2024 est l’année des élections : les élections peuvent-elles être libres et équitables sans espace civique ?

2024 est l'année des élections : les élections peuvent-elles être libres et équitables sans espace civique ?

A man casts his vote during the presidential and legislative elections at a polling station in San Salvador on 4 February 2024. With over four billion people heading to the polls during the course of this year, 2024 has been dubbed the ‘super-election year’ but many elections will be less free and transparent than the winners want us to believe.

(Marvin Recinos/AFP)

L’année 2024 est une année électorale. La moitié de la population mondiale se rendra aux urnes, tant dans de grands pays comme l’Inde, l’Indonésie et les États-Unis que dans de petites nations comme l’Autriche, le Botswana et la Tunisie.

Cependant, les élections ne signifient pas nécessairement que la démocratie est garantie. En effet, l’espace civique, qui permet à l’opposition politique, aux médias indépendants, aux citoyens actifs et aux organisations de la société civile de critiquer les actions des décideurs politiques, est plus que jamais réduit.

Une étude récemment publiée par CIVICUS Monitor, qui vise à suivre les conditions de l’espace civique dans le monde, montre qu’un pourcentage étonnant de 86 % de la population mondiale vit dans des pays où l’espace civique est restreint, ce qui signifie que les autorités répriment les libertés fondamentales de réunion, d’association et d’expression. Ces pays sont qualifiés d’ « obstrués », de « réprimés » ou de « fermés ». Près d’un tiers de la population mondiale, soit 31 %, vit dans le groupe le plus mal classé, celui des pays « fermés ».

Par ailleurs, seuls 2 % de la population vivent dans des sociétés « ouvertes », où les gouvernements non seulement respectent, mais protègent l’espace civique.

Quelque 12% vivent dans des pays où l’espace civique est classé comme « rétréci », c’est-à-dire où les droits sont respectés, mais parfois violés.

Ces chiffres sont les pires enregistrés depuis le début de notre travail de surveillance, il y a six ans. Ces données indiquent que, bien que la plupart des pays aient adopté ce rituel électoral, la qualité de la démocratie qu’ils présentent est médiocre. En bref, les élections de 2024 seront en grande partie moins libres et transparentes que ce que leurs vainqueurs voudraient nous faire croire.

La démocratie n’existe pas dans des espaces civiques fermés

Tout d’abord, nous pouvons examiner les pays classés comme « fermés ». Il s’agit essentiellement d’États à parti unique dans lesquels les gouvernements répriment l’opposition politique avec une telle sévérité que les élections sont une farce.

Les premières élections organisées en 2024 au Bangladesh en sont un exemple paradigmatique. Les autorités bangladaises ont arrêté des dizaines de milliers de membres de l’opposition et de manifestants avant le scrutin du 5 janvier, tandis que la police et les membres du parti au pouvoir ont agressé les manifestants, faisant de nombreux morts.

Face à ces attaques incessantes, le principal parti d’opposition a boycotté le scrutin et la première ministre Sheikh Hasina s’est accrochée au pouvoir. En outre, le régime a persécuté les militants des droits humains et leurs familles par des actes d’intimidation, des poursuites judiciaires et des restrictions de financement.

Le cas du Bangladesh est similaire à celui d’autres pays « fermés », où s’exprimer en faveur de la dissidence démocratique comporte de grands risques.

En Russie, par exemple, après avoir emprisonné des dissidents de toutes les idéologies, tout porte à croire que Vladimir Poutine se présentera aux élections de mars pour prolonger son mandat de plus de deux décennies. Il en va de même au Venezuela, où des élections libres semblent improbables après la disqualification de la principale candidate de l’opposition, María Corina Machado. La société civile et les médias indépendants subissent des pressions constantes pour ne pas critiquer les actions du gouvernement.

Les élections sont compromises lorsque la répression s’installe

Les nations « fermées » ont le pire espace civique, suivies de près par les nations classées comme « réprimées ». Dans ces pays, les élites dirigeantes utilisent les élections pour faire semblant d’exercer la démocratie, mais les dirigeants conservent le monopole du pouvoir. Les observateurs internationaux doivent bien connaître les réalités politiques de ces pays.

Dans ce que l’on appelle « la plus grande démocratie du monde », l’Inde, l’actuel Premier ministre Narendra Modi est un exemple paradigmatique de populiste autoritaire qui utilise activement la désinformation pour poursuivre ses objectifs politiques. Le gouvernement de son parti, le Bharatiya Janata, a encouragé la ferveur religieuse nationaliste contre les minorités et a utilisé l’application de la loi pour marginaliser les opposants politiques et censurer les journalistes.

Plusieurs organisations de défense des droits humains ont dû interrompre leur travail en raison des restrictions de financement et des procès lancés contre elles.

Il est donc difficile de s’attendre à un vote équitable lors des élections en Inde d’avril et de mai.

La situation est pire dans le pays voisin, le Pakistan, où l’armée contrôle presque tout, y compris les candidats aux élections du 8 février. La commission électorale a interdit le parti de l’ancien Premier ministre qui est emprisonné,a rejeté ses candidats et a restreint l’accès à l’internet pendant les rassemblements de l’opposition.

Par ailleurs, au Rwanda, le président Paul Kagame obtiendra très probablement un nouveau mandat de sept ans en juillet, malgré le fait que des journalistes et des dissidents soient emprisonnés, contraints à l’exil et même tués. Au Sénégal, les élections prévues le 25 février et reportées au plus tôt au 15 décembre seront probablement remportées par un candidat de l’establishment, bien que la police ait emprisonné le populaire Ousmane Sonko et tiré sur ses partisans dans les rues.

Les élections qui auront lieu en novembre en Tunisie semblent également très éloignées des normes démocratiques, car le président Kais Saied a modifié la constitution afin de contrôler le Parlement et de concentrer le pouvoir entre ses mains.

Cependant, certains pays « réprimés » peuvent aussi nous surprendre. C’est l’exemple du candidat progressiste du Guatemala, Bernardo Arévalo, qui a remporté les élections en août dernier, accompagné d’un mouvement de protestation pacifique massif qui a résisté avec succès aux tentatives des élites de renverser les résultats. Le Guatemala est un exemple de la manière dont le pouvoir du peuple peut surmonter d’énormes obstacles.

Obstrués, mais pas perdus

Le cas du Guatemala est rare, tout comme les pays suivants qui présentent un espace civique « obstrué », où les électeurs peuvent exercer un certain choix malgré les tentatives de leurs dirigeants de tourner le résultat en leur faveur.

L’éviction du président d’extrême droite Jair Bolsonaro au Brésil en 2022, après avoir désobéi aux normes constitutionnelles, montre comment les citoyens et les institutions d’un pays « obstrué » peuvent résister aux pressions exercées sur la démocratie.

Les électeurs britanniques ont l’occasion de le faire lorsqu’ils éliront un nouveau gouvernement à la fin de l’année 2024. Le Royaume-Uni a connu une érosion constante des droits à la protestation pacifique et à la désobéissance civile pendant plus d’une décennie de gouvernement conservateur.

Cette année, les citoyens ont la possibilité de réorienter leur gouvernement par leur vote.

L’électorat sud-africain pourrait également s’opposer à une tendance alarmante lors des élections du mois de mai. Bien que la démocratie sud-africaine, durement acquise, ne soit pas menacée 30 ans après l’apartheid, l’intimidation des journalistes qui dénoncent les scandales de corruption au sein du Congrès national africain (ANC) au pouvoir et l’assassinat de nombreux militants ont affaibli l’espace civique du pays. La population sud-africaine, y compris les partisans de l’ANC, peut profiter des élections pour exiger de ses dirigeants un plus grand respect de la constitution.

Toutefois, la situation risque de se retourner si les citoyens de certains pays « obstrués » élisent des dirigeants aux tendances autoritaires. Au Salvador, les électeurs ont réélu le 4 février Nayib Bukele, dont la répression des gangs criminels a réduit l’espace civique et l’indépendance du système judiciaire.

De même, en Indonésie, la candidature d’unancien commandant militaire impliqué dans des violations des droits humains a suscité les craintes de la société civile quant à l’avenir de leur pays.

La participation dans les espaces civiques libres

Le tableau international est plutôt pessimiste, mais 2024 sera aussi l’occasion d’une série d’élections dans des pays dotés d’espaces civiques « rétrécis » et « ouverts ». Dans ces pays, on peut s’attendre à ce que les élections soient libres et équitables. Les élections de janvier à Taïwan ont déjà permis à un large éventail d’acteurs de tout le spectre politique de participer. Les pays « ouverts » qui organisent des élections cette année sont l’Autriche, la Lituanie et l’Uruguay.

Peut-être les élections les plus significatives de 2024 auront lieu aux États-Unis, un pays dont l’espace civique est qualifié de « rétréci ».

La plupart des institutions démocratiques du pays ont résisté aux attaques de l’ancien président Donald Trump, même si plusieurs États ont adopté des lois restreignant la liberté d’expression dans les écoles et le droit de manifester. En revanche, les violences du 6 janvier 2021, lorsque des partisans de Trump ont pris d’assaut le Capitole, perdurent.

Le retour au pouvoir de Trump serait sans doute très défavorable à l’espace civique aux États-Unis. Pendant sa présidence, CIVICUS Monitor a documenté une nette augmentation des attaques contre la liberté d’expression, en particulier la presse, ainsi que la répression violente des manifestants. Un second mandat de Trump pourrait également avoir des répercussions négatives au niveau international, étant donné l’énorme influence mondiale de Washington.

Le retour sur la bonne voie

Il n’est pas facile de faire avancer plus de pays vers la démocratie en 2024. Toutefois, un certain nombre de mesures pourraient améliorer la situation actuelle.

Tout d’abord, il est nécessaire de mettre en place un système de surveillance. La société civile et les médias indépendants doivent agir en tant qu’observateurs et exiger la transparence de la part de ceux qui détiennent le pouvoir.

Entre autres mesures, ils doivent dénoncer la désinformation, qui est un outil autoritaire de plus en plus dangereux pour saper la crédibilité des élections. De même, des mobilisations de masse organisées, comme celle qui a eu lieu au Guatemala pour défendre les résultats des élections, peuvent contribuer à vaincre l’influence des groupes de pression établis.

Dans des contextes très restreints, la société civile, les médias et les manifestations ne peuvent pas toujours réussir seuls. Les institutions multilatérales, les pays voisins et les États démocratiques doivent donc faire pression sur les responsables pour qu’ils respectent les principes démocratiques.

Parfois, attendre la fin du scrutin pour agir risque d’être trop peu et trop tard. La pression extérieure, telle que l’engagement diplomatique et la surveillance internationale, doit être exercée avant, pendant et après le vote, jusqu’à ce que le prochain gouvernement prenne ses fonctions. Contre l’autoritarisme, mieux vaut prévenir que guérir.

Malheureusement, la perte d’espace civique dans le monde signifie que la pression internationale en faveur de la démocratie est plus faible que jamais. Les institutions de la gouvernance mondiale n’ont pas la force, ni dans certains cas la volonté, de s’élever contre les abus de pouvoir des puissances autoritaires.

Il nous reste alors une autre force fondamentale : la solidarité entre les peuples. Les activistes locaux et les groupes de la société civile à l’étranger peuvent s’engager dans des actions de solidarité pour soutenir les personnes sur le terrain.

Ils peuvent également diffuser leurs messages par le biais de manifestations et de médias sociaux afin de sensibiliser à l’oppression qui affecte l’intégrité des élections. En outre, ils peuvent faire pression sur leurs propres gouvernements pour qu’ils adoptent des positions éclairées et fondées sur des principes, et dénoncer les multinationales et les intérêts qui tirent profit d’un vote non libre.

Ces mouvements, qui reconnaissent l’intersectionnalité des luttes pour les droits au-delà des frontières, constituent peut-être la force la plus puissante pour faire de 2024 non seulement une année électorale, mais aussi une année de démocratie.