Enrico Somaglia de l’EFFAT : « Ce que d’aucuns aiment à nommer des tracasseries administratives représente pour nous une ligne rouge »

Enrico Somaglia de l'EFFAT : « Ce que d'aucuns aiment à nommer des tracasseries administratives représente pour nous une ligne rouge »

According to Enrico Somaglia, the deputy general secretary of the European Federation of Food, Agriculture and Tourism Trade Unions (EFFAT), the recent farmers’ protests that have taken place across Europe’s capital cities point to the growing frustration at the unequal distribution of agri-wealth.

(EFFAT)

Ces dernières semaines ont vu les agriculteurs européens bloquer les capitales du continent et monopoliser l’agenda politique, alors que la colère grandissante suscitée par une série de questions disparates – notamment les prix de la distribution, les accords commerciaux et la réglementation en matière d’environnement – a atteint son paroxysme. Les syndicalistes et les progressistes sont toutefois divisés sur la question de savoir jusqu’à quel point leur cause doit être soutenue.

Pour Enrico Somaglia, secrétaire général adjoint de la Fédération européenne des syndicats de l’alimentation, de l’agriculture et du tourisme (EFFAT), le malaise rural témoignerait d’une frustration croissante face à la répartition inégale des richesses agricoles. Cependant, comme il explique à Equal Times, il ne faut pas que les propriétaires terriens et les groupes d’extrême droite instrumentalisent cette situation pour bloquer les réformes environnementales et l’agenda social de l’UE.

 

D’aucuns ont qualifié les récentes manifestations de soulèvement contre les « normes vertes », d’autres de rébellion des petits agriculteurs contre le libre-échange. Vers laquelle de ces deux lectures pencheriez-vous ?

Je dirais qu’il y a un mélange des deux. Le premier problème du secteur agricole réside dans le déséquilibre au niveau de la redistribution des richesses, lequel affecte les personnes vulnérables tout au long de la chaîne alimentaire, principalement les petits exploitants et, plus encore, les travailleurs agricoles. Il s’agit d’un secteur avec des gagnants et des perdants, où les multinationales, les distributeurs et les actionnaires des géants de l’agroalimentaire réalisent des bénéfices importants, tout en exerçant une pression sur les petits exploitants et les travailleurs agricoles. Cela est à mettre en rapport avec certains problèmes systémiques de longue date, tels que la concentration des monopoles agroalimentaires sur l’ensemble de la chaîne alimentaire, qui fait que les petites exploitations sont confrontées à de graves problèmes, voire disparaissent.

Il y aussi un lien avec le programme de libre-échange de l’UE, qui utilise le secteur agricole comme monnaie d’échange dans les accords commerciaux afin de promouvoir l’entrée sur le marché d’autres produits. L’agriculture est en outre fortement exposée à la spéculation sur les marchés des denrées alimentaires. Comme nous l’avons vu avec l’Ukraine, à chaque crise, les indices des prix des denrées alimentaires grimpent en flèche. C’est préjudiciable aux petits agriculteurs qui doivent acheter ces produits pour nourrir leurs animaux, mais aussi aux ménages européens vulnérables et aux pays en déficit alimentaire. Des millions de personnes sont confrontées à la faim. Ces problèmes de longue date ne sont jamais traités. Si la Commission s’y intéressait, cela contribuerait à l’acceptation sociale de la stratégie « De la ferme à la table » et du Pacte vert pour l’Europe.

Par ailleurs, une partie de la communauté des agriculteurs résiste au changement et voit le Pacte vert et la stratégie « De la ferme à la table » comme l’ennemi. Les grandes exploitations agricoles intensives ont intérêt à conserver le même modèle d’entreprise. D’autres sont instrumentalisées par les géants du secteur. Il est très facile d’adresser toutes nos frustrations à l’UE et aux fonctionnaires de Bruxelles. En tant que syndicat représentant les travailleurs agricoles, nous défendons le Pacte vert et la stratégie « De la ferme à la table ». Nous sommes convaincus que ces programmes peuvent nous aider à rendre le secteur plus durable et que, sur le plan social, ils nous offrent la possibilité de rendre le secteur plus digne.

Les travailleurs agricoles ont-ils été impliqués dans les récentes manifestations ?

Non. Notre position était que nous ne voulions pas être instrumentalisés. Nous étions conscients que certains groupes de droite étaient à l’œuvre et nous avons donc publié une déclaration indiquant que, bien que nous partagions certaines des préoccupations des agriculteurs, le Pacte vert et la stratégie « De la ferme à la table » n’étaient pas en cause. De même, lorsque les dirigeants agricoles parlent de « tracasseries administratives » ou de « bureaucratie », en fait, beaucoup parlent de tracasseries lorsqu’il s’agit des droits des travailleurs, mais ils doivent les respecter, y compris les conditionnalités sociales de la nouvelle Politique agricole commune (PAC). Ce que d’aucuns aiment à nommer des « tracasseries administratives » représente pour nous une ligne rouge.

Les prix à la production, soit le prix que les détaillants paient aux agriculteurs pour leurs produits, ont baissé de 9 % l’année dernière, tandis que les coûts des intrants ont grimpé en flèche. N’êtes-vous pas sensible au sort des petits agriculteurs ?

Oui, l’EFFAT compte également parmi ses membres des organisations de petits agriculteurs, et leur situation nous tient à cœur. Nous savons que la PAC ne redistribue pas les richesses tout au long de la chaîne alimentaire, que 80 % des richesses restent concentrées entre les mains de 20 % des agriculteurs. Nous avons besoin de normes différentes en matière de paiements. La directive sur les pratiques commerciales déloyales devrait également être révisée afin d’être réellement utile aux acteurs les plus vulnérables de la chaîne alimentaire. La stratégie « De la ferme à la table » devrait également être remaniée afin de s’attaquer au pouvoir disproportionné des distributeurs et des géants de l’alimentation. Le maintien des déséquilibres existants est voué à l’échec et alimente la frustration.

La Grèce a annoncé qu’elle prolongerait d’un an un abattement fiscal sur le gazole agricole. Faut-il s’en réjouir ?

Il s’agit chaque fois de mesures à court terme liées à des circonstances nationales. Nous sommes également confrontés au problème des taxes sur le gazole non routier en France, mais ce qui nous manque, c’est une approche holistique et globale de la part de l’Union européenne. Je ne pense pas que cela suffira à apaiser l’énorme frustration qui couve au sein de la communauté agricole.

Lors des manifestations, la présidente de l’UE, Ursula von der Leyen, a déclaré : « Notre message est que nous vous entendons. » Cependant, elle ne s’est adressée qu’au lobby agricole Copa-Cogeca, et les concessions qui sont ressorties de cette réunion ont été un gel des règles d’écologisation de la PAC et l’abandon des limites imposées aux pesticides. Comment évaluez-vous cette situation ?

La Commission a envoyé un très mauvais signal. C’est un signal négatif qui a pour effet de saper le Pacte vert. Et ce n’est pas tout. Au cours des derniers mois, la Commission a retiré sa proposition relative aux systèmes alimentaires durables, a proposé un renouvellement de la licence du glyphosate et vient à présent, selon toute apparence, de mettre fin au règlement relatif à l’utilisation durable des pesticides. Ce faisant, la Commission fait exactement ce que demande l’extrême-droite.

Les manifestations montrent-elles que les actions militantes et perturbatrices produisent des résultats ?

Oui, elles ont un énorme pouvoir de mobilisation, cela ne fait aucun doute. Elles savent faire du bruit et sont capables d’influencer l’ordre du jour.

Les syndicats doivent-ils pour autant envisager d’autres manifestations de ce type ?

Je ne pense pas que nous ayons à apprendre des autres en matière de mobilisation et de contestation. Tout ce que les syndicats ont obtenu pour les travailleurs, c’est à travers la lutte et la contestation. Il est cependant évident que nous ne sommes pas toujours suffisamment entendus. C’est un point qui suscite la réflexion.

N’est-il pas paradoxal que les mêmes agriculteurs qui subissent des pertes dues à la sécheresse et à d’autres phénomènes météorologiques extrêmes, en particulier dans la région méditerranéenne, soient instrumentalisés pour forcer l’adoption de pratiques néfastes pour le climat qui ne feront qu’exacerber le problème ?

Absolument ! Si l’on pense aux pesticides, les agriculteurs sont aussi les premières victimes des cancers liés à leur utilisation. Il est donc assez ironique que certains responsables agricoles plaident contre leur propre santé. La communauté des agriculteurs est toutefois très hétérogène. Nombre d’entre eux sont extrêmement avancés dans les pratiques agroécologiques et soutiennent nos demandes concernant la redistribution des richesses et du pouvoir, ainsi que la spéculation alimentaire et les accords commerciaux. La Commission européenne n’écoute cependant qu’une partie de la communauté agricole, qui se retranche derrière un discours d’extrême droite et fait exactement ce qu’il ne faut pas faire.

Quelle place occupe l’accord commercial UE-Mercosur dans ces manifestations ?

Le Mercosur occupe une place très importante à nos yeux et il serait utile que la Commission en exclue au moins le secteur agricole. Cela n’a pas vraiment de sens, que ce soit du point de vue environnemental ou commercial. Les niveaux d’échanges sont déjà assez élevés et le niveau des droits de douane est assez bas. L’augmentation de certaines importations du Mercosur vers l’Europe serait préjudiciable aux agriculteurs et aux travailleurs agricoles européens, en raison des différences dans les normes environnementales et sociales. Elle n’apporterait pas non plus de valeur ajoutée aux pays du Mercosur, dans la mesure où elle accélérerait la déforestation en Amazonie.

Malheureusement, les petits agriculteurs du Sud ne font pas partie des gagnants de cet accord commercial. De tels accords ont un sens lorsqu’ils sont conclus entre des partenaires qui sont à peu près sur un pied d’égalité. Dans le cas contraire, ils finissent souvent par devenir un instrument du néolibéralisme.

L’extrême droite est fortement présente dans les mouvements protestataires dans certains pays. Dans quelle mesure cela est-il préoccupant à l’approche des élections européennes ?

C’est extrêmement préoccupant. Pour eux, une crise du coût de la vie ou une crise migratoire représente une aubaine, car ils savent qu’ils peuvent proposer une solution facile qui instrumentalise la colère. Ils ne sont pas pour autant des amis des syndicats ou des travailleurs, ni même des employeurs. Ils représentent un risque pour la démocratie européenne, celui d’un retour à l’autoritarisme, ainsi qu’une menace pour l’ensemble de l’agenda social et environnemental. Ils n’ont qu’une idée en tête : les faux récits. Les partis d’extrême droite ont voté contre les mesures progressistes visant à rendre la PAC plus équitable pour les petits agriculteurs. À la commission [parlementaire] de l’agriculture et du développement rural, ils ont voté contre la conditionnalité sociale.

Pour le moment, ils tirent parti du manque de cohérence et d’acceptation sociale de ces politiques environnementales, et d’une Commission qui semble très en retrait. Nous sommes inquiets car le temps est compté pour faire changer leur discours qui devient dominant et qui a d’ores et déjà une incidence sur l’agenda européen. Si la législation sur les pesticides et les systèmes alimentaires durables est remise en cause au motif qu’il s’agit d’un « excès de réglementation venant de Bruxelles », il appartient aux groupes démocratiques et progressistes et aux syndicats d’inverser cette tendance et de construire un récit différent.