Comment la stigmatisation et la pénurie de ressources entravent la lutte contre le VIH/sida en Amérique latine et dans les Caraïbes

Comment la stigmatisation et la pénurie de ressources entravent la lutte contre le VIH/sida en Amérique latine et dans les Caraïbes

A machine operator places a giant condom on the obelisk in Sete de Setembro Square in Belo Horizonte, Brazil on World AIDS Day on 1 December 2022. The message of this direct action (carried out by the Association of Prostitutes of Minas Gerais) is that condoms help prevent sexually transmitted diseases.

(Douglas Magno/AFP)

« Il y a six ans, j’ai été diagnostiqué [séropositif]. Cette période a été très difficile pour moi sur le plan émotionnel, très éprouvante. J’ai passé environ un an et demi à souffrir de dépression, à vivre des moments compliqués sur le plan émotionnel », confie Juan de La Mar, cinéaste colombien, réalisateur du documentaire De Gris A POSITHIVO, dans lequel il retrace son expérience personnelle du VIH, en utilisant l’art comme thérapie et comme outil lui permettant de remettre en question et de démonter les préjugés les plus répandus.

« J’étais dans l’incertitude la plus complète, je sentais que j’avais trop peur de mourir, que je végétais, que je me trouvais dans une impasse, et ce sentiment de crainte, de culpabilité et de malaise me collait à la peau. Puis, en voyant comment l’art avait changé la vie d’autres personnes, j’ai voulu en faire autant pour moi », dit-il.

L’impact du documentaire a permis au réalisateur de mieux comprendre l’ampleur de la situation du virus de l’immunodéficience humaine (VIH), non seulement dans son pays natal, la Colombie, mais aussi dans d’autres parties du monde. Et bien que les progrès de la médecine aient considérablement amélioré la qualité de vie des personnes infectées, ce documentaire a permis de mettre en lumière le peu d’attention portée à ce sujet au sein de la société.

Malgré les efforts consentis par plusieurs pays d’Amérique latine et des Caraïbes pour relever les défis posés par le virus, les taux d’infection restent élevés. Par ailleurs, la perturbation ces dernières années des services de santé en raison de la pandémie de covid 19 a également entraîné une vulnérabilité accrue des personnes atteintes de maladies telles que le VIH/sida et a impacté leur accès aux soins.

Selon le rapport de l’ONUSIDA intitulé The Path that Ends AIDS, (« La voie pour mettre fin au sida », en français) qui rassemble les dernières données mondiales sur le VIH/sida, au moins 2,2 millions de personnes vivent avec le VIH dans la région et alors que le nombre de personnes mortes du sida a chuté de 32 % depuis 2010 pour atteindre 27.000 (en 2022), le nombre de nouvelles infections a, lui, augmenté de 8 % au cours de la même période.

Pour Luisa Cabal, directrice régionale de l’ONUSIDA pour l’Amérique latine et les Caraïbes, la problématique du VIH/sida reste intrinsèquement liée à la volonté politique et à un plus grand investissement des gouvernements dans la prévention, laquelle est, à ses yeux, fondamentale et devrait constituer une priorité, en fonction des spécificités et des besoins de chaque pays.

« Les chiffres pour cette année ne sont certainement pas aussi encourageants que nous l’espérions [...] nous avons fait preuve de négligence et il convient à présent d’accélérer les mécanismes de prévention dont l’efficacité est avérée ; les preuves et la science sont de notre côté, mais ce dont nous avons besoin, c’est d’une plus grande volonté politique », a affirmé Mme Cabal, tout en soulignant les progrès réalisés au cours des dernières décennies, notamment en ce qui concerne la diffusion des traitements antirétroviraux, qui a eu un impact considérable sur la réduction de la mortalité liée au sida.

Une approche globale ?

Depuis 1985, date de l’apparition du premier test de dépistage du VIH et de la définition de ses modes de transmission (sexuelle, sanguine et périnatale), la communauté scientifique a accompli des progrès considérables dans la gestion et le contrôle du virus.

À l’heure actuelle, le principal traitement consiste en une pilule quotidienne unique, décrite sous le terme générique de « thérapie antirétrovirale », dont les effets secondaires sont minimes. En termes de prévention, outre l’utilisation de préservatifs, la prophylaxie pré-exposition (PrEP) est apparue comme une alternative très efficace. Selon les données de l’ONUSIDA, le nombre de personnes qui choisissent cette option dans la région a augmenté de plus de 55 % depuis 2021.

À ce propos, Mme Cabal souligne la nécessité d’un investissement plus important des gouvernements dans la PrEP afin de garantir qu’elle soit accessible aux groupes présentant un risque particulier, tels que les hommes homosexuels, les autres hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes (HSH) et les personnes transgenres, ainsi qu’à l’ensemble des personnes sexuellement actives.

Il est également crucial, selon la responsable de l’ONUSIDA, de rester vigilant quant à l’accessibilité des méthodes de prévention conventionnelles, telles que l’utilisation du préservatif.

Cette question doit, selon elle, être traitée dans le cadre d’une approche plus globale, qui tienne compte de dimensions telles que le genre, la classe et l’identité ou l’appartenance ethnique, afin de garantir l’inclusion de toutes les personnes dans les politiques mises en œuvre.

Mme Cabal relève clairement l’urgence qu’il y a à mettre en place des politiques plus inclusives au niveau de la région. De fait, malgré les efforts déployés par les gouvernements pour freiner la propagation du VIH dans les groupes prioritaires, les taux d’infection sont en hausse dans les autres catégories de la population, tels que les femmes et les enfants nés avec le VIH.

En ce qui concerne les communautés autochtones, une étude récente publiée dans The Lancet Regional Health – Americas, a révélé une prévalence alarmante du VIH dans les communautés autochtones de Jaguapiru et Bororo (situées au Brésil, près de la frontière avec le Paraguay et la Bolivie), avec un taux d’infection de 0,93 %, qui dépasse le taux national (0,6 %) ainsi que celui d’autres communautés.

« C’est comme pouvoir aborder ces enjeux dans des endroits où la priorité ne leur est pas accordée et où ils n’ont apparemment pas leur place », explique Juan de la Mar à propos de la nécessité de réfléchir à des politiques en termes « d’éducation sexuelle complète, notamment en matière de violence de genre, et la manière dont cette réalité expose principalement les femmes au virus ; comment nous nous situons en termes de négociation de l’usage du préservatif et de connaissance des mesures de protection. »

« Nous savons qu’une éducation sexuelle complète, que l’information sur la prévention sont fondamentales, or parfois, en raison de positions politiques, ou conservatrices, nous constatons que nous régressons ou que l’éducation sexuelle n’est pas dispensée aux adolescents. Par conséquent, nous ne les préparons pas à la prévention des grossesses, ni à la prévention du VIH et des autres infections sexuellement transmissibles », explique Mme Cabal.

Briser le tabou

« En fait, tout a commencé lorsque je me suis posé une simple question : pourquoi n’avais-je pas de références qui traitaient de cette question, alors que j’avais fait de l’activisme LGBT, que je connaissais tant de personnes en Colombie et dans d’autres pays, même si je ne connaissais pas une personne en vie atteinte du VIH, ou du moins qui en parlait publiquement ? C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à militer », explique le cinéaste à propos de ses réflexions sur le silence et la peur qui entourent encore le virus et qui l’ont motivé à réaliser ce documentaire.

« Chaque fois que nous présentions le documentaire », se souvient-il, « on m’écrivait sur Instagram ou Facebook pour me dire : “Je suis dans la même situation et je n’ai pu en parler à personne : comment faire, comment as-tu fait, où puis-je aller, je n’ai pas de traitement ; mon frère, mon partenaire, une personne avec qui je sors, se trouvent dans le même cas” », explique-t-il à propos de l’impact collectif du documentaire, qui a été une source de soutien pour les personnes séropositives qui, jusqu’alors, avaient dû faire face à leur diagnostic dans la solitude et le silence.

La stigmatisation et la discrimination restent une réalité douloureuse pour les personnes qui vivent avec le VIH, et ce bien au-delà de l’Amérique latine et des Caraïbes. Malgré les progrès accomplis en matière de sensibilisation, les personnes interrogées ont déclaré à Equal Times que l’absence d’une éducation adéquate et la diffusion persistante de fausses informations continuaient à perpétuer la stigmatisation associée au virus.

Selon un sondage réalisé en Colombie, intitulé Romper el círculo: Índice de estigma y discriminación en personas que viven con VIH/SIDA (littéralement Rompre le cycle : indice de stigmatisation et de discrimination chez les personnes vivant avec le VIH/sida), qui recueille les opinions de personnes interrogées dans tout le pays, après avoir été diagnostiquées, les personnes vivant avec le VIH éprouvent des sentiments tels que « la honte (34,9 %), la culpabilité (42,6 %), l’impuissance (45,1 %), la solitude (52,4 %), le ressentiment (29 %), une faible estime de soi (38,9 %), l’idée qu’elles devraient être punies (6,3 %), des idées suicidaires ou de mort (16,6 %) et la dépression (35,8 %) ».

« Si votre patron apprend que vous êtes séropositif, vous êtes licencié. En vous rendant sur une appli comme Grindr, par exemple, il se peut que vous tombiez sur une photo qu’ils ont publiée de vous qui dit : “Attention ! Cette personne a le sida”

«Voire des choses beaucoup plus banales, comme le fait d’être isolé par sa famille ou son entourage. Ou que les réactions à votre diagnostic soient si vives et si violentes que vous n’osiez même plus en parler », explique le réalisateur à propos de la situation extrêmement pénible à laquelle doivent faire face les personnes atteintes par le virus.

En outre, souligne Luisa Cabal, directrice régionale de l’ONUSIDA, la situation devient encore plus complexe lorsque des facteurs tels que la violence fondée sur le genre et d’autres formes de discrimination telles que l’homophobie, la transphobie, le sexisme ou le racisme, viennent s’ajouter à la réalité du VIH/sida. Selon elle, cette situation aggrave la marginalisation des personnes séropositives et limite leurs chances de recevoir l’aide dont elles ont besoin en retardant l’accès aux soins et aux traitements adéquats.

« S’ajoute à cela la question de l’intimité et du relationnel. Le fait d’avoir des relations sexuelles donne lieu à une sorte de besoin d’en parler autour de soi. Or, à moins de se trouver dans un espace absolument sûr, en parler peut s’avérer dangereux. En d’autres termes, vous pouvez vous exposer à la violence physique, à la violence symbolique, au fait qu’on en parle sur les réseaux sociaux », ajoute Juan de la Mar.

« De plus, comme le VIH se contracte dans la plupart des cas par voie sexuelle, il y a aussi l’idée que l’on ne mérite pas d’avoir une vie active et satisfaisante sur le plan sexuel. C’est comme si vous aviez laissé passer votre chance, que vous l’aviez cherché et qu’il ne vous restait plus qu’à faire attention à vous et à faire d’autres choses », dit-il.

Dette extérieure et capacité d’action

Le rapport de l’ONUSIDA intitulé En danger met en lumière une autre réalité, à savoir la situation économique mondiale et le fardeau de la dette dans les pays en développement, qui exacerbent les inégalités et rendent difficile la résolution de problèmes structurels tels que la santé, l’éducation et la protection sociale.

En Amérique latine et dans d’autres pays dits du « Sud », ces inégalités structurelles créent une situation dans laquelle l’accès au traitement du VIH est fortement conditionné par la situation socio-économique de la personne. Ce phénomène s’intensifie lorsque des questions transversales telles que le genre, l’identité sexuelle et les différences entre zones urbaines et rurales se croisent.

Le redressement de la situation implique, pour la responsable de l’ONUSIDA, d’évaluer si les États ont la capacité nécessaire pour assurer un bien-être complet en termes, à la fois, de santé physique et de santé psychosociale. Cela suppose de prendre en compte des facteurs déterminants tels que l’accès à l’éducation, à l’eau potable, à la nutrition et autres, qui sont fondamentaux pour préserver la qualité de vie d’une population et pour être en mesure de faire face efficacement aux défis internes.

Or, dans plusieurs pays d’Amérique centrale et des Caraïbes, fortement tributaires des dons extérieurs, le problème ne cesse de s’aggraver. Aussi, selon Mme Cabal, si l’on ne prend pas en compte les difficultés internes des pays, on peut difficilement se faire une idée précise des progrès réalisés dans la lutte contre le VIH/sida dans la région et donc envisager l’objectif ambitieux de l’ONUSIDA d’éliminer la pandémie à l’horizon 2030.

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus