Helena Silvestre : « Une occupation permet de participer à la naissance d’un quartier et de concevoir de nouvelles façons de vivre ensemble »

Helena Silvestre : « Une occupation permet de participer à la naissance d'un quartier et de concevoir de nouvelles façons de vivre ensemble »

Helena Silvestre: “For me, the city itself seems to need this huge inequality to exist; in fact, the city represents a kind of accumulation that is maintained by the extraction of everything that is around it: the favelas, the occupations and the countryside.” Pictured is Rocinha favela, in Rio de Janeiro, Brasil.

(Mauro Pimentel/AFP)

Helena Silvestre est née en 1984 à Mauá, dans la dénommée « ABC paulista », l’une des grandes régions métropolitaines de São Paulo. Elle a grandi dans une favela, ce qui l’a amenée à s’impliquer dès son plus jeune âge dans les luttes pour le droit au logement et, notamment, dans les mouvements d’occupation des terres. C’est là qu’elle a acquis de précieux outils d’organisation politique qui lui permettraient, des années plus tard, de fonder l’école féministe Abya Yala et le media Revista Amazonas, des espaces au sein desquels elle continue de militer à l’heure actuelle et qui se concentrent sur l’éducation populaire depuis une perspective féministe.

Elle a publié plusieurs livres, dont Notas sobre a fome (Notes sur la faim), finaliste du prestigieux prix Jabuti de littérature, et, plus récemment le recueil Cochichos de amor e outras alquimias (non disponibles en français). Dans l’entretien qui suit, avec Equal Times, Helena Silvestre évoque un sujet brûlant, celui de l’occupation. Un phénomène qui est étroitement lié au droit à un logement décent et, au-delà, au droit à la ville.

 

Comment en êtes-vous venue aux mouvements pour le logement ?

Cela remonte à la fin de l’année 2002. À l’époque, j’étais membre d’un collectif de jeunes dans la région du « Grand ABC », une puissante zone industrielle de la région métropolitaine de São Paulo. Celle-ci a joué un rôle très important dans les années 1970 et 1980 en raison des grèves qui ont contribué à consolider le Parti des travailleurs (le PT, le parti de Luiz Inácio Lula da Silva) et le syndicalisme de la CUT (Central Única dos Trabalhadores).

On assistait, à l’époque, à São Paulo, à la construction d’un mouvement de logements en périphérie de la ville, avec l’idée de « ceinturer la capitale », de s’installer à l’intérieur des voies de circulation des marchandises : c’est ainsi qu’ils se sont installés dans l’ABC et ont cherché à nouer des alliances avec les collectifs locaux. En 2003, le MTST (Mouvement des travailleurs sans toit) a organisé une très grande occupation dans la localité de São Bernardo do Campo [le "B" d’ABC, ndlr] ; c’est à ce moment-là que j’ai pris contact avec le MTST.

Cette occupation était particulièrement controversée : en janvier 2003, Lula venait d’être élu président et de nombreux groupes de gauche disaient qu’il valait mieux ne pas agir à ce moment-là, car cela reviendrait à renforcer la droite. C’est complètement insensé : quand la droite est au pouvoir, on ne peut rien faire car la répression est brutale ; quand c’est la gauche, on ne peut rien faire non plus de peur de nuire au gouvernement. Et pendant ce temps, la population continue de vivre dans une misère noire. Cependant, malgré les réticences, les occupations ont explosé et on a vu émerger une sorte de cycle de mouvements pour le logement à São Paulo et dans l’ensemble du Brésil. Quant à moi, après cette première occupation à San Bernardo, j’ai fini par devenir accro à l’idée d’occuper.

Comment définiriez-vous une occupation ? Et pourquoi dites-vous que cela vous rend « accro » ?

Il y a des gens qui occupent des bâtiments désaffectés, mais ce à quoi j’ai le plus contribué, ce sont les occupations de terrains vagues, où il n’y a pas de construction et qui sont délibérément laissés à l’abandon depuis des dizaines d’années à des fins spéculatives. Notre lutte pour le logement part de l’implantation de personnes sur un terrain, dans des cahutes en plastique extrêmement précaires (appelées barracos), sans électricité, sans eau et sans sanitaires. Au fil du temps, ces terrains se transforment progressivement en lieux de vie et d’organisation. Tout cela pour expliquer que ce qui m’a rendue « accro », c’est le fait de véritablement pouvoir assister à la naissance d’un quartier.

Je viens de la favela et j’ai milité dans des quartiers qui sont eux-mêmes issus d’anciennes occupations et qui se sont stabilisées pour devenir les banlieues d’aujourd’hui. Une occupation de cette nature impliquait de participer à la naissance d’un quartier et permettait de concevoir des formes de coexistence littéralement à partir d’une feuille blanche, sans pour autant que la géographie elle-même et sa dynamique de précarité n’imposent de limites. Et comme les barracos sont des lieux très précaires et de taille très réduite, et qu’au Brésil il fait beau, la vie se déroule généralement à l’extérieur. Il était nécessaire de s’organiser pour résoudre certains problèmes pratiques : notamment construire des toilettes, creuser des fosses septiques et aménager des cuisines collectives capables de nourrir l’ensemble de la communauté. Ces différents éléments contribuent à l’émergence d’une sociabilité différente, dans laquelle les tâches essentielles, telles que la production de nourriture et l’entretien des terres, sont gérées collectivement. La perception du temps est aussi différente. Il n’y a pas d’électricité et c’est le travail collectif qui rythme la dynamique des journées. C’est là que je me suis dit : « La lutte des classes, c’est ici que ça se passe. »

Quel type d’organisation politique permet une telle gestion collective de la vie communautaire ?

La mise en place d’une organisation politique est l’une des choses les plus difficiles qui soient. J’ai milité au sein du MTST de 2003 à 2010. J’ai ensuite quitté le mouvement pour construire Luta Popular (Lutte populaire), un mouvement au sein duquel nous avons beaucoup réfléchi sur le développement organisationnel. Je pense que l’un des principaux outils organisationnels était le groupe de travail chargé de la cuisine et de l’approvisionnement : il s’agissait en grande majorité de femmes, parfois plus d’une centaine. Elles ont créé un espace qui n’était pas réservé exclusivement à la cuisine, mais où l’on discutait aussi de toutes sortes de sujets, parfois très philosophiques, mais qui avaient trait à la vie de tous les jours.

Les journées étaient rythmées par la répartition en groupes de travail : à six heures du matin, lecture des abécédaires pour les personnes qui ne savent pas lire ; à sept heures, discussion avec les responsables de la cuisine qui devaient ensuite être libérées pour s’occuper de la nourriture. Ensuite, en milieu d’après-midi, discussion avec les responsables de la sécurité qui devraient veiller pendant la nuit, et ainsi de suite. Au moment de l’assemblée, les questions avaient déjà été amplement débattues, tout le monde avait été consulté et les propositions avaient été prises en compte. Une telle approche de travail s’avère très efficace pour faire des assemblées un véritable espace de prise de décision collective, plutôt qu’un exercice de pure forme. En effet, bien que les assemblées servent à prendre certaines décisions ou à discuter de certaines questions, elles ne constituent pas un espace réellement participatif, a fortiori lorsqu’une occupation peut compter jusqu’à 2.000 habitants. Nous nous sommes rendu compte qu’il fallait des espaces de discussion plus réduits.

Pourquoi avez-vous décidé de quitter le MTST ?

J’avais du mal à m’identifier à la relation hiérarchique entre le militantisme et la base de la gauche traditionnelle, qui se considère comme l’avant-garde ; j’ai été amenée à me poser beaucoup de questions, parce que je viens d’une favela et que les familles qui occupaient étaient comme la mienne : pourquoi est-ce que je coordonnais et pas les autres ?

Une telle structure hiérarchique conduit à l’instrumentalisation d’un grand nombre de personnes auxquelles on ne fournit pas les outils nécessaires pour faire valoir leurs droits. Ils revendiquent en votre nom, mais ont du mal à renoncer à leur rôle de protagonistes. Voilà pourquoi, au sein de Luta Popular, nous développons d’autres types d’outils, en accordant une attention particulière aux femmes, à partir d’espaces d’échange et d’interaction permanents dans lesquels nous discutons de toutes sortes de problématiques et où nous découvrons surtout l’importance de nous retrouver entre nous.

Les mouvements pour le logement ont mis à l’ordre du jour la question du droit à la ville. Que faut-il entendre par cette notion ?

Au Brésil, et je dirais même dans l’ensemble de l’Amérique latine, les années 1990 ont été marquées par une avancée néolibérale dévastatrice :
les populations se sont appauvries, entraînant une hypertrophie des périphéries urbaines.

À São Paulo, il s’agissait d’occupations de terres qui n’étaient pas le fait de mouvements organisés, mais de personnes qui n’avaient nulle part où vivre et qui s’éloignaient de plus en plus du centre et de l’infrastructure urbaine. Dans les années 2000, des mouvements comme le MTST ont mis la question du droit à la ville au centre du débat. Il ne s’agissait pas seulement pour nous des infrastructures et des services, mais aussi de participer à la prise de décision, d’intervenir et d’influer sur l’orientation de la ville.

Lorsque nous avons créé Luta Popular en 2011, l’idée était qu’en plus des occupations, nous devions mener un travail au niveau des quartiers et envisager l’occupation comme nous envisagions autrefois les piquets de grève, c’est-à-dire comme une forme d’action qui peut être utilisée non seulement pour lutter pour le logement, mais aussi pour produire des espaces de culture ou de santé publique. Nous avons également procédé à des occupations rurales, ce qui nous a permis de constater que la ville se trouvait à la campagne et que la distinction entre le rural et l’urbain était peut-être très insuffisante pour désigner cette différence ou cette rupture entre les espaces.

Ces dernières années, j’ai pris mes distances avec le mouvement des occupations, cependant je suis restée dans le mouvement des favelas et j’ai commencé à penser que, en tant que favelados ou sans-abri, notre objectif est le droit à la ville, sachant que celui-ci nous a toujours été refusé. Les favelas ont longtemps été désignées comme des « quartiers clandestins ». Aussi, nous voulons nous battre pour ce que l’on nous refuse. Mais peut-être s’agit-il là d’une aspiration colonisée. Ce n’est peut-être pas le droit à la ville dont nous avons besoin. Pour moi, la ville elle-même semble avoir besoin de cette énorme inégalité pour exister ; de fait, la ville représente une sorte d’accumulation qui est entretenue par l’extraction de tout ce qui se trouve autour d’elle : les favelas, les occupations et la campagne.

Ces dernières années, vous avez privilégié les espaces de militantisme avec les femmes ainsi que les échanges avec les féminismes. Qu’est-ce qui vous a poussée dans cette direction ?

À partir de 2008, j’ai commencé à percevoir certaines lacunes dans le processus d’élaboration politique de ces mouvements et en moi-même aussi. Le féminisme, en tant qu’instrument de lecture de la réalité, a mis du temps à m’atteindre, ou alors c’est moi qui ai mis du temps à l’accepter, car étant issue de la favela, j’ai eu du mal à me retrouver dans les concepts qui m’ont initialement été présentés sous cette étiquette. J’ai tout d’abord cru qu’il s’agissait d’une discussion extérieure qui venait nous inculquer comment être et comment vivre. J’ai cependant commencé à me rendre compte qu’au sein du mouvement pour le logement, les femmes représentent la majorité, et ce pas seulement en termes d’occupations mais aussi de participation aux différents espaces de travail ; en revanche, les espaces de direction et de coordination sont nettement dominés par les hommes.

J’ai longtemps vécu avec cette réalité et la lecture féministe m’est venue petit à petit, au fil des rencontres avec des féministes qui ont fait preuve de patience et d’ouverture à mon égard et qui m’ont apporté d’autres possibilités. C’est alors que j’ai découvert la force énorme de l’organisation des femmes et que j’ai mis toute mon énergie à la développer.

En 2018, nous avons créé la Revista Amazonas, un collectif de femmes de différentes parties du monde, principalement d’Amérique latine et d’Espagne, qui discute de la situation des luttes dans divers pays, à partir des contributions des femmes qui mènent ces luttes. Cet espace m’a renforcée et j’ai apporté toute cette expérience à l’école féministe Abya Yala, un mouvement de femmes des périphéries et des favelas de la région sud de São Paulo, où l’on trouve des habitantes d’occupations, des enseignantes de maternelle, des employées de maison, des femmes transgenres et travesties et des femmes afro-indigènes, entre autres. Il s’agit également d’un lieu de réflexion où nous pouvons exprimer notre point de vue sur la situation, nos propositions et notre contribution dans le cadre d’un féminisme populaire et d’un féminisme de favela.

Pour conclure, j’aimerais, si vous me le permettez, vous poser une question sur votre autre passion : l’écriture. Vous avez publié plusieurs livres, dont Notas sobre a fome. Comment êtes-vous arrivée à la littérature ?

J’écris depuis toujours. Je dis souvent que le militantisme m’a privé de la possibilité de me consacrer à l’art. J’ai toujours aimé la littérature et la musique, mais je me suis beaucoup consacrée au militantisme et je n’ai pas développé ces autres passions, bien qu’elles aient toujours été présentes dans ma vie privée.

En 2018, Sarau de Binho, un collectif culturel de la banlieue de São Paulo, m’a proposé de publier un livre et j’ai accepté le défi. C’est ainsi qu’est né mon premier livre, intitulé en portugais Do verbo que o amor não presta. Au cours de l’écriture de ce livre, alors que je révisais les notes que j’avais déjà prises, je me suis aperçue que la thématique de la faim, qui m’a accompagnée pendant de nombreuses années, y était très présente, et c’est de là qu’est né « Notas sobre a fome » (Notes sur la faim).

J’ai trouvé dans l’écriture un moyen d’organiser mes propres idées, mais aussi d’échanger des expériences de vie avec d’autres personnes. J’ai découvert peu à peu dans la littérature une forme de militantisme, d’enseignement et d’apprentissage, d’élargissement du champ de l’imagination qui nous permet d’avancer en politique. Dans mon dernier ouvrage, je me suis aventurée pour la première fois dans le monde du roman. J’ai longtemps cru, et je continue de croire, que l’amour est un espace de liberté : j’étais très pauvre et tout, dans ma vie, semblait déterminé par les adversités extérieures, cependant je croyais naïvement que l’amour était l’ultime endroit où l’on pouvait encore choisir, où l’on pouvait tomber amoureuse de la personne de son choix. Or, l’amour n’est pas, non plus, exempt de racisme et de machisme, et cela, je l’ai découvert grâce au féminisme, qui m’a aidée à revoir des expériences que je croyais être de l’amour, mais qui n’en étaient pas.

This article has been translated from Spanish by Salman Yunus