de la productivité au cours des dernières années.

En fin de compte, l’économie de marché, à savoir le système de production et d’échange qui alimente la division mondiale du travail, sera responsable de ces résultats collectivement insatisfaisants. Toutefois, en vertu de la répartition établie des responsabilités, la responsabilité en est imputable à l’État, qui n’a pas exercé correctement son monopole de pouvoir dans l’accomplissement de sa mission, à savoir préserver l’environnement naturel, redistribuer les revenus et les richesses ainsi qu’encourager la concurrence qui favorise l’innovation et le progrès matériel.

Les propositions consistant à confier aux entreprises, c.-à-d. à des institutions qui naissent et agissent en fonction d’intérêts privés, la responsabilité directe de la réalisation d’objectifs d’intérêt général doivent être évaluées en termes d’efficacité et d’efficience comparées à d’autres solutions.

Parmi celles-ci, le recours à l’État, réformé et renforcé dans ses capacités normatives. De fait, le mouvement en faveur de la responsabilité sociale des entreprises qui s’est amorcé à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, sous l’impulsion des Nations unies, est marqué par les limites de l’organisation supranationale à mettre en place une législation nationale protégeant l’environnement, les droits humains fondamentaux, les politiques publiques de soutien à l’éducation et à l’accumulation du capital humain dont dépend le progrès technique, et ce, à l’échelle planétaire.

L’économie se mondialise et l’activité internationale des entreprises se multiplie. Ce faisant, elles transfèrent parfois dans d’autres pays des activités polluantes et des méthodes de travail peu respectueuses de la dignité humaine, qui seraient illégales dans les pays d’origine, mais que les gouvernements des pays d’accueil n’empêchent pas. L’ONU constate son impuissance à remplir ses objectifs fondateurs de défense du patrimoine naturel et de protection des droits, alors que les externalités à corriger sont de plus en plus mondialisées et que les gouvernements nationaux se révèlent de plus en plus inefficaces.

À l’époque, compte tenu des difficultés avérées de collaboration entre les pays, l’ONU, à travers l’action de son secrétaire général Kofi Annan (de 1997 à 2006), avait demandé aux entreprises d’agir volontairement de manière socialement responsable en se limitant en termes de dommages environnementaux et de respect des droits humains, au-delà de ce qui est exigé par les lois des pays de destination (intelligemment, M. Annan avait proposé que la responsabilité sociale soit une défense des entreprises contre les dénonciations d’abus et de corruption émanant d’organisations internationales issues de la société civile).

Plus de 25 ans se sont écoulés depuis que les entreprises se sont engagées, de manière plus ou moins symbolique, dans des actions qui dépassent le cadre du profit privé immédiat.

D’abord, avec la responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui n’exigeait d’elles guère plus que des déclarations d’intention en collaboration avec les initiatives de l’ONU et d’autres organismes internationaux. Ensuite, en rendant publics les impacts environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) des activités des entreprises, à la fois en interne et en externe. Enfin, en se constituant en société « B Corp » ou sous une forme apparentée, ce qui signifie s’engager statutairement à poursuivre un objectif social au même titre que le profit privé.

Le bilan de ces actions n’est pas satisfaisant, compte tenu de la faiblesse des résultats collectifs obtenus. On peut soutenir que sans la RSE et l’ESG, les résultats seraient encore pires. Or, la vérité est qu’au cours des 25 dernières années, la dégradation de l’environnement et les inégalités ont continué à s’aggraver.

Les dommages du changement climatique, dus à des externalités qui n’ont pas été internalisées de manière adéquate dans le passé, sont déjà pleinement visibles. Les avancées technologiques ont créé de nouveaux problèmes sociaux (manque de vie privée, marchés dominés par quelques entreprises qui concentrent un grand pouvoir économique et politique). Le moindre mal de ce qui s’est passé serait acceptable si nous estimons que les États n’auraient pas pu faire plus que ce qu’ils ont fait pour défendre le bien commun.

Le plus grand des maux serait que les États aient négligé leurs fonctions, dans l’attente que les entreprises, de leur propre gré ou sous la pression du marché, résolvent les grands problèmes de l’humanité.

Pour l’avenir, des initiatives de changement et des réformes novatrices sont envisagées, fondées sur la reconnaissance des limites de l’action commune des États-nations et, comme alternative, cherchant à transformer les entreprises-entités juridiques en instruments de mise en œuvre des objectifs et des politiques publiques.

La proposition du professeur Colyn Mayer de l’université d’Oxford, en collaboration avec la British Academy, de modifier le droit des sociétés de manière à ce que toutes les sociétés commerciales, et en particulier les sociétés à responsabilité limitée, intègrent un objectif social dans leurs statuts peut être interprétée dans ce sens. Cet objectif s’inscrirait dans le cadre des obligations fiduciaires des administrateurs et les habiliterait légalement à prendre des décisions qui réduisent la valeur économique des actifs de la société lorsque la perte est plus que compensée par le bénéfice pour la société dans son ensemble.

En vertu de la législation actuelle, les actionnaires sont libres de décider de constituer l’entreprise en « B Corp » ou non, et ils sont libres de décider d’incorporer ou non un objet social dans leurs statuts. Dans le cadre de la réforme proposée par M. Mayer, l’exercice d’une activité commerciale par l’intermédiaire d’une société par actions, par exemple, exigerait légalement que la société soit constituée avec un objet social dans ses statuts.

Une deuxième initiative majeure dans ce sens est la directive dite de « diligence raisonnable », en cours d’élaboration par le Parlement européen, qui fait suite à d’autres directives allant dans le même sens, telles que celles relatives à la divulgation d’informations non financières. Si elle aboutit, la directive sur le devoir de diligence imposera aux entreprises d’une certaine taille et de certains secteurs établies dans les pays de l’UE d’évaluer le respect des normes internationales en matière de protection des droits humains et de dommages environnementaux par les clients et les fournisseurs tout au long de la chaîne de valeur, et ce, qu’ils exercent leurs activités à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Union européenne. Bien que différentes interprétations existent quant aux actions que les entreprises doivent entreprendre lorsqu’elles détectent des cas de non-conformité, des pressions explicites et implicites seront exercées pour qu’elles rompent leurs relations commerciales avec l’entreprise non conforme ou qu’elles conditionnent la poursuite de ces relations à des changements de comportement.

Une réforme des sociétés à responsabilité limitée serait relativement aisée, car la personne morale est un produit du droit et il appartient au législateur de modifier les règles et les lois. La réforme devrait contribuer à ce que, du moins en Europe, davantage d’entreprises s’engagent dans un objectif social. Mais la contribution des entreprises, et plus encore si l’initiative est limitée aux entreprises basées dans l’UE, ne suffira pas à atteindre les objectifs collectifs ambitieux qui sont recherchés. Il sera dès lors essentiel d’améliorer et de renforcer les actions et la collaboration internationale entre les États-nations, les entreprises jouant davantage le rôle de suiveur que de leader dans le processus de transformation. Une régression vers le nationalisme et le commerce uniquement entre pays « amis » constitue une menace pour le progrès vers un monde plus durable, prospère et inclusif, car elle signifie reconnaître l’incapacité des États à coopérer pour résoudre les problèmes de l’humanité.

This article has been translated from Spanish.