« Carbone de sang » : pourquoi les peuples autochtones paient le prix des fausses solutions à la crise climatique

Les solutions que nous cherchons à apporter à la crise climatique ne doivent pas et ne peuvent pas être déconnectées de la justice sociale et des droits humains. Les personnes les plus vulnérables au changement climatique, qui en sont aussi les moins responsables, sont en plus menacées par les fausses solutions mises en avant pour prétendre y faire face.

C’est notamment le cas des peuples autochtones. Ceux-ci dépendent largement de l’environnement naturel pour leur subsistance, leur santé et leur mode de vie, dans des écosystèmes très exposés aux effets du changement climatique. De nombreux facteurs du changement climatique comme l’exploitation pétrolière, gazière, minière, ou la déforestation détruisent aussi les terres autochtones.

Mais il est important de noter que les « solutions » mises en avant par les pays occidentaux pour faire face à cette crise (qui bien souvent ne sont qu’une distraction) constituent également un danger pour leurs terres et leurs vies. Pour de nombreux peuples autochtones, elles représentent même la principale menace à laquelle ils sont confrontés et Survival International dénonce cela depuis des années.

Les Aires protégées, comme les parcs nationaux, sont au premier rang de ces fausses solutions. Malgré les terribles violations des droits humains commises dans ces zones, et en l’absence de preuves solides attestant de leur efficacité, les grandes ONG de conservation comme World Wide Fund for Nature (WWF) ou Wildlife Conservation Society (WCS) continuent de présenter les Aires protégées comme la « solution » aux problèmes environnementaux.

Vantées comme la solution phare dans la lutte contre la perte de biodiversité, elles sont aussi de plus en plus présentées comme des puits de carbone, permettant de lutter contre le changement climatique. Incluses dans le concept des « solutions fondées sur la nature », elles permettraient de compenser les émissions de gaz à effet de serre responsables du changement climatique, en générant des crédits carbone.

Beaucoup de gens ignorent pourtant que ces Aires protégées, notamment en Afrique et en Asie, se caractérisent par une violence militarisée, et sont le théâtre d’atrocités commises contre les peuples autochtones.

Ceux-ci sont expulsés de leurs terres et perdent l’accès à tout ce dont leurs vies dépendent, et font face, s’ils tentent d’y retourner, à des violences de la part des gardes – allant jusqu’à la torture, au viol et au meurtre.

Ce modèle de conservation-forteresse, qui trouve ses racines dans le racisme et le colonialisme, repose sur l’idée que les peuples autochtones ne seraient pas capables de gérer leurs propres terres. Il est soutenu, encore aujourd’hui, par de nombreux gouvernements occidentaux (comme la France ou l’Allemagne) et par les grandes ONG internationales de la conservation (comme WWF ou WCS).

La vente de « crédits carbone » (ou « droits d’émission ») issue de ces espaces d’exclusion et de violence est désastreuse.

D’abord, il s’agit de ce que nous appelons le « carbone de sang ». Les crédits carbone générés dans ce contexte reposent sur le fait d’empêcher – y compris par la violence – les peuples autochtones d’accéder à leurs terres pour continuer à vivre, se nourrir, se soigner, etc. En somme, à pouvoir réaliser toutes les activités à la base de leur mode de vie. Les profits réalisés par la vente de ces crédits vont ensuite en grande partie aux entreprises qui organisent ces transactions et aux organisations qui gèrent ces aires protégées, ce qui risque de financer toujours plus de violations des droits humains.

Ensuite, d’une manière générale, les crédits carbone ne fonctionnent pas. La majorité des programmes de compensation des émissions de carbone fondés sur la nature ne sont que des arnaques et ne contribuent que très peu, voire pas du tout, à empêcher les émissions de carbone ou à stocker du carbone supplémentaire. Une étude récente, menée par des journalistes et des chercheurs, montre que 90% des crédits carbone issus de forêts tropicales validés par le certificateur Verra ne « valent rien ».

Enfin, ces mécanismes détournent l’attention des vraies causes de la crise climatique (les activités qui génèrent les émissions de carbone !) et permettent aux entreprises les plus polluantes de continuer à rejeter du carbone dans l’atmosphère tout en blanchissant leur image par l’achat de ces crédits.

Au Kenya, le mode de vie pastoral sacrifié pour favoriser la captation de carbone

L’exemple des « conservatoires communautaires » du Kenya est parlant. Ces Aires protégées regroupées sous l’égide de l’organisation de conservation Northern Rangelands Trust ont été créées selon le modèle de conservation-forteresse, bien que leur nom ne l’indique pas. Des témoignages de représentants autochtones font état de corruption, d’intimidation et de violence lors de leur création, ainsi que de disparitions forcées et d’exécutions extrajudiciaires commises par les unités de sécurité militarisées déployées par le NRT (soi-disant pour lutter contre le braconnage).

Mais le NRT ne s’est pas arrêté là. Il a lancé dans certains de ces conservatoires un projet générant des crédits carbone.

L’enquête de Survival International (détaillée dans un récent rapport) a montré que le projet était profondément défaillant et qu’il était hautement improbable qu’il permette de stocker de manière permanente des quantités importantes de carbone supplémentaire. Suite à l’enquête et au plaidoyer mené par Survival, Verra a suspendu la vente des crédits carbone liés au projet et procède actuellement à son réexamen.

Pire encore, ce projet a été réalisé sans le consentement et aux dépens des communautés concernées. Ces territoires arides du Nord du Kenya sont les terres ancestrales des peuples autochtones pastoraux comme les Borana, les Samburu et les Rendille.

Le projet, reposant sur l’idée erronée et raciste que les peuples autochtones ne savent pas gérer leurs propres terres et détruisent l’environnement, prétend alors empêcher le « surpâturage », pour permettre l’absorption d’une plus grande quantité de carbone dans le sol.

Il repose donc sur la destruction des systèmes traditionnels de pastoralisme des peuples autochtones, pourtant durables, pour les remplacer par un système centralisé. Les peuples autochtones perdent alors leurs moyens de subsistance, tandis que le projet peut générer des crédits carbone qui ne résoudront pas la crise climatique.

Les crédits carbone sont ensuite vendus pour des millions d’euros à des entreprises comme Meta ou Netflix, qui peuvent ensuite afficher sur leur site web leur « neutralité carbone » et leurs engagements environnementaux, tout en ne modifiant pas leurs activités polluantes.

Ces pratiques, qui reposent sur la marchandisation de la nature permettent aux responsables du changement climatique de continuer à polluer et détruisent les modes de vie des meilleurs gardiens de l’environnement. Elles n’ont de « solutions » que le nom.

Le respect des droits territoriaux des peuples autochtones doit être au cœur des politiques environnementales et climatiques.

Survival est au premier plan de la lutte contre les fausses solutions au changement climatique qui violent les droits des peuples autochtones – que ce soit face au « carbone de sang », aux Aires protégées militarisées ou face à l’extraction de nickel pour les batteries de voitures électriques qui risque de mener à l’anéantissement d’un peuple autochtone non contacté en Indonésie.

Sans justice, et sans s’attaquer aux racines de la destruction de l’environnement et du climat, ces « solutions » désastreuses resteront du vent.

This article has been translated from French.

Pour en savoir plus:

- Un guide pour décoloniser le langage de la conservation
- Le livre “Décolonisons la protection de la nature. Plaidoyer pour les peuples autochtones et l’environnement”, de Fiore Longo. éd. Double Ponctuation.