Au Maghreb, les travailleurs migrants sans-papiers pris dans la spirale du racisme anti-Noirs

Au Maghreb, les travailleurs migrants sans-papiers pris dans la spirale du racisme anti-Noirs

A construction worker takes a break at a construction site in the new planned community of Sidi Abdellah, 25 kilometres west of Algiers, Algeria in December 2022. Nearly 90,000 homes are being built on the site. Algeria’s real estate boom relies in part on migrant workers from elsewhere on the African continent, many of whom are undocumented.

(AFP)

« Il existe un plan criminel pour changer la composition démographique en Tunisie afin qu’elle soit considérée comme un pays africain et que son caractère arabo-musulman soit effacé ». Ces propos, tenus par le président tunisien Kaïs Saïed en février lors d’une réunion du Conseil de sécurité portant sur la migration irrégulière en Tunisie, ont provoqué la consternation. Ils ont remis sur le devant de la scène la question du racisme subi par les ressortissants de pays pour la majorité situés au sud du Maghreb, présents sur le territoire, qu’ils soient étudiants dans le cadre de programme de bourse, candidats à l’émigration vers l’Europe ou encore travailleurs sans-papiers, mais installés en Tunisie.

Si la région du Maghreb reste une zone de transit pour les candidats à l’émigration de l’Afrique vers l’Europe, les contrôles aux frontières effectués par la Tunisie, l’Algérie et le Maroc poussent les migrants à y séjourner plus longuement qu’ils ne le souhaitent ; des mois, voire des années.

En matière d’emploi, ces pays appliquent le principe de préférence nationale à l’embauche. Le visa ou permis de travail, même temporaire, y fait l’objet de démarches fastidieuses pour les employeurs qui souhaiteraient régulariser leurs travailleurs en provenance d’autres pays africains.

Ces travailleurs migrants sans papiers se retrouvent alors dans une situation de flou juridique et de vulnérabilité que ce soit en termes de droit du travail – ils sont susceptibles d’être mal payés, voire exploités – d’accès au logement et à la santé ou aux services de police en cas d’agression.

En Algérie, faute de données officielles disponibles, le phénomène reste difficile à évaluer, mais les organisations de la société civile estiment qu’il y aurait 100.000 migrants, majoritairement en provenance du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest francophone.

Ces deux dernières décennies, le pays est devenu une destination de choix suite à « l’embellie économique » et les nombreux plans de construction lancés par les autorités pour faire face à la crise du logement, notait Aomar Baghzouz, professeur en sciences politiques à l’université de Tizi-Ouzou, dans son étude L’Algérie face aux questions migratoires et de mobilité, publiée en 2017. Le pays ne pratique pas de régularisation systématique, mais les autorités ferment les yeux sur l’emploi des migrants, précise-t-il.

Depuis plusieurs années, il n’est donc pas rare d’apercevoir ces travailleurs de l’ombre sur les chantiers des grandes villes du nord et du sud de l’Algérie, qui se transforment en logement temporaire et précaire. Comme au Maroc et en Tunisie, ces derniers exercent aussi dans la restauration, le travail domestique et l’agriculture.

Accusés de voler le travail des locaux

En Tunisie, parmi les personnes qui ont été agressées et délogées après les propos du président Kaïs Saïd, certaines d’entre elles se sont tournées vers les forces de l’ordre pour signaler leurs agressions, mais ont fini par être arrêtées.

Dans le pays, le racisme anti-Noirs, vise les non-nationaux, mais aussi les Tunisiens noirs « qui représentent entre 10 et 15 % de la population », explique Salsabil Chellali, directrice de Human Rights Watch (HRW) Tunisie. Les organisations de la société civile, très actives dans le pays, ont poussé à l’adoption d’une loi contre le racisme en 2018, mais plusieurs années après, la Commission nationale de lutte contre la discrimination raciale, censée veiller à son application, n’a toujours pas vu le jour.

Par conséquent, cette loi n’est pas vraiment appliquée, regrette la directrice de HRW Tunisie qui observe des résistances et un racisme latent au sein d’institutions « comme la police ou la justice ». L’apparition du Parti nationaliste tunisien (« El Hizb el Qawmi el Tounsi » en arabe) , reconnu par l’État depuis 2018, tend par ailleurs à libérer la parole raciste qui existait déjà sur les réseaux sociaux. Ses membres dénoncent un processus de colonisation et un « plan pour installer durablement les Subsahariens en Tunisie ».

Ce « groupuscule antisystème développe la théorie du grand remplacement et accuse les Subsahariens de voler le travail des Tunisiens. Il vise ainsi les travailleurs migrants à travers des actions de terrain à Tunis en disant qu’il ne faut pas les embaucher ou les loger », précise Salsabil Chellali.

Pourtant, les chiffres officiels montrent une présence relative. Sur les 5.500 permis de travail octroyés annuellement par les autorités tunisiennes à des ressortissants étrangers seul 4 à 5 % sont destinés à des ressortissants de pays africains, loin derrière ceux des pays européens, arabes ou asiatiques, indique un rapport de l’ONG Terre d’Asile, publié en 2020, et consacré à l’accès au travail des étrangers en Tunisie.

Le pays, qui compte 12 millions d’habitants, enregistrait en 2021, « environ 59.000 personnes étrangères dont 21.000 Subsahariens, étudiants inclus, selon les données de l’Institut national tunisien de la statistique », indique Mahmoud Kaba, Chargé du programme migration et Asile chez Euromed Tunisie.

Expulsions sommaires

En Algérie, les autorités ont reconnu l’importance de ces travailleurs pour certains secteurs d’activité. En 2017, Abdelmadjid Tebboune – alors Premier ministre et désormais président – évoquait même la création d’un fichier de recensement des migrants pour les intégrer au marché de l’emploi, mais l’annonce était restée sans suite. À l’inverse, les migrants font régulièrement l’objet d’expulsions collectives, dans le cadre de « rafles », et d’un « profilage racial » de personnes noires, comme le dénoncent les ONG, dont Amnesty International.

Plusieurs témoignages font état de travailleurs sans papiers arrêtés sur leur lieu de travail et conduit directement dans des centres en attendant leur expulsion à la frontière avec le Niger sans prise en compte de leur nationalité respective et sans même pouvoir récupérer leurs effets personnels. Dans un témoignage rapporté par Alarm Phone Sahara, un projet coopératif qui documente la situation des migrants dans la zone sahélienne, un travailleur malien sans papier, expulsé vers le Niger en 2020, racontait :

« Arrivés en Algérie, on travaille, on ne vole pas. Tous les travaux durs dans le chantier, c’est nous les migrants [qui les faisons] (…) Ils m’ont pris téléphone, argent, chaussures, tout est resté derrière moi ».

Selon l’organisation, au moins 11.000 personnes originaires de différents pays africains ont été expulsées sommairement depuis l’Algérie vers le Niger, durant les trois premiers mois de l’année 2023. Malgré les appels émanant d’organisations de la société civile, la situation ne semble pas évoluer.

En décembre 2022, le Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique (SNAPAP-CGATA), estimait que « l’absence de voies légales d’entrée sur les territoires des pays du Maghreb pour les ressortissants des pays subsahariens, ne fait l’affaire qu’aux réseaux de passeurs et au crime organisé qui amassent des dizaines de millions d’euros par an, dans le trafic illicite des migrants juste entre le Niger et l’Algérie ».

L’organisation appelait par ailleurs à la « régularisation des travailleurs migrants en situation administrative irrégulière, qui désirent résider et exercer les métiers en Algérie » et à « lutter contre tous les préjugés et stéréotypes dont sont victimes les migrants subsahariens et les membres de leur famille ».

En Tunisie, l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), reconnaît l’existence des travailleurs non-déclarés dans le pays et a déployé en 2018, des « espaces migrants » dans plusieurs villes pour les informer sur la législation du travail, les mécanismes existants en cas d’abus et leur proposer une aide en cas de conflits avec leurs employeurs.

Parmi ces travailleurs informels, on recense des étudiants étrangers qui occupent un emploi en marge de leur cursus universitaire, attirés par l’offre éducative dans les écoles publiques et privées tunisiennes. Leur nombre serait aujourd’hui en forte diminution à cause du « climat d’insécurité et des problèmes administratifs qui allongent la durée des procédures d’octroi de carte de séjour », relève Mahmoud Kaba, le Chargé du programme migration et Asile chez Euromed Tunisie.

Au Maroc, une régularisation en demi-teinte

Certains de ces étudiants se tournent alors vers le Maroc où les chiffres officiels indiquent qu’un peu plus de 80% des étudiants étrangers sont Africains, principalement originaires du Gabon, de Côte d’Ivoire et du Sénégal.

« C’était le premier pays de la région à avoir une stratégie nationale d’immigration et d’asile en solution à un certain nombre de problèmes notamment l’intégration socio-économique des personnes migrantes », explique Youssra Boughdadi, coordinatrice dialogue Euromed Rights Maroc.

Cette politique, adoptée en 2014, a permis une campagne de régularisation en plusieurs vagues qui aurait officiellement abouti à l’octroi d’autorisation de travail pour environ 50.000 personnes. Toutefois, ce chiffre est contesté par les organisations de la société civile qui notent une accalmie dans les politiques répressives à l’encontre des personnes migrantes jusqu’en 2018, période à laquelle la politique de gestion des frontières a repris le dessus.

Avec la généralisation de l’accès à la couverture sociale en 2022, « y compris pour les journaliers et les travailleurs informels [qu’ils soient Marocains ou étrangers sans papiers], le débat sur l’accès à cette sécurité sociale, et donc à un certain nombre de droits pour les personnes en situation non-régulière, a été relancé », poursuit Youssra Boughdadi.

« C’est toujours en discussion, mais la situation économique n’aide pa. Au Maroc,l’inflation est de 11% et on sent aussi monter la théorie du grand remplacement sur le marché du travail », explique-t-elle.

Selon elle, le pays s’est mué en « terre d’installation, mais pas forcément par choix ». « Il est devenu plus difficile de quitter le Maroc », observe la coordinatrice dialogue Euromed Rights Maroc qui précise que l’accès vers l’Europe par les frontières nord (Ceuta, Melilla et Gibraltar) est complètement fermé et que le passage par les îles Canaries est trop dangereux.

Des conditions qui poussent à des situations extrêmes comme le drame de Melilla en juin 2022, durant lequel 23 migrants sont morts (37 selon les ONG) après une tentative de passage en force du territoire marocain vers l’enclave espagnole et la répression violente de la part des forces de l’ordre marocaines.

 

This article has been translated from French.