L’OIT va-t-elle prendre position contre la violence sexiste au travail ?

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Une coalition mondiale de syndicalistes applique une pression soutenue sur les gouvernements et les employeurs pour les inciter à soutenir une nouvelle Convention internationale pour l’élimination de la violence sexiste (VS) dans le monde du travail.

Le Conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (OIT) est en session du 30 octobre au 13 novembre et les défenseurs d’un nouvel instrument veulent s’assurer que celui-ci figurera à l’ordre du jour d’une prochaine Conférence internationale du travail à Genève.

Au cours des quatre dernières années, le Conseil d’administration de l’OIT a examiné une série de propositions portant sur l’élaboration d’une norme internationale pour l’élimination de la violence contre les femmes au travail.

Mais en dépit du soutien résolu du groupe des travailleurs et de certains gouvernements, la motion n’a pas recueilli le nombre de votes nécessaire, dû au rejet d’une telle normative par les associations patronales.

« Je pense qu’il y a méprise quant au sens que revêtirait une norme de l’OIT », dit Robin Runge, une avocate américaine qui a dévoué toute sa carrière à la défense des victimes de la violence domestique et qui travaille actuellement en qualité de maître de conférences associée à la faculté de droit de la George Washington University, à Washington.

« Personne ne veut voir de violence sur les lieux de travail mais certains employeurs pensent qu’une norme de l’OIT équivaudrait à une assignation de responsabilité et qu’ils seraient trainés aux assises – or ce n’est pas de ça qu’il s’agit.

« Ce dont il est question c’est de mettre au point des normes pour protéger les travailleurs. C’est tout. »

La violence au travail est un problème mondial et les femmes y sont particulièrement vulnérables.

Comme le souligne une déclaration de la Confédération syndicale internationale (CSI) : « N’importe qui peut être victime de violence au travail, mais la violence sexiste (VS) se caractérise par des rapports économiques et sociaux inégaux entre les femmes et les hommes. »

Les statistiques montrent que 35% des femmes dans le monde ont été victimes de violence. Par ailleurs, entre 40 et 50% des femmes dans l’Union Européenne ont fait l’objet d’avances sexuelles, d’attouchements et d’autres formes de harcèlement sexuel non désirés dans l’emploi.

Outre l’abus physique, le viol, le meurtre et le trafic, la violence contre les femmes dans le monde du travail peut aussi s’exprimer sous forme de brimades, de harcèlement sexuel et de persécution psychologique ou économique.

Les femmes sont surreprésentées dans les emplois précaires, faiblement rémunérés et informels, où les mécanismes de prévention de la violence et de l’exploitation sont pratiquement inexistants.

Les femmes sont aussi surreprésentées dans les professions où les travailleurs sont plus susceptibles d’être exposés à la violence, par exemple dans le travail domestique, les soins de santé et les services sociaux, l’industrie de l’habillement et du textile, les plantations de thé et l’horticulture.

Même dans sa propre résolution de juin 2009 qui place l’égalité femmes-hommes au cœur du travail décent, l’OIT décrit la VS comme un « défi global majeur pour l’objectif de l’égalité entre femmes et hommes ».

 

Des instruments oui – mais pas de Convention à ce jour

Vu l’ampleur, la profondeur et la gravité du problème, pourquoi donc une Convention sur cet enjeu spécifique n’a-t-elle pas vu le jour jusqu’à présent ?

« Il existe diverses conventions de l’OIT qui couvrent certains aspects de la violence à l’égard des femmes, comme la Convention 111 de 1958 sur la Discrimination (emploi et profession) qui, aux dires de la Commission d’experts de l’OIT, inclut le harcèlement sexuel », indique Chidi King, directrice du département Égalité à la Confédération syndicale internationale (CSI).

Pour sa part, Manuela Tomei, directrice de la branche de l’OIT en charge des conditions de travail, a indiqué lors d’un entretien avec Equal Times qu’il y a trois normes de l’OIT qui traitent explicitement de la VS : La Convention 169 sur les droits des peuples indigènes et tribaux, qui reconnait le lien entre la discrimination liée au sexe et celle liée à l’origine ethnique ; la Recommandation 200 concernant le VIH et le sida et le monde du travail, qui en appelle à l’adoption de mesures pour la prévention et l’interdiction de la violence et du harcèlement à l’encontre de travailleurs infectés ; et la Convention 189 sur les travailleurs domestiques, qui sont particulièrement vulnérables du fait qu’ils travaillent dans des domiciles privés et qu’il s’agit dans la majorité des cas de migrants.

Mais comme le fait remarquer Chidi King, « nous ne disposons toujours pas d’un instrument unique qui couvre l’étendue réelle du problème. Et c’est là que réside notre défi. »

Il est espéré que l’adoption et la mise en œuvre d’une nouvelle norme relative à la violence sexiste sur les lieux de travail contribuerait non seulement à clarifier l’étendue réelle de la violence à l’égard des femmes dans l’emploi mais qu’elle aiderait aussi à équiper les gouvernements, les syndicats et les employeurs d’outils leur permettant de s’attaquer au problème.

Les militants appellent en outre à ce que toute nouvelle norme de ce genre mette en exergue le lien entre la violence domestique et le monde du travail.

« Il n’est pas possible d’envisager la VS au travail sans examiner la violence domestique », dit Manuela Tomei.

Comme explique Robin Runge : « Quand des femmes sont victimes de violence conjugale, cela affecte leur capacité de travailler – elles sont obligées de prendre des jours de congé de maladie pour se remettre des violences qu’elles ont subies, ce qui est en soi une cause de stress, ou il se peut aussi que l’agresseur se rende sur les lieux de travail pour les menacer ou les attaquer. »

L’intersection entre la violence domestique et le travail s’est retrouvée sous les feux des projecteurs cet été suite à la diffusion d’un clip vidéo où l’on voit Ray Rice, star de la NFL (football américain), se livrer à une attaque d’une violence inouïe contre celle qui était alors sa fiancée (maintenant son épouse), Janay Rice, dans un ascenseur de Las Vegas. La vidéo est devenue virale sur les médias sociaux.

Suite au tollé général suscité par l’agression, Ray Rice fut expulsé de son équipe, Baltimore Ravens, mais pas avant qu’un débat public massif n’eût lieu pour savoir si la conduite personnelle de Rice devait avoir un quelconque impact sur son travail.

« L’histoire de Ray et Janay Rice nous offre un exemple frappant des liens qui peuvent exister entre le travail et la violence domestique. Beaucoup d’agresseurs sont en même temps des employés et il convient dès lors de se pencher de plus près sur les obligations des employeurs de tels agresseurs envers la victime », souligne Robin Runge.

La NFL a été sévèrement critiquée pour la manière dont elle a initialement réagi à l’incident [au début, Ray Rice n’était suspendu que pour deux parties]. Robin Runge estime, cependant, qu’il est important de reconnaître les complexités qui entourent la relation entre la violence conjugale et le travail. « La NFL tente de faire pour le mieux. C’est le cas de la plupart des employeurs – mais c’est juste qu’ils ne savent pas toujours ce que cela signifie. Les employeurs doivent envoyer le bon message. »

 

Développements positifs

On a assisté, au fil des ans, à un certain nombre de développements positifs dans la lutte contre la VS au travail.

En septembre 2014, les Américains ont célébré le 20e anniversaire de la promulgation sous forme de loi du Projet de loi relatif à la violence à l’égard des femmes.

Celui-ci a eu une incidence considérable en termes de réduction de la violence domestique - le nombre d’incidents ayant fait l’objet d’une plainte a diminué de 64% depuis 1993 – et a été renforcé par diverses lois au niveau des États.

Des États comme la Californie, l’État de New York et l’Illinois, par exemple, ont tous promulgué des lois qui garantissent aux victimes de la violence domestique et d’agression sexuelle un certain nombre de sauvegardes qui peuvent varier d’un État à un autre, y compris des jours de congé et l’interdiction de la discrimination à l’emploi liée à la violence.

En Australie, où une femme meurt chaque semaine des suites de violence domestique et où près de 30% des travailleuses ont été victimes de violence conjugale, plus d’un million de travailleurs sont aujourd’hui couverts par des conventions collectives qui renferment des clauses sur la violence domestique.

En Inde, où une vague d’attaques épouvantables contre des femmes a braqué l’attention de la presse internationale, le gouvernement a récemment annoncé des plans visant à « élargir la définition de « harcèlement sexuel » et de « lieu de travail » pour rendre les conditions de travail plus propices aux femmes ».

Et en Afrique du Sud, les amendements à l’Employment Equity Act (Loi sur l’équité en matière d’emploi), en août, ont facilité pour les employés le processus de dépôt de plaintes concernant le harcèlement sexuel ou la discrimination liée au sexe.

Devant un tel élan, 2014 sera-t-elle enfin l’année où l’OIT œuvrera en faveur d’une nouvelle Convention pour protéger les femmes de la violence au travail ?

C’est possible. Comme Chidi King a indiqué à Equal Times, certains signes positifs ont émané de gouvernements comme le Canada, Cuba, l’Allemagne, l’Inde et les États-Unis.

Mais le plus grand défi à présent sera de se mettre d’accord avec les représentants patronaux et de convaincre ceux-ci que la VS au travail est une question qui ne se limite pas simplement à une législation nationale parcellaire.

Pour Manuela Tomei, le soutien des employeurs en faveur de la Convention tombe sous le sens : « Pas un seul employeur ne peut croire qu’une atmosphère dominée par la peur est propice aux affaires. »

De fait, la victime n’est pas seule à porter le coût de la violence au travail. De l’absentéisme à la destruction de la propriété de l’entreprise, en passant par l’impact des procédures judiciaires sur l’image d’une société, le coût que doivent supporter les employeurs est considérable.

« Le fait d’ignorer la violence à l’égard des femmes coûte plusieurs centaines de millions aux employeurs chaque année », souligne Robin Runge. « En réalité, ignorer le problème de la violence sexiste dans l’emploi coûte plus cher que d’y remédier. C’est donc le message que nous devons diffuser haut et fort. »

Reste que malgré ces arguments tout à fait convaincants, le nombre important d’enjeux concurrentiels à l’ordre du jour du Conseil d’administration de l’OIT suppose un risque d’ajournement de cette discussion jusqu’à une session ultérieure.

Quoi qu’il advienne, la problématique de la violence à l’égard des femmes au travail a finalement obtenu l’attention qu’elle mérite.

« En définitive, la question que devra se poser le Conseil d’administration de l’OIT est simple. Allons-nous oui ou non continuer à tolérer la violence sexiste dans le monde du travail ?», affirme Chidi King. « Si la réponse est non, ce qu’il restera à faire est, je pense, assez clair. »